Fragments d’une errance merveilleuse, BOLIVIE

BOLIVIE

La Paz

La sorcière de la Paz

Dans les rues labyrinthiques de la capitale, la mosaïque des marchés se dessine à perte de vue. Le soleil brille malgré le froid perçant qui présage l’hiver. Des indiennes en poncho de laine de lama vendent du maïs noir et des pommes de terre aux formes biscornues dans des grandes panières d’osiers. Les visages sont typiques coiffés de longues tresses ornées de rubans et pompons. Une mamie vêtue d’un poncho bariolé, blottie dans une roulotte, prépare un thé aux herbes médicinales avec du miel. Des fillettes en robe folklorique offrent aux passants qui se bousculent dans une joyeuse cohue, des churros au sucre contre un pesos. Les ruelles bondées font les montagnes russes et ces vagues incessantes avec l’altitude me donnent le tournis. L’atmosphère des plus authentiques ne manque pas de charme. Ici et là, des marchands hèlent les passant en quichua alors qu’une foule de femmes pressées, chargées de balluchons brodés, se faufilent à travers la marée humaine. Je suis aux anges et m’imprègne de ce tableau plein de piment. Les regards me fixent avec gravité puis s’éclairent en réponse à mon sourire. Je tente de me frayer un chemin, dans cette profusion pêle-mêle d’articles en tout genre. Au détour d’une venelle, je débouche comme par miracle au marché des guérisseurs et diseuses de bonnes aventures. Sur de hauts éventaires trônent figurines protectrices, oiseaux séchés, et gâteaux peints à offrir à la Pachamama. Une vieille édentée au regard perçant m’annonce d’un ton théâtral qu’elle possède tout l’attirail pour le bonheur et me présente ses talismans andins avec fierté. D’un air mystérieux, elle dépose dans une coupelle de terre cuite, des figurines, en cercle, chargées de symboles protecteurs. D’une voix cassée, elle énonce comme une conteuse, la grenouille pour la fécondité, le hibou pour l’intelligence, le serpent pour la fertilité, le soleil pour le bonheur et la tortue pour la vie longue, la porte du soleil pour le succès, la croix du sud pour la protection andine, et le poisson pour l’intuition. Elle décore ainsi la coupelle des statuettes bénéfiques auxquelles elle ajoute des guirlandes colorées et des pompons de laine. Elle me présente une fiole transparente contenant plantes, herbes et petits objets multicolores qui marinent en eau trouble et m’affirme, avec une autorité de matrone que cette amulette éloigne le mauvais œil, attire l’amour et la chance. La vieille me scrute en silence. Son regard insiste, je ne peux résister face à tant de conviction et achète la palette complète de protection andine ainsi que la fiole qui me promet la félicité. Elle m’offre son plus beau sourire lorsque je lui obéis et remet mon sort entre ses mains. Pendant qu’elle prépare mon paquet, je demande avec une innocence voulue si ça marche. Elle me jette un œil sévère et me certifie que cette magie traditionnelle des hauteurs est sans faille, d’une puissance ancestrale incontestable.

  • « Donc, je serais heureuse et tout sera parfait, dans le meilleur des mondes ? » Je m’avise de demander.
  • « Oui ! » me répond-t-elle, légèrement agacée,
  • « Tous vos projets verront le jour et l’amour vous tombera dessus comme la foudre ! »
  • « Il m’est déjà tombé dessus et m’a ravagé comme un raz de marée ! » Je lance avec exubérance.

Nous éclatons d’un rire énorme et libérateur. Mon regard se pose sur un plateau composé d’un grand oiseau noir desséché, de bougies, de cristaux, de papiers brillants et de sucreries. La sorcière m’apprend que c’est une offrande à la Pachamama. Je demande de quoi il s’agit. D’une voix grave, elle me répond que c’est un cadeau à offrir à la Terre Mère, pour la remercier ou lui demander quelque chose. C’est très bénéfique, insiste-t-elle. Son regard est piquant. Elle ajoute que le rituel se fait tout en haut d’une montagne dans un lieu calme et magnétique. Je contemple un instant l’étrange installation. Une forte odeur s’en dégage, sans doute celle du corps sec et décharné de l’oiseau.

