PARADIS PERDU EN MALAISIE

Tasik Chini

Le voyage à travers la péninsule malaise se poursuit. Nous entendons parler d’un lieu mythique, à l’orée d’une forêt sauvage, aux secrets et légendes innombrables. Une série de douze lacs reliés entre eux, qu’on nomme le lac Tasik Chini. Sur les berges vit l’ethnie Jakun, une des tribus indigènes Orang Asli. Je suis aux anges de découvrir un site vibrant de mystère et de traditions. Mon fiancé se réjouit aussi.

Nous atteignons le lac de contes de fée. Nous trouvons à nous loger dans un dortoir décati, de l’unique Hôtel que recèle la rive. Le lac bleu velouté brille d’une lumière argentée. Une noire montagne dans le lointain surplombe les eaux sulfureuses. Des échanges de brumes livides dansent et se déposent délicatement sur les sommets sombres qui se découpent à l’horizon. Une aveuglante blancheur de la fin du jour enveloppe l’atmosphère. Il flotte un air insolite Une mystérieuse caresse. Notre lune de miel ineffable se poursuit.

Nous déambulons le long de la berge de terre avant qu’une impénétrable forêt tropicale, semée de marécages, rende la balade impossible. Après un lacet, une vue magnifique s’étire sur le lac immobile.  Il y a un ponton de bois sur lequel des pêcheurs lancent des lignes. Quelques cabanes de taule sur pilotis reposent les pieds dans l’eau, comme des oiseaux. Une barque progresse lentement entre les sphères des feuilles de nénuphars et les algues aquatiques d’un violet pâle. De rares et superbes fleurs de lotus, d’un rose profond, colorent cette scène aux dominances pluvieuses. Bastien et moi, nous nous installons de concert, sur un vieux tronc d’arbre échoué là, et comme si une fée jouait de la flûte, nous gardons le silence et écoutons le murmure indicible des eaux. Une énergie insondable embrase le lac gris bleu. Un parfum invisible et savoureux semble se diluer dans l’air humide. Une force étrange comme des présences diffuses, semble nous garder là, figés comme des statues, en parfaite contemplation. A l’évidence, le magnétisme est très élevé. Il semble vous attirer à lui comme un charme envoûtant. Je me souviens d’une brochure au sujet de ce lac enchanté. La sérénité magnifique de Tasik Chini, renfermerait en réalité des secrets depuis la nuit des temps, que personne n’a jamais su élucider. Il existe de nombreuses légendes, certaines datant du quatorzième siècle, qui narrent, par des récits insensés, les mystères qui planent au-dessus des eaux et des forêts sauvages alentours. Une légende raconte qu’un monstre vivant au fond du lac, garderait jalousement une ancienne cité immergée, de l’Empire Khmère. La plus célèbre, reste celle d’un dragon magique, qui vivrait dans les eaux sacrées du lac. Il serait le gardien d’une ancienne cité d’or disparue, qui reposerait dans les profondeurs depuis des temps immémoriaux. Au cours des siècles, les villageois des ethnies vivant aux abords du lac racontent avoir observé des apparitions du dragon vénéré, sortir des eaux et danser sous le ciel. De nos jours, le mystère reste intact quant à l’existence du dragon du lac.

