L’esprit du voyage au féminin

L’ESPRIT DU VOYAGE

Au féminin

Premières sensations et enfance de l’art

Je suis née au cours d’une longue pérégrination que mes parents effectuèrent à travers l’Europe à l’époque mirobolante des années soixante-dix. Comme les Gitans, du sang nomade coule dans mes veines et depuis l’âge le plus tendre, voyager appartient au mouvement intime de mon âme, dans son expression la plus essentielle qui définit une destinée.

Ce fut une période de soleil dont je garde une mémoire sensible mais inconsciente comme une réminiscence d’une tendresse inouïe. La joyeuse famille s’acheminait d’escales en escales au rythme lancinant d’une douce vie quotidienne pour prendre racine au bout de trois années d’errance fabuleuse dans une vieille ferme perdue au cœur d’une vallée verdoyante surplombée de montagnes dentelées de neige.

De cette enfance sauvage, des souvenirs et des émotions se tissent sur la toile de ma vie et se déploient aujourd’hui encore sur mon chemin comme un ciel bleu de nuit saupoudré d’étoiles d’or infinies et brillantes. Il y a une force incroyable dans ces souvenirs d’enfance qui habitent le cœur de toute éternité. Ils semblent renaitre à chaque nouveau voyage, inlassablement comme le cycle des saisons et des lunes. Des bribes de cette vie Idyllique me reviennent en mémoire. C’est une porte immense qui s’ouvre sur un monde enchanté et éclairé d’une lumière inspirante. C’est un voyage dans le temps, une caresse comme un frisson. Je ferme les yeux.

De l’aube au crépuscule, les journées ne semblent jamais finir. L’hiver, le soleil fait briller la neige d’un éclat d’écume, des paillettes de nacre miroitent jusqu’à l’horizon. Le ruisseau devant la maison est gelé, l’étendue d’un bancheur opaline s’étire insondable comme l’océan. Je sors me promener. Sous les frondaisons, le parfum poivré des pins enveloppe l’air d’un bleu azur.  Mes pieds s’enfoncent dans la glace délicate qui craque à chaque pas avec une musique mystérieuse. Je marche avec peine vers quelques destinations ignorées où se déroule tout un monde de fantasmagories et des rêves. Je m’empresse de construire les prémices d’un igloo capable de me protéger des visites de gnomes, d’elfes ou nymphes des forets. Au loin, par delà les sommets d’une étrange teinte vert sombre, des confettis de neige scintillent sous les cieux. Fées et sorcières s’animent comme de ténébreuses marionnettes.

Comme un rituel, l’été apporte avec lui, une palette de couleurs et de fragrances. Dans la clairière, les lilas et les roses invitent à la contemplation tandis que les framboises et les fraises des bois à la gourmandise. Je me baigne dans l’eau glacée d’une rivière ocre et musicale, à l’ombre chatoyante de feuilles rousses et de mousses humides. Puis, je m’enfonce à l’aventure dans le sous-bois moucheté de reflets d’ombres et de lumières. Les oiseaux me guident, les fleurs me sourient, les arbres me protègent. Le coucher de soleil d’un parme oranger ressemble à une offrande naïve à des Dieux puissants et inconnus, à des esprits vagabonds qui rigolent dans le silence grandiose. Les étoiles d’une pâleur diurne s’allument une à une sur l’écran géant du ciel comme le décor d’une féerie. J’ouvre les yeux.

Je me souviens avoir psalmodié des prières en langue imaginaire pour les astres lointains, et m’être endormie comme terrassée sous une coulée de lune. Il m’apparaît que s’est ancré ici un rapport animiste au monde, où toute chose est habitée par le sacré, comme si mon âme avait appartenu à des tribus premières depuis l’origine de la terre.

C’est dans ce décor là, que j’ai composé mes premiers poèmes, choisi les rimes de mes premiers sonnets. Au cœur de cette nature bienfaisante, j’ai inventé des pièces de théâtre burlesque où des personnages venus de pays indéchiffrables se confrontaient avec une joyeuse frénésie.

