Mariage kirghiz dans le Pamir tadjik

Sur la route de la soie

PAMIR TADJIKISTAN

MARIAGE KIRGHIZ DANS LE PAMIR TADJIK

Le vent du voyage souffle fort au cœur des montagnes du Pamir et semble me conduire sur vers cette frontière mouvante, où la réalité frôle le rêve. A Murgab…

Ce village lové au cœur de vertigineuses montagnes aux pics écumants de neige pure, ce village aux ruelles ensablées que le vent du soir balaye en tourbillons ardents, ce village perché sur le toit du monde qui ressemble à un désert, m’apparaît comme le lieu de rencontre du rêve et d’un idéal perdu, où la beauté de choses et des êtres m’embrassent comme une révolution esthétique. Trois jours merveilleux d’une expérience unique, un mariage kirghiz au Tadjikistan dont la trace onirique m’enveloppe comme une caresse invisible. Il me semble que les mots désirent prolonger ce souvenir évanescent et vagabond. Ces mots tangibles naîtront afin de rendre grâce à ces instants fugitifs, à ces scènes extraordinaires éclairées d’une lumière presque irréelle. Comme si l’écriture devenait tout à coup une coulisse incroyable de la vie. Jours enchantés des noces comme un hymne poétique à la richesse des rites de ce coin du monde.

Nous arrivons à Murgab accompagnée de Zylal, de Zamira et de ses fillettes, et des frères. Sur le perron d’une demeure basse et blanche, la belle Marya, âgée de 22 ans, nous accueille au paroxysme de la joie, une ivresse dans les yeux. Elle vêtue d’une longue tunique de velours satiné mauve, coiffée d’une longue tresse noire. Aujourd’hui, c’est le grand jour, la cérémonie de son mariage. Sur le pas de la porte, ses sœurs :  Alima au regard intense, qui ne semble pas aimer les effusions, figure d’une jeune femme qui recherche l’indépendance. Hamida, âgée de 15 ans, incarne la beauté féminine à l’état pur, sculpturale. L’audacieuse Kizdargul, une fillette de treize ans, au tempérament de feu et à l’énergie débordante. Ravissantes, elles posent toutes trois sur le perron, portant des foulards sertis de fils d’or sous leurs longues tresses qui brillent à l’éclat du jour. Image d’une douceur surannée. Surgissent les parents, Sofia et Murad, qui nous saluent, une main sur le cœur. Ils nous invitent à pénétrer dans la demeure décorée pour l’occasion. Dans le salon, des tapis colorés et fleuris disposés autour d’un banquet occupent l’espace. Des jets solaires échappés des rideaux dentelés mouchètent l’obscurité. Au mur, des fils à linge tendus d’un bout à l’autre de la pièce, sur lesquels des textiles brodés et tissés aux motifs et couleurs impressionnantes sont suspendus dans la demi-pénombre. Ce sont les œuvres de Sofia, la mère, qui depuis une année, passe ses longues soirées d’hiver à broder et à tisser nappes et rideaux pour le trousseau du mariage de sa fille. Tandis que j’admire ces splendeurs artisanales de tradition kirghize, Sofia invite les hommes de la famille de Marya, ainsi que les nouveaux venus, à prendre un thé d’accueil, qui ouvre la cérémonie nuptiale. Des vieux s’installent en tailleur sur les matelas face au buffet. Ils sont vêtus de gilets en peau de mouton ou de vestes noire, et coiffés de chapeaux kirghiz, haut de forme en lainage écrue. Sur une longue nappe dorée à même le sol, sont disposés des morceaux de pains durs, des biscuits, des sucreries, des chocolats, des confitures, des bonbons, des fruits frais et secs accompagnés de thé vert ou au lait de yak. Je contemple cette rangée d’hommes élégants, portant pour la plupart une barbiche longue et blanche, et bavardant en kirghiz avec un engouement festif. Sofia et ses filles sont occupées à servir à l’assemblée le thé, préparé dans des samovars depuis la yourte qui sert de cuisine, à l’extérieur de la maison. A la fin du goûter, tous ouvrent leurs mains à l’unisson. Le doyen des hommes entonne une prière, en balbutiant d’une voix intense et mélodieuse des versets du Coran, à la fin de laquelle tous répondent, d’une ferveur soudaine, en se passant les mains devant le visage en remerciant Allah. Puis, ils sortent.