La vieille me certifie les bienfaits de l’offrande. Je lui dis que pour l’instant, je me contente des amulettes protectrices. Elle me tend la coupelle remplie des statuettes du sort, le tout bien emballé. Je la remercie avec chaleur tandis qu’elle me lance un :

  • « Tu verras, tu m’en diras des nouvelles ! »

Son regard poignant perce mon âme. Je la soupçonne d’en savoir long sur la nature humaine et de se faire aider à l’occasion par quelques anges ou démons. Je m’en retourne, comme une apprentie sorcière, mon barda entre les mains, tandis que la vieille magicienne me souhaite bonne chance d’un ton provocateur. Je la salue puis me perd dans le dédale haut en couleur du marché qui bat son plein. Une excitation me parcourt. Il me semble avoir trouvé un passage secret, une porte qui donne dans un monde invisible, la clé d’un secret.

La Pampas del Yacuma

Une virée dans la jungle flottante

Comme dernière escale dans le grand nord de la Bolivie et aussi pour dénicher impressions et secrets à la porte du poumon du monde, je m’aventure sur les terres amazoniennes, dans la région de Santa Rose du Béni. Un bus bringue ballant me conduit sur une route de terre qui fend une jungle verdoyante et humide, après 18 heures de voyage, à Rurrenabaque. De là, on empreinte une piste cahotante jusqu’à l’entrée de la Pampa traversée par le rio Yacuma.

Une pirogue de bois glisse sur les eaux tranquilles de la savane flottante, que l’on nomme Pampas del Yacuma, une partie de la plaine fluviale du bassin d’Amazonie. Autour du fleuve, des galeries de forêts et des îlots s’étirent à l’infini. Le fleuve grisâtre serpente à perte de vue et semble se confondre avec le ciel couleur argent au loin, lourd de pluie. La savane rose me rappelle la plaine d’Afrique à la seule différence qu’ici elle est traversée par un fleuve élargi par la saison humide. Les berges sont peuplées d’une infinité d’oiseaux majestueux et rares qui prennent leur envol à notre passage. Je reconnais des flamants roses, des hérons, des vautours. Le piroguier s’approche des berges. Sur des branchages entremêlés, des petits singes à la pelade jaunâtre s’excitent comme des puces. Nous approchons la barque alors qu’une foule de singes sautent ici et là, parfois jusqu’au rebord de la pirogue, à la recherche de nourriture. Ces petits êtres agiles et libres comme l’air m’émeuvent à me frôler et me fixer de leur yeux jais.

Nous poursuivons dans un bras de fleuve assombri par les branches folles. Près d’une rive boursouflée de végétation, repose semi-noyé, un caïman à la peau moucheté dont l’énorme gueule flotte à la surface. Face à ma surprise, le piroguier avance la barque au plus près et nous attendons dans le silence, le souffle coupé, le moindre mouvement de la bête. Mais le caïman semble épuiser et ne bouge pas d’une once. Nous reprenons le chemin vers une lagune argentée où ça et là, apparaissent des dauphins d’eau douce de couleur vieux rose. Une joie incroyable me traverse et le piroguier de me proposer une baignade parmi ces nobles mammifères. Mais le ciel est lourd, l’air mouillé et l’eau trop froide pour me délecter dans le fleuve. Nous sillonnons encore. Maintenant, les berges sont peuplés d’étranges arbres comme des araignées dont les multiples bras se reflètent sur le miroir de l’eau. Ces figures, à la lumière feutrée du crépuscule, ressemblent à des œuvres d’art. Je rêve d’être peintre face à ce tableau d’un esthétisme parfait.

La pirogue tente de se frayer un chemin entre la végétation touffue de la brousse flottante. Le piroguier amarre la barque, jette l’ancre, puis me tend un fil de nylon attaché à un morceau de bois. Un rire dans les yeux, il me présente des morceaux de viande à attacher à l’hameçon.

  • « C’est pour pêcher les piranhas ! » lance-t-il d’un ton satisfait.
  • « Les quoi ? » je crie effrayée.
  • « Les poissons aux dents aiguisées comme des scies ! », réplique-t-il avec humour.

Je m’exécute, lance la ligne, attend que ça tire, sens quelque chose, appelle excitée le piroguier, mais jamais de poisson en vue. Je ne suis pas douée pour la pêche Seules les branches épaisses et pesantes s’accrochent à l’hameçon. Soudain, le piroguier d’un geste vif remonte sa ligne à la surface. Au bout de l’hameçon, un piranha rouge et noir s’agite avec vivacité dans un dernier souffle. Nous reprenons la route au cœur de cette immensité flottante.