Puis, la vie m’a portée à Paris où le théâtre et la littérature devinrent l’essence de mon existence. J’étais comédienne et le monde entier allait le savoir. Cependant ma passion du voyage ne me quittait pas, et me faisait m’aventurer entre deux tournées de théâtre, à l’autre bout du monde. De mes périples au Moyen-Orient, en Asie ou en Afrique, je ramenais des histoires orales nourries de formidables expériences, récits improvisés et impressions chamarrées. Le temps n’était pas encore venu pour moi d’écrire mes péripéties extraordinaires, je m’en inspirais cependant pour des créations de spectacles vivants.

A partir de ces aventures de l’ailleurs, je créais des personnages de contes, de clowns, de marionnettes ou contemporains selon les projets artistiques. La vie de saltimbanque battait son plein et avec elle sa myriade d’enthousiasmes et de mirages. Comme un cycle qui s’achève, j’ai eu besoin de retrouver mon enfant intérieur, de creuser le sillon de ma propre parole, ma vraie voix, de porter un regard personnel sur le monde, et qu’enfin création et nomadisme se rencontrent.

Un beau jour, ce fut l’heure de partir pour de bon, de faire ses adieux. Il fallait quitter ce Paris tant connu, le monde du théâtre et de ses chimères, changer de cap, marier l’aventure à l’écriture. Il était grand temps de faire quelque chose de formidablement inutile et de si poétique, de pérégriner autour du monde comme les voyageurs de jadis, découvrir les beautés de la route et les unir irrémédiablement à la quête des mots, comme pour fixer à jamais l’émotion à la splendeur des peuples et des décors. Il devint vital de construire quelque chose de terriblement personnel, comme une conspiration des hasards où tous les sens et les talents sont en jeux, et où l’on est pleinement habité par la réalisation suprême de son âme. Comme un karma qui arrive à maturité, il n’existait alors d’autre chemin, et celui qui s’ouvrait devant moi comme un parterre de pétales de fleurs, paraissait fortement protégé et peuplé de guides. J’accueilli cette gigantesque liberté dans un sentiment de plénitude, et me sentis profondément connectée à l’Univers. J’abandonnai mon corps au vent et mes yeux à la lumière. Ma véritable vocation venait de voir le jour, ma mission cosmique était née.

A travers cette quête, j’ai plongé à corps perdu dans la littérature de voyage : le long du Nil avec Flaubert, à Constantinople, à Angkor et au Rajasthan avec Pierre Loti, à travers la Chine et l’Asie Centrale avec Ella Maillart, en Italie avec Guy de Maupassant ou Alfred de Musset, de la Turquie à l’Inde avec Nicolas Bouvier, sur la route des Andes avec Henri Gougaud, sur les hauteurs de l’Inde ou du Tibet avec Alexandra David Néel,  le long du Bosphore ou en Transylvanie avec Patrick Leigh Fermor, par delà les immensités du Sahara avec Théodore Monod, à travers l’Himalaya ou au bord du lac Baïkal avec Sylvain Tesson, au cœur du désert algérien avec Isabelle Eberhardt…

Depuis une foule de pays traversés : du cœur de l’Afrique aux confins de l’Asie, des déserts d’Orient aux montagnes andines, des années d’errance aux couleurs bigarrées et senteurs pimentées, à la rencontre des ethnies qui habitent cette belle planète, source d’inspiration pour l’écriture nomade.

Ecrire des récits de voyage

La partition du voyage

Au gré de mes pérégrinations, je me suis rencontrée et j’ai découvert qu’elle écrivaine-voyageuse j’étais. Cette quête nomade est porteuse de sens, elle s’apparente à un acte de création artistique teinté de spiritualité. Mes thèmes de prédilection qui inspirent mon écriture vagabonde sont au nombre de quatre : ils se   rattachent au sacré (les croyances et rituels du monde), aux contes et légendes de l’ailleurs, à la rencontre à l’autre et la fascination qu’elle provoque, et au voyage dans le voyage ou les épopées insolites qu’offre la route. C’est sans parler de l’Amour, la source d’inspiration majeure pour la fleur-bleue romantique que je suis.