Je retrouve Marya, rayonnante comme un soleil, papillonnant ici et là, au gré des allées et venues des invités et de l’agitation de la maisonnée. En lente procession, une foule de femmes pénètre dans la demeure nuptiale. Elles ont les bras chargés de plateaux recouverts de tissus qui contiennent les cadeaux pour la mariée, comme des pagnes, des tissus, ou des tentures. D’autres portent sous le bras un tapis roulé, une natte, ou une couverture. Elles s’installent dans le salon, sur les mêmes matelas que les hommes autour du banquet que les sœurs de Marya se sont empressées de garnir à nouveau. Ce sont les invitées appartenant à la famille de Marya, dont certaines tantes ou grand-mères très âgées. Elles sont vêtues de robes de velours sombres vert d’eau, prune ou marron, et coiffées de fichus blancs. Elles pépient, heureuses de se retrouver. Apparaît Sofia avec deux larges théières dans chaque main. Elle se fait un plaisir de leur montrer les broderies de la dote. Une fierté lumineuse brille dans ses yeux. Surgissent les sœurs avec des plateaux de viande de chèvre, de fromage, puis des soupes de viande, qu’elles distribuent à chacune. A la fin du repas, Sofia revient avec des sachets que chacune emportera en souvenir de cette belle journée, comme le veut la tradition.

Pendant ce temps, les filles de la maison préparent sur des plateaux des assortiments de biscuits, mélangés à des bonbons et des sucreries à offrir aux hommes, membres de la famille, amis ou voisins. Ils attendent à l’extérieur de la maison, assis sur des nattes, l’arrivée de l’époux et de ses témoins. Selon la coutume, le jeune marié entre en scène, accompagné d’un musicien accordéoniste qui chantera des romances nuptiales palpitantes. Une vielle aux rides creusées par les vents marmonne d’une voix grelottante, un soliloque de remerciements. Elle promulgue ses vœux de bonheur comme une bénédiction sacrée à la douce Marya, en égrenant un chapelet musulman. La belle semble mal contenir son émotion, étant dans un état fragile, enceinte de six mois, à la fois heureuse et triste. Elle remercie l’aïeule, et sa voix s’enveloppe de larmes. Puis, toutes les femmes se lèvent comme un chœur, un ample mouvement dans un merveilleux froufroutement de robes. Elles s’élancent sur le perron, face aux hommes magnifiques portant barbiche et chapeau de laine. Tous   attendent l’époux et sa troupe revenant d’une cérémonie au sein de sa propre famille. Prise dans ce tourbillon de couleurs, je sors avec les femmes. Face à moi, un panorama exceptionnel s’offre sur le village comme aussi un univers d’une extrême richesse. A l’horizon, les crêtes sombres des montagnes me rappellent la beauté exotique du décor. Tout le Pamir semble palpiter. La foule presque dansante d’agitation, m’apparaît comme une fresque mouvante aux mille couleurs. Ces multiples visages intrigués, ces femmes coiffées de foulards fleuris de gitane et vêtues de robes brodées d’or aux teintes éclatantes. Tout cela devient un fascinant tableau qui dépeint des traditions d’une longue lignée millénaire. Soudain, au cœur de l’étendue mouvante des voiles, les cris joyeux des femmes comme des hululements voluptueux déchirent le ciel blanc de midi. Dans un élan de gaité brusque, apparaît l’époux tant attendu, accompagné de sa troupe et d’un accordéoniste. Une mélodie puissance s’élève. Les accords délicieusement tragiques captivent l’assemblée. Le chant langoureux semble s’envoler, par-delà la steppe brûlée par la canicule, vers les ruelles lointaines du village qui gravissent les contres forts des falaises, au cœur du Pamir comme au bout du monde. Face à cette foule gonflée d’enthousiasme, cette troupe escortant l’époux comme un roi, s’immobilise devant un tapis rouge brodé de fleurs qui décore la façade de la demeure nuptiale. Puis, elle s’installe à l’indienne sur des nattes au sol face à une longue nappe dorée. Au gré du chant d’une profondeur mélancolique, le père du marié s’approche de son fils, et lui retire son chapeau de laine traditionnel pour lui poser sur la tête, comme un acte de bénédiction, un long foulard d’une blancheur limpide. La foule frémit de ces envolées romanesques.