A la porte d’un îlot inondé nous faisons halte. A mon grand étonnement, le piroguier me propose une ballade sur un bout de terre échappé à la noyade. D’un ton intriguant, il me confie qu’il vient de sentir la présence d’un anaconda.

  • « D’un anaconda ! » je m’écrie, horrifiée.
  • « Oui, d’un anaconda ! » réplique-t-il avec tranquillité.
  • « Mais comment peux-tu déceler sa présence dans cette jungle sombre et détrempée par les pluies ? », je demande, de plus en plus surprise.
  • « Je le reconnais à l’odeur ! » lance-t-il simplement.

Je regarde le piroguier comme si je venais de voir le messie, je prends soudain conscience de là où je me trouve, dans une autre réalité, celle sauvage et primitive de la jungle où la connaissance de la nature et de ceux qui la peuplent est la première des valeurs. Fascinée, je plonge dans ses yeux bridés et profonds qui semblent rire de mon innocence. Son visage tribal dans ce décor magique et inquiétant m’apparaît comme un fantasme. Sa voix sucrée me sort de ma torpeur.

  • « Viens ! nous allons capturer l’anaconda ! » dit-il.
  • « Ah ! » je fais presque sans voix et blême.
  • « Ne t’inquiète pas, ce n’est pas pour le tuer, seulement pour te montrer, tu n’as rien à craindre ! » lance-il avec douceur.

En silence, je le suis dans la brousse submergée. Nous pataugeons en cercle, les pieds dans l’eau jusqu’aux genoux, autour des arbustes courbés par les pluies, écartant les branches. Soudain, le piroguier s’approche de touffes d’herbes qui flottent à la surface et d’un geste sec attrape le serpent par la queue. La bête s’agite de rage et nous dévoile par instant sa tête furieuse, la langue vibrante. Je pousse un cri de terreur à la vue de ce reptile de 3 mètres de long, dont la peau noire à pois jaune, brille dans la lumière voilée de la fin du jour. La bête relève la tête à l’air afin d’échapper à la fatale étreinte alors que le piroguier agite la queue du serpent comme une cravache. Il me semble assister à un rituel inconnu de la jungle, une danse désespérée entre l’homme et l’animal. Puis, d’un geste large, le piroguier, le regard en feu, lâche l’anaconda qui s’enfonce immobile dans les eaux transparentes.

  • « Regarde, il fait le mort ! » me murmure-t-il, comme revenu d’une transe.

Je contemple sous l’eau claire, les tâches jaunes qui décorent la peau noire et me demande encore comment le piroguier a repéré sa trace. Au loin, les nuages semblent toucher terre. Le piroguier me presse de rentrer, et dit qu’un gros orage est sur le point d’éclater. Nous remontons à bord et filons jusqu’au refuge. Une exaltation m’enveloppe avec la pluie, celle de toucher du bout des doigts un autre monde, celui insondable des plaines amazoniennes. Nous regagnons le refuge ruisselant où nous passerons la nuit.

Salar d’Uyuni

Le désert de sel le plus vaste du monde

Les images des immensités blanchâtres et brillantes qui s’étirent à l’infini, enrichies ici et là de petites pyramides de sel, hantent mes nuits jusqu’à l’obsession. J’attends la rencontre avec cette plaine désertique qui s’étend au sud de la Bolivie jusqu’à la frontière avec le Chili et l’Argentine, comme un rendez-vous. A moins que ce ne soit ce lieu unique et fascinant qui attende ma venue ? Le soir même, de la Paz, je saute dans un bus de nuit pour la ville d’Uyuni, aux portes du désert de sel. Une sensation pimentée m’envahit, je me sens transporter par la vastitude et la beauté si singulière du monde, par cette alchimie souterraine qui me pousse toujours plus loin, aux confins de la terre, dans une absolue errance.