A Paris, avant chaque départ, un nouveau voyage-livre se profile à l’horizon et s’enrichit de visions dans mon esprit comme un rêve récurrent. En méditation, une zone du monde apparaît, que j’aurai la mission de peindre avec des mots, à l’aide d’un filtre sensible, mon regard d’artiste. En filigrane, un fil rouge se précise : le fil d’Ariane à démêler pendant le périple afin de cadrer l’écriture. Il m’apparaît que l’écriture nécessite un cadrage comme la peinture, le dessin ou la photographie. De plus, le voyage au long cours s’étale sur un temps indéfini sans lequel la rencontre avec l’expression de ma quête et sa traduction simultanée en langue poétique ne pourraient se réaliser. Cependant, la création porte en elle un temps intrinsèque, un ordre des choses cosmique, une loi à laquelle il est impossible de ne pas oblitérer. Ce temps est d’ordre cyclique comme en astrologie, et correspond à celui d’une grossesse. Il m’apparaît alors que je suis enceinte de mes livres, que je porte en moi ces histoires enchanteresses qui voleront plus tard de leurs propres ailes. Ces neufs mois de gestation correspondent au temps de l’invention pure, de la magie de la création et du mystère qu’elle engendre.

Puis, c’est l’heure du grand départ, comme une volonté des constellations. Je n’y suis pour rien dans cette affaire. Je lève les voiles, large les amarres. Tout est mis en œuvre pour que je m’en aille, comme si la seule chose à faire pour moi était de glaner par delà les mers, au hasard des cadeaux de l’errance, des bribes d’histoires, de cultures ou de rêves avant que cette beauté humaine ne soit engouffrée dans la poussière du néant. A ce moment précis, comme par miracle, une corne d’abondance se déverse sur moi et me permet d’accomplir un grand voyage d’écriture qui deviendra un livre. Lorsqu’on trouve sa place, tout semble juste, chaque chose autour s’imbrique savamment, et la vie s’ouvre avec une facilité étourdissante. C’est ce qu’on appelle la synchronicité.

A travers de lointaines contrées, au fil de la route, au gré du vent, guidée par je ne sais quels djinns enchanteurs, mes pas me portent toujours vers l’extraordinaire : des rencontres merveilleuses au cœur de décors spectaculaires. Il m’apparaît alors qu’une mise en scène cosmique déroule sa formidable machinerie, et devant mes yeux se jouent de cocasses situations avec une note de folie éperdue que cette quête inspire.

En Asie, alors que je m’acheminais le long du mythique Mékong, j’étais à la recherche de noces traditionnelles. Par delà un étonnant voyage, je désirais rencontrer des mariés asiatiques, et découvrir les traditions nuptiales que m’offrirait le heureux hasard de la route. C’est alors, dans un mouvement parfaitement chorégraphié, au détour d’une venelle exotique ou après une longue déambulation au cœur d’une jungle inextricable, qu’apparaissait devant moi une cérémonie de mariage, comme une vision fantastique sortie d’un conte de fée. Je croyais rêver, tremblais de joie, et éclatais de rire. Etrangement, mes hôtes n’étaient pas surpris de ma venue fortuite et semblaient m’attendre comme si nous avions rendez-vous depuis des temps immémoriaux à cette heure et sous cette latitude.

Aussi, lors de mon périple sur les terres sacrées amérindiennes, je m’étais rendue disponible à l’invisible et au hasard qui n’existe pas. Comme disent les anciens, si l’on foule la Terre-Mère considérée comme une Divinité, la Pachamama, l’on est en prise avec l’irrationnel et l’alchimie des choses. Le parcours emprunté devient alors un chemin labyrinthique éclairé de mille lanternes ornées de symboles, qui toutes convergent vers le cœur, l’élévation de l’âme. Il y a alors une interaction irréductible entre la réalité extérieure et l’intime. Lors de ce périple aussi fou que surréaliste, des intuitions profondes me traversaient comme la foudre, qui me faisaient quitter sur le champ un site paradisiaque, pour aller toute seule m’enfoncer par delà les forets à l’ombre d’un hameau oublié, pour je ne sais quelle raison surnaturelle. Dans ce lieu reculé, justement – une préscience inexplicable et mystérieuse me l’avais dictée – un chaman charismatique se tenait là, les yeux pleins d’une connaissance brulante, et dont l’aura irradiante me faisait éclater en sanglots. Il me reconnaissait d’un rêve éveillé, venait à moi avec toute la simplicité du monde, et m’entrainait dans son univers ésotérique le temps d’une séance curative, d’une initiation ou d’une révélation prophétique.