Puis, dans un élan délirant, les femmes aux voiles rutilants entrent dans la maison et en ressortent avec une succession de mets, en signe de respect et de bienvenue. Comme de joyeuses abeilles, elles disposent sur la nappe dorée, des paniers de pain, des plateaux de fruits, de gâteaux, de fruits secs, et des assortiments de viandes de chèvre. Puis, les acolytes de l’époux font goûter au héros du jour, chaque met selon la coutume nuptiale kirghize. Dans la foule, l’émotion est à son apogée, et un léger murmure comme un mantra se mêle au chant nostalgique de l’accordéoniste infatigable. Cette image revêt les traits d’une dévotion pure, comme une prière d’un autre âge. Surgit d’une venelle ensablée grimpant à l’assaut d’une colline, un jeune homme coiffé également d’un chapeau kirghiz blanc, tenant fermement par le col un gros mouton prêt à être sacrifier. Comme au théâtre, il prend le centre du plateau, entouré d’une foule habitée d’une joie convulsive, et marque une pause quelques instants. Fabuleuse apparition qui semble exciter le public. C’est alors que les hommes appartenant à la famille de la mariée, font des allées et venues à l’intérieur de la maison, avec dans les mains, de larges plateaux de sucreries à distribuer à la foule, symbole de bonne fortune pour les noces. La foule excitée se dispute, en riant, les bonbons et sucreries jetés ici et là, comme un acte magique de bénédiction nuptiale. Pendant ce temps, à l’intérieur de la maisonnée, une doyenne d’une vieillesse de légende, détache d’une selle de cheval ornée de sacoches de laines brodées, une profusion de petits cadeaux accrochés ici et là. Aidée de jeunes filles, elle distribue bagues ou bracelets aux, femmes et jeunes filles. Les sœurs de Marya déambulent les bras chargés de cadeaux à distribuer aux enfants, comme des trompettes, des poupées ou des pistolets à eau. Dehors, le chant de l’accordéoniste semble franchir l’horizon, rejoindre les montagnes enneigées du Pamir. Puis, les convives venues de la famille de l’épouse entrent dans la maison pour le repas de noces. Les rires s’épanchent autour du thé vert puis du thé au lait de yak et au beurre salé traditionnel. Enfin, à l’heure de la prière crépusculaire, la famille de l’époux est invitée au repas de noces. Hommes et femmes pénètrent dans l’étroite maison, en une cohue déferlante et colorée.  L’épouse reçoit de la part de sa belle-mère, une profusion de cadeaux, colliers d’argent, bagues en or, foulards et vêtements élégants. Dans une vive émotion, la douce Marya, accueille ces présents généreux. Ces offrandes, d’un chatoiement de couleurs, éclairées de la luminosité de la fin du jour, s’apparentent à un rêve. Assise sur des nattes, je contemple cette scène prodigieuse de bénédiction comme une image onirique, à la fois proche et lointaine.

Les silhouettes énigmatiques des femmes qui s’assombrissent avec la nuit, sous une lumière à caractère irréel, dans le bruissement mélodieux des voix, m’apparaît comme un miracle esthétique. Lorsque ces femmes dolentes quittent le salon nuptial, la douce Marya vient à moi. Elle est auréolée de lumière, les yeux comme perdus dans l’obscurité naissante. Avec un timbre d’une tendresse nostalgique, elle m’offre une révélation évanescente, une parole secrète et inédite. Nous sommes seules, en ces instants fugaces, seules pour de vraies confidences. La pénombre silencieuse nous embrasse et semble nous inviter à nous retrouver. Une scène presque cinématographique. Un frisson me caresse comme un chant de l’âme, conscience aiguë de l’unicité irrévocable de ces instants. Avec une douceur gracieuse, Marya s’installe à mes côtés. Dans un mouvement sauvage comme si son corps s’éveillait à lui-même, elle se livre à moi. Une dérive voluptueuse. Elle se met à chuchoter, sa voix chavire. Comme son cœur qui se balance sur le fil de souvenirs à la fois beaux et violents. Son visage, baigné d’ombre translucide, s’éclaire d’une étrange lumière. Avec délicatesse, elle me confie que son époux, au début de leur rencontre, alors qu’elle ne l’avait vu qu’une seule fois à une fête de village, l’a enlevé par une belle une journée d’été. Amoureux d’elle, il l’a littéralement kidnappée dans son village familial, comme il est de coutume dans la tradition kirghize. Passée trois jours dans sa maison, Marya n’avait d’autre choix que de se marier avec lui. Il lui plaisait certes, mais elle aurait aimé prendre son temps pour l’épouser. Marya s’interrompt. Un silence naît, embuée de nostalgie ou de regrets. Puis, elle s’enveloppe dans son voile de soie claire, et poursuit ses confidences. Au bonheur inattendu de cette nouvelle vie de femme mariée, se mêlent les craintes de quitter le doux foyer familial, la compagnie merveilleuse de ses quatre sœurs et de son frère. Pour rejoindre son époux, la mariée devra quitter Murgab et s’installer dans un hameau reclus du plateau du Pamir, sur la route de Karakul. Ses yeux s’éclairent d’une lumière du souvenir. Nous restons ainsi, dans le silence éphémère de ces instants volés, comme enivrées par notre rencontre. Dehors, la mosquée au dôme d’argent attend le chant du muezzin. Un froid décoiffant nous enlace. Au ciel, un océan d’étoiles scintille dans le murmure grésillant du vent. Zylal, Zamira et ses enfants viennent me chercher pour passer la nuit dans une maison voisine d’un des membres de la famille, la demeure nuptiale étant occupée par les invitées de Marya. Nous passons une veillée unique. Toutes les femmes et sœurs, couchées les unes contre les autres sur des matelas, dans un froid d’hiver. Nuit colorée par les chuchotements des femmes et les pleurs des enfants. Les bruits de notre chambre semblent s’étirer jusque dans la venelle perchée sur une colline.