Le lendemain, dès mon arrivée, je trouve une jeep qui me conduit au cœur de l’infinitude cristalline, le grand désert de sel. Le soleil frappe la croûte qui semble recouvrir le monde. La luminosité de l’air brûle le regard. Le véhicule roule à grande vitesse dans cette étendue plane et craquante comme neige. Nous faisons halte dans un champ tout blanc où des tas de sel sèchent sous le soleil de midi. L’étendue laiteuse comme un océan d’écume, est sans limite. Mon regard se perd dans le blanc éternel, dans la lumière irradiante qui donne le vertige. Un sentiment de grandeur me traverse, moi minuscule et perdue dans cette mer saline. Au sol, des dessins naturels formés par l’érosion et les saisons, ressemblent à des peintures abstraites de toute beauté. Mon cœur se gonfle. Nous continuons la route qui semble ne jamais finir à travers tout le désert blanc jusqu’à l’île des pêcheurs, un îlot de rocailles peuplés de cactus géantes impressionnants. Le chauffeur me révèle qu’il y a très longtemps, à l’origine du monde, ce désert était un océan.

Dans un élan, je grimpe sur la pointe de l’île dont le chemin de pierres est bordé d’étranges cactus aux pics effrayants. Une vue ivre s’étale sur le monde et la blancheur aveugle donne le vertige. Nous reprenons la route qui débouche sur un désert jaunâtre de poussière et de roches, bordé de montagnes ocres dont les tons orangers se fondent aux lueurs solaires. Le tableau est exquis. Ici et là, le regard se pose sur de spectaculaires rochers venus de nulle part et qui trônent dans un vide grandiose. Face à mon étonnement, le chauffeur me confie que le peintre Salvador Dali avait trouvé ici l’inspiration pour sa série de « désert ». Je reconnais, comme tombés de la lune, les rochers, les monts rosâtres, et l’immensité vierge que le maître a transposée avec tant de précision et de poésie. Nous faisons halte dans un hôtel de sel adossé à une falaise. Je profite des dernières lumières du jour pour escalader la falaise. Le crépuscule inonde l’immensité de ses chaudes couleurs dans un bain délicieux. Le vide qui nous entoure est vertigineux. L’horizon devient un feu ardent qui se confond à la poussière d’or. La lune pâle se lève et grimpe dans le ciel tandis qu’une pluie d’étoiles se déverse sur ma tête à mesure que le jour laisse place à la nuit. Je descends des hauteurs sur des roches volcaniques qui crissent sous mes pas. Une clarté magique m’ouvre le chemin. Le froid naît dès la fin du jour. Il devient soudain si perçant que je fonds en larmes. Je me souviens que c’est l’hiver ici. Je rentre au refuge frigorifié. Des voyageurs festoient pour se réchauffer.

Nous buvons du vin. Puis, ivre je sors admirer la nuit fabuleuse habillée d’une infinité d’étoiles brillantes. Certaines semblent toucher terre alors que les plus lointaines se confondent aux planètes. Je marche saoule, dans la nuit féerique, sous un toit d’étoiles, je déambule au hasard sans me soucier du froid, oubliant les méandres de l’existence. Soudain surgit une roche de la platitude, surprise je trébuche, tombe à terre, et m’endors dans un état extatique. Un jeune homme charmant qui m’a vu sortir, me cherche partout et s’inquiète. Il a peur que je meure de froid dans cette vastitude hostile et glacée. Il me ramène à bon port.

A l’aube, le chauffeur me conduit à travers la plaine jaunâtre vers de sublimes lagunes surplombées de monts qui se reflètent dans les eaux pures et vertes. Autour des berges, des sables blancs, oranges ou roses reposent dans une parfaire harmonie. Le silence intense n’est interrompu que par des rafales de vent. Le décor se charge d’une touche inquiétante. Une pureté de naissance du monde émane de ces lieux uniques et il me semble que rien de tout cela n’existe. Seules mes photos attestent de cette vérité. Je suis étourdie par ce décor lunaire où pleins et vides s’imbriquent avec un équilibre émouvant. Nous faisons halte devant une lagune argentée dont un sommet blanchâtre se reflète dans le miroir de l’eau. Des flamants roses s’envolent. Je reste sans voix face à ce spectacle merveilleux. Nous reprenons la route jusqu’aux montagnes d’or d’où se dessine au loin un grand volcan. Je descends de voiture admirer la vue. L’univers esseulé ne semble pas rencontrer âme qui vive. Pourtant, mes pas s’arrêtent devant une tarentule noire qui se trémousse sous