En Afrique, alors que je cheminais à travers la brousse aride et désolée, ma source d’inspiration par effet de contraste, venait de la profusion de rencontres généreuses et exaltées, qui tourbillonnait comme un vent de désert et me prodiguait chaque jour une palette esthétique époustouflante. Des griots racontaient à l’ombre jaune des baobabs des histoires inachevées, musiciens et danseurs habillaient le crépuscule rougeâtre de fascinantes offrandes aux divinités tribales, et les nomades peulhs ou touaregs en transhumance dans une savoureuse oasis, me dévoilaient un brin de l’énigme des étoiles comme aussi une sagesse spirituelle, transmise au fil des siècles.

Chaque fois, le chemin m’a dévoilé ce que je cherchais. A la façon d’un impromptu hallucinant, comme une farce ou une surprise. Chaque fois, quelque chose de très particulier, d’intime ou de rare m’a été révélé, dans un recueillement quasi sacré ou avec un débordement de vie orgasmique. Chaque fois, j’avais un rendez-vous céleste avec l’écriture comme un peintre inspiré par d’infinies couleurs, afin de transcrire en métaphores, les précieux joyaux de l’humanité, que j’ai eu la chance de découvrir aux quatre coins du monde. Mes récits rendent hommage à la magnificence des êtres rencontrés en chemin, et à la grandeur que peut revêtir le cœur humain. 

La partition de l’écriture

Au gré de tribulations fabuleuses, c’est toujours l’écriture qui mène la danse. Pas le voyage non, l’écriture. Elle impose son rythme, langoureux ou bouillonnant de vie, choisie les lieux adéquats et les rencontres originales susceptibles d’inspirer le récit de voyage en cours de création. Je flotte alors comme une pirogue qui se laisserait glisser sur un fleuve puissant pour embrasser la mer. Quelque chose semble inscrit dans l’invisible, comme si mes histoires avaient déjà une existence vibratoire dans l’Univers. Quelque chose se vit à travers moi, qui est de l’ordre de l’accomplissement d’une destinée. Je deviens alors une sorte de canal, traversée par une énergie explosive venue du fond de la galaxie ou d’une vie antérieure. Et je n’ai d’autre alternative que de faire ce qu’on me dicte, ou alors c’est la ruine, le désastre, la catastrophe. Ma seule mission est de faire confiance, de rayonner de bonnes ondes, d’écouter mes intuitions profondes, de vivre pleinement et en conscience dans un esprit de partage, le cœur ouvert, de mettre un pied devant l’autre, reliée au Grand Tout comme les peuples premiers de la planète. Je ne sais jamais à l’avance où me porteront les affres du voyage, mais je sais que ce sera lumineux. Je ne sais pas où je vais, ne peux rien prévoir, n’ai pas de carte, pas de guide de voyage, de sens pratique ou d’orientation. Je suis toujours en décalage avec les saisons et les climats, n’ai jamais les vêtements appropriés, n’ai jamais l’heure, perds régulièrement mes chaussures et me retrouve va-nu-pieds. Je m’égare sans cesse ne pouvant décidément jamais reconnaître le Nord du Sud ou l’Ouest de l’Est, je change brusquement d’avis, rebondie sur des intuitions ou des propositions nouvelles, rate souvent des bus ou des bateaux ou me retrouve prisonnière dans un village inondé par des eaux déchainées. Mais au fond, tout semble tracé d’avance et criant de justesse ; c’est que je devais me trouver là et non ailleurs pour toucher à quelque chose d’exceptionnel. Cela me rappelle les proverbes orientaux qui énoncent que ce qui doit se faire s’accomplira, inévitablement. Et aussi le personnage de Candide de Voltaire qui vit dans le meilleur des mondes possibles, parce qu’il a découvert l’immense joie de cultiver son jardin. Ou encore, le leitmotiv d’un personnage de clown, crée par Hervé Langlois, qui énonce avec une ironie touchante : « Tout va bien mais personne ne s’en doute ! »

Aux autres voyageurs rencontrés au détour d’un chemin et qui me questionnent sur les prochaines étapes de mon voyage, je dis toujours que mon guide c’est le Cosmos aimant. Cela fait sourire mais la preuve en est : à chaque escale, je suis toujours guidée vers des êtres épatants et inoubliables, et chaleureusement accueillie dans des décors à couper le souffle. Beaucoup d’entre eux m’aident aussi dans ma quête frénétique. Ils m’accompagnent chez le vieux conteur du village, ou dans un hameau perdu à la recherche d’une diseuse de bonne aventure, cherchent avec moi un rituel de fiançailles, m’invitent à un anniversaire, à des funérailles, à un festival culturel, à un rituel singulier, me présentent à un ancêtre ou à un chef de tribu, et m’offrent parfois l’hospitalité en échange d’histoires que le leur raconte ou d’un spectacle que je fais pour les enfants. Parfois, nous pleurons de joie ; moi d’émerveillement de me trouver là dans un endroit improbable, caressée par cette familiarité renversante et cette connexion si profonde ; eux de fierté car enfin une personne se décide à écrire sur les légendes ou les impressions de leur village tant aimé, qu’ils souhaiteraient tant faire découvrir à la planète entière. Au cours de mon voyage, s’il advient un moment de flottement – avant de recevoir l’information de l’au delà quant à la feuille de route de mon itinéraire – je n’ai qu’une seule chose à penser : me laisser simplement porter par ce flot de vie, cette fulgurance sublime qui finit toujours m’entrainer là où l’écriture me cherche, là où une histoire m’attend.

Lors de mes tribulations fantastiques, tout se déroule alors avec la fluidité déroutante d’une comédie magique. Surgissent de nulle part, des personnages florissants tout droit sortis d’une folle épopée, qui illuminent ma route de mille attraits. Il y a des cadeaux inouïs le long du chemin, des synchronicités troublantes qui unissent l’instant présent coloré et intense, à mes mots en devenir. C’est ce que je regarde et tente de traduire ; la vraie vie, riche d’innombrables facettes et bouleversante d’authenticité. Des ponts invisibles se dressent alors entre les mondes. Dans ma vision, des motifs lumineux d’un feu de Bengale se dessinent sur le ciel de l’existence. Ce n’est pas moi qui écris mais quelque chose qui s’écrit à travers moi, comme une volonté occulte de graver des fragments d’une poésie de l’ailleurs.  

Lors d’un voyage au long cours, l’écriture se pratique au quotidien comme des vocalises, un yoga ou une médiation. A chaque nouvelle escale, dictée par je ne sais quelle force magnétique, je m’imprègne corps et âme des lieux :

rencontrer des marabouts, des artistes brillants ou des grappes d’enfants rieurs, écouter des contes et légendes, pratiquer un rituel indéfinissable, danser pour faire venir la pluie ou chanter pour faire reculer le vent, se recueillir au pied d’un arbre sacré parfumé d’encens et de fleur de lotus, prier dans une pagode une divinité hindouiste ou sous une cabane de branchages un esprit vaudou, escalader un volcan effrayant avec des compagnons éphémères, rejoindre une tribu magnifique ou une célébration traditionnelle foisonnante de folie et de légèreté piquante, ou enfin faire l’amour comme pour éveiller le magma de terre…

Que je sois dans un village colonial étincelant de fraicheur dans les montagnes de Colombie, le long des berges sablonneuses du Nil, peuplées de palmiers émeraude sous la brulure solaire, ou alors abritée sous une paillotte décatie d’un delta asiatique inondé par une infatigable pluie de mousson ; l’écriture est une aventure de chaque instant.

Contre vents et marrées, je trouve chaque jour un lieu propice à ma rencontre avec les mots. A l’aube ou à la fin du jour, je m’installe sur une natte, à l’ombre d’un bouquet d’acacias, dans un café ravissant ou une cahute de plage. J’ouvre mes grands cahiers d’écoliers achetés dans une échoppe locale ou au marché, commande un thé aux herbes ou une noix de coco fraiche. Je me recueille quelques instants, laisse mon esprit et mes sens vagabonder jusqu’à ce que les premiers mots de l’histoire à conter m’effleurent de leur délicieuse tendresse comme les ailes des anges. J’écris, je noircie des pages et des pages, lève le nez de temps à autre, happée par des bruits, des chants et les rayons aveuglants du soleil, puis replonge dans ce monde d’émotions exacerbées et d’extases exutoires. Dans un état proche de la transe, il m’arrive de rire ou de pleurer toute seule. Parfois des gens viennent me parler, m’offrent des biscuits ou des fruits, me proposent des fêtes pour la soirée, ou s’inquiètent de ma solitude quasi mystique.

Le temps n’existe plus, le monde se dissout autour de moi, mon voyage se poursuit à l’intérieur, à l’écoute d’une voix immatérielle. Un flot jaillit. Les visions défilent, les sensations se caressent, les mots s’assemblent. Les images se bousculent, les scènes des derniers jours se retracent dans ma mémoire et s’architecturent dans mon récit. Plus tard, je reviens à moi comme d’un rêve exténuant, le cœur aux nues. Souvent, un sentiment de grande fatigue ou de mélancolie m’envahit, je grelotte sous une chaude lumière et suis affamée. Le vent du soir se lève alors qu’une lune de cristal se devine dans la nuit délavée. Je referme mon cahier de bord, l’âme pimentée d’un trouble indicible. Je déambule encore un peu sur la nuit qui vient comme une promesse. Un éventail d’étoiles se met à scintiller sur le fond violacé des cieux. Je souris béate à ce jour qui s’achève avec grâce. Mon âme fait des étincelles, je remercie la vie pour cette jolie vocation. Il n’existe de plus grand bonheur que celui de narrer des histoires nomades, à offrir à ceux qui désirent croire aux rêves les plus fous.  

Les chapitres d’un livre se construisent au rythme du voyage ; tout se crée en simultané. Chaque aube nouvelle, qui sonne l’heure de l’écriture, je me souviens encore parfaitement des détails d’une scène vécue la veille. La couleur du dégradé du ciel, les nuances de teintes ou de formes sur les reliefs au loin, l’intention avec laquelle un personnage a narré une légende, le son de sa voix, l’éclat de son regard, son état d’émotion et le mien, notre dialogue comme le scripte d’un scénario.

Puis, par quels chemins j’ai quitté les lieux, s’il y a des chants d’oiseaux venus de la forêt ou des musiques populaires qui s’échappent des villages traversés. Comment le froid se lève au gré du vent du soir ou la pluie qui vient frapper la terre avec ardeur à l’heure déjà obscure du crépuscule. Je relate l’histoire surprenante de la vieille guérisseuse rencontrée au détour d’une sente boueuse et comment elle a lu mon avenir sur des feuilles de coca, puis ma fascination pour ces êtres rares et mon exaltation de vivre de si précieux moments.

C’est comme si mon esprit avait imprimé avec l’exactitude d’une caméra, la scène entière dans ses nuances de tons, ses impulsions, ses mouvements, ses acteurs comme aussi tout ce qui s’y raconte. Dieu merci, le théâtre m’a forgé une mémoire d’éléphant. Cette multitude de détails étonnants et hauts en couleurs représentent selon moi la quintessence du récit. Ils apportent un sentiment de vérité et de profondeur au texte, et offrent au lecteur – enfin je l’espère – l’impression d’y être, de ressentir l’intrigue, de vivre la situation par procuration comme au théâtre lorsqu’on est transportée par une bonne pièce. Il me serait par là même complètement impossible de prendre seulement quelques notes éparses – je n’en prends presque jamais – et de rédiger le récit de retour à la maison, comme le font d’autres écrivains-voyageurs. Cette distance n’est pas à l’ordre du jour. Venant du monde du théâtre, qui est celui de l’incarnation, de la sensation physique et de l’émotion, il est probable que j’utilise les mêmes processus inconscients pour jouer ou écrire. D’ailleurs, je n’écris que des histoires vécues et vraiment ressenties sinon elles ne peuvent voir le jour, ou alors il faudrait composer des fictions, mais cela est une autre paire de manches. Habituée au public, même dans la plus solitaire des retraites aux portes de l’Himalaya, j’écris toujours pour le lecteur. Il est là, présent comme un ami invisible, qui m’encourage aimablement de sa chaleureuse écoute. Je lui raconte une histoire. Et lui, est absorbé dans l’écoute. A mon sens, les plus anciennes activités du monde : raconter et écouter des histoires. Une aspiration intrinsèque à l’être humain, qui a donné naissance à l’art et la culture. En outre, le lecteur, qui n’a pas vécu ces péripéties rocambolesques, désire être en mesure de tout comprendre, sans effort, comme une évidence, et pénétrer ainsi un nouveau monde, à la fois réel et onirique, qui saura le séduire, le toucher voir le fasciner.