Le jour suivant, une fantastique journée nous attend, au cœur de la famille de Sofia et de Murat, entourée des cinq filles rieuses et enjouées, et du seul fils séducteur et plein d’humour. Alors que sont invitées les voisines pour le fameux thé de noce, accompagné de mille et une douceurs, nous préparons ensemble les plateaux de sucreries et de petits cadeaux à offrir. Face aux invitées, Kizdargul, la plus jeune des filles, le regard effronté et la réplique aisée, désire me présenter. Ses longs cheveux d’ébène dansent sous son foulard rouge-sang.  Elle lance avec une voix au timbre rocailleux, que je suis une nouvelle sœur venue d’ailleurs, d’une contrée lointaine. Les voisines, des grand-mères opulentes, accompagnées de leurs enfants, font résonner des rires clairs comme des chants d’oiseaux. Nous nous installons, alors de Hamida, belle comme une fleur, s’empresse de disposer des théières brûlantes sur une nappe dorée. Alima, assise près de sa mère, attise l’ambiance féminine, en diffusant de son ordinateur des musiques langoureuses aux accents romantiques. Les femmes exaltées, vêtues de tenues pailletées papillonnent en s’extasiant devant le somptueux trousseau de la mariée. Selon le rituel, les invitées s’en vont avec bonbons, biscuits et sucreries, en souvenir de ce beau mariage. Les femmes s’en vont. Aussitôt, la mariée, prise d’une euphorie soudaine se met à danser dans une transe folle, savourant la liberté de se retrouver enfin en petit comité. Le père et le frère étant sortie, la maison est désormais à nous, sans aucune contrainte, à nous les sœurs extraverties et exubérantes. Tandis que la belle Marya met le feu aux poudres en dansant sur le tapis du salon, Alima me presse à la rejoindre, et se plaît à nous photographier. Notre danse est une envolée amusante malgré nos essoufflements respectifs, causés pour moi par l’altitude et pour Marya par sa grossesse. Hamida, tout en assistant à cette scène de démence, préfère essayer les nouvelles robes de la mariée. Tandis que la splendide Hamida se pare comme une princesse contemporaine kirghize, la petite Kizdargul, avec un élan irrésistible, lâche ses cheveux, se les peigne, puis amorce quelques pas de danse en éclatant d’un grand rire charmant, et enfin se jette sur le tapis, pour se faire les ongles avec le vernis qu’elle vient de recevoir en cadeau. Une atmosphère d’une sensualité féminine enveloppe notre journée. Marya et moi, nous nous effondrons sur les coussins fleuris en nous murmurant quelques petits secrets sous les regards excités de ses sœurs. Une émotion profonde et euphorique jaillit dans cet antre feutré, d’où s’exhale une poésie irracontable. A la nuit, couchées les unes près des autres, éclairées par un croissant de lune de passage devant une lucarne, nous nous confions de petites bêtises et grandes histoires. Le lendemain, à l’heure des adieux, Marya et moi versons de chaudes larmes, en nous enlaçant comme des sœurs éternelles. Les yeux humides, nous nous souhaitons une vie merveilleuse et du bonheur plein les poches.

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