La pluie décline comme les dernières notes d’une partition. Nous prenons un thé face au lac, blanc de brume. De larges feuilles de nénuphars tapissent les eaux. Ils sont recouverts de milliers de gouttes de pluie, qui ressemblent à des perles de verre nacrées. Partout où le regard se pose, le lac est moucheté de cette teinte de cristal, comme de légers flocons de neige. Peu à peu, le spectacle enchanteur du lac disparaît dans la nuit, où seul le vent vagabonde comme un messager. Il m’apparaît que le dragon du lac repose d’un sommeil éternel. Nous regagnons notre dortoir de planches. Araignées et moustiques attendent notre venue. Dehors la nuit est noire. La pluie martèle le toit de taule comme un chant indigène. A l’aube le paysage argenté est encore brillant des averses nocturnes. Bastien dort comme un ange. Je regagne la jetée. Des hommes de l’ethnie Jakun, qui vivent sur les berges, attendent les visiteurs pour un tour de bateau. Un homme d’une extrême douceur vient à moi. Son regard semble aussi profond que les mystères du lac. Il se prénomme Rodi. Avec un sourire qui inspire la tendresse, il me demande si je désire m’aventurer à bord de sa barque à moteur, à travers une boucle qui embrase les douze lacs. Il énumère les douze noms comme un refrain rituel. Amusée, je tente de répéter chaque mot, chaque son. Les rires fusent sur la jetée. Les hommes du lac se divertissent de mon accent : « Gumum, Balai, Chenahan, Jerangking, Tengkok, Mempitih, Kenawar, Geraham, Buaya, Serodong, Batu Busuk, Labuh, Jemberai « Doucement, il me confie qu’il appartient à l’ethnie Jakun, le peuple originaire du lac. Sa famille vit sur les rives du lac Mempitih, à l’orée d’une jungle sauvage. Nos énergies semblent s’accorder comme deux notes. Je regarde le lac immuable, je trépigne d’impatience. Surgit Bastien, heureux comme un soleil, qui m’enlace avec fougue.

Le matin gris est traversé de lumières jaunes, aux portes de l’infini. Nous empruntons la jetée qui surplombe les eaux. Le bateau de Rodi nous attend. Nous montons à bord. La barque à moteur chemine avec lenteur, à travers le spectacle féerique des douze lacs.  Nous longeons des berges marécageuses entourées par une dense forêt qui s’étale jusqu’aux montagnes lointaines. Par endroit, les rives sont semées d’arbres nus, qui ressemblent à des pattes géantes d’oiseaux. La brume comme des volutes mystérieuses descend des hauteurs et se love sur les faîtes des grands arbres. Au hasard de la balade, apparaissent des îlots de palme, de roseaux, et des canaux enclavés de végétations touffus qui relient les lacs. Nous croisons de rares pirogues, où des pêcheurs lancent des filets transparents comme l’écume. Nous sommes seuls et la pluie se tait. Nous naviguons avec délicatesse, empruntons un passage comme une rivière pour déboucher sur un nouveau lac argenté, au pied de monts inaccessibles. Proche des rives, un tapis d’algues aux fleurs de lotus, courbent sous la brise. Leur teinte éclatante illumine l’univers comme une ode à l’amour. Je suis si fascinée que j’en pleure. Le monde semble soudain parfait, parsemé de fleurs rose- bonbon, sur fond de lamelles d’argent. Rodi dirige la barque avec lenteur, de façon à pénétrer au cœur de ce lit d’algues violette, de nénuphars vert-d ’eau et de fleurs rose malabar. Il coupe le moteur. La barque est immobile comme prisonnière de ce paradis perdu et enchevêtré. Les couleurs sont poétiques. Il n’y a que le chant du vent qui accompagne la danse de la brume et le bruissement de l’eau qui goutte sur les fleurs aquatiques. Parfois, des perles de pluie glissent d’une feuille de nénuphar dans un crissement doux. Des oiseaux cachés se saluent dans une langue inconnue. La barque regagne une rive, peuplée d’arbres dénudés dont les racines trempent dans le lac. Un vent frissonnant fait trembler les roseaux. Il flotte une impression de rêve et de paradis retrouvé. La barque file, comme si elle faisait partie de ce décor insolite depuis la création du monde. Je suis perdue dans mes pensées, tout comme mon fiancé. Soudain Rodi nous fait signe. Il pointe près des rives, un arbre nu, aux longues branches dépouillées. Un magnifique oiseau comme un toucan, se pose sur une branche, et se tient immobile à scruter l’horizon. Nous gardons le silence pour le bonheur de ces instants précieux, tandis que l’oiseau rare secoue son bec, avant de s’envoler par-delà les méandres de la forêt. L’émotion est à son paroxysme. Nous sommes subjugués. Nous poursuivons la promenade jusqu’à la rivière Chini, qui s’enfuit vers la forêt profonde. Puis découvrons d’autres lacs, d’autres canaux, d’autres berges imprenables. Nous rallions un ponton de bois qui s’élance jusqu’aux rives noyées de verdure, protégées par une taciturne forêt. Rodi nous invite à descendre pour visiter son village indigène. Quelques cases de planches reposent dans une sombre clairière, à l’orée des bois ténébreux. Sous un arbre, une vieille femme ridée taille de fines flèches pointues, destinées aux sarbacanes. Elle est d’une beauté rayonnante. Une jeune femme aux traits indigènes, repose dans un hamac avec dans les bras, un enfant endormi. Une femme âgée, à la longue chevelure d’ébène, nous accueille avec une chaleur silencieuse. Des enfants à demi nus et magnifiques, accourent à notre venue et s’installent à une table de bois. Ils nous regardent vivre. Rodi nous fait pénétrer dans une hutte, qui tient lieu d’atelier. Aux murs, une série de sarbacanes et de colliers fait de graines grises et blanches. Lentement, il détache une longue et fine sarbacane dont l’embout de bois claire a été sculpté au couteau. Il l’empoigne, fait quelques pas, et vise un grand arbre, muni d’une cible de carton jaune et noir. A tour de rôle, nous soufflons dans l’objet de guerre tribal, tentons de remporter une victoire. Des enfants rieurs nous entourent. Une joie explosive fait vibrer la forêt secrète. Comme si nous vivions ici, les enfants nous entraînent toujours plus loin dans l’euphorie, avec la spontanéité de leur âge. Sauvages et exubérants, ils rient aux éclats. Cette musique de vie est une pure magie.