C’est en ce sens que la régularité et l’assiduité au travail sont requises. C’est une forme d’ascèse, qui prépare l’esprit à accueillir un beau jour, une grande inspiration, une mélodie intérieure ou une envolée lyrique exceptionnelles. Mais ces éclats de génie ne surviennent que très rarement, et si vous attendez qu’une bonne fée vous souffle vous lignes en dilettante, vous n’irez pas bien loin. Je crois que cela s’applique à tous les arts, à la danse comme à la musique, au chant ou à la sculpture.

Ainsi, chaque saynète que je pense être intéressante à être relatée, est entièrement rédigée dans mon carnet de bord. Je tente alors d’être au plus juste de la vie, en accord avec moi même, et de raconter avec l’émotion de l’instant présent, ce qui m’a été confié de transmettre. Je décompose la scène puis la reconstruis comme les pièces d’un puzzle. Comme au théâtre, il y d’abord une situation qui se déroule dans un certain décor, avec des êtres donnés. De cette situation découle une intrigue qui se colore de certaines émotions ; c’est ce qui fait la trame de l’histoire. Grace à cette émotion, le réel se voit transcendé, il devient atemporel, et revêt son caractère universel. Le spectateur tout comme le lecteur peut alors tout en s’évadant de son monde intérieur, y contempler son propre reflet et grandir en conscience. 

Poursuivre l’essence du chemin

Il est pour moi d’une importante capitale d’écouter les penchants de mon âme, et de poursuivre cette vie riche mais marginale malgré les aléas de l’existence. Le monde bouge à une vitesse vertigineuse, des brins de cultures ou de rites ethniques se font déjà absorber par les priorités désenchantées du monde Occidental. Certaines histoires que l’on me conte n’ont jamais été écrites ; des fêtes folkloriques, des prières de guérisons méconnues, ou des tribus millénaires sont doucement en train de s’éteindre. Il est fort probable que tout cela disparaisse dès la prochaine génération, et se disperse à jamais dans le vortex du temps, comme un vent de poussière emporte tout sur son passage. Aussi, offrir spontanément une vision du monde gaie et pétillante sur fond de passion amoureuse, s’inscrit en complet décalage avec la morosité ambiante et l’angoisse d’une réalité désespérée. Puisque ce regard « flower power » m’a été donné par les fées dès ma naissance, je suis ravie d’utiliser ma particularité sensible à des fins plus larges qu’au bonheur de ma petite personne. Nous avons tous besoin d’évasion, de croire que de belles choses existent et surtout que tout est possible. A force de solliciter des pensées positives, nos vœux les plus chers finissent par se réaliser, comme un génie qui sortirait tout à coup d’une lampe et exhausserait trois de vos souhaits. A la différence près que le génie, c’est vous. Chacun porte en lui la capacité de transformer sa vie, et de réinventer son existence comme un petit miracle de lumière. Puisse cette énergie de joie, de paix et d’amour rayonner comme un soleil, et s’égrener partout où un rêve est près à éclore, un cœur à aimer, un vagabond à partir à l’aventure. Comme disait Oscar Wild : « La sagesse, c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit « 

Selon les croyances des Gitans, il faut avoir fait le tour du monde avant de mourir, pour le bonheur ultime de son âme. Je dédirai ma vie à glaner les fabuleuses histoires des peuplades de la terre afin d’offrir une mosaïque étincelante des visages du monde. Et pour une lanterne d’espoir dans le cœur des gens…

                                                 Yanna Byls

Récit du livre Voyageuses paru aux Editions Livres du Monde

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