Nous rejoignons un petit groupe de la tribu, occupé à tailler des copeaux d’un bois beige et lisse. Sur la terre brune, des bâches de plastique bleu recueillent les morceaux de bois, que des fillettes, à la longue chevelure noire, éliment d’une branche nue, à la machette. Elles sont assises à même le sol, découpent le bois avec un lourd instrument, de presque leur taille. Nous nous installons sur un rondin de bois et contemplons cette scène originale. Rodi vient près de nous, nous sourit avec une douceur troublante. Il nous confie que ces copeaux de bois servent à faire du thé indigène, du nom de Tunka Ali. A part lui, personne ne parle, comme si les mots n’existaient pas. Seul le martèlement des machettes ponctue le silence, comme une musique première. Rodi sort de sa poche un paquet de tabac noir, et une pochette qui contient de longues et fines feuilles d’ibiscus. Elles servent à rouler les cigarettes artisanales. Avec la lenteur qui le caractérise, il roule une cigarette et l’allume. Gentiment, il offre à Bastien de quoi se rouler une cigarette tribale. Les hommes s’installent côte à côte, fument en silence comme depuis toujours. Des volutes bleutées et parfumées de douceur s’élèvent au-dessus de leur tête. La fanfare des enfants nous rejoint dans un raffut décapant. Cris, rires et pleurs colorent notre quiétude. Il m’apparaît incroyable de me trouver là, sur les berges du lac, à l’orée d’une forêt inconnue, avec une tribu indigène, à écouter le silence musical de la création du thé. Je confie à Bastien que cette histoire est vraiment insensée. Tout sourire, il me répond que nous avons, une chance extrême de vivre au quotidien, l’extraordinaire de la route. Les bruits de métal des machettes se poursuivent, les enfants pleurent puis se taisent. Quelques fois, le rire puissant d’une femme s’élève, restée sur le perron d’une case, un peu plus loin. Avec béatitude, je contemple cette scène primitive et sublime. De magnifiques regards sont échangés comme des sourires. Nous restons ainsi, à sentir cette indicible magie nous gagner le cœur, comme une potion céleste. Le temps semble être absent comme les mots. Je goûte un nectar onctueux, fait de lumière renaissante et de vie ethnique. La vie m’apparaît comme un éventail infini des possibles. Mes pas dans le monde sont des enfants de sable. Nous pourrions rester là, jusqu’à la nuit, dans cette existence vraie et secrète. Mais un immense nuage noirâtre, qui plane au-dessus des eaux devenues anthracites, nous éveillent soudain à la réalité. Rodi nous invite à rentrer avant que n’éclate l’orage. Bouleversés, nous faisons nos adieux à cette tribu unique.

Extrait du récit de voyage : La Fiancée du Bout du Monde de Yanna Byls (Editions Livres du Monde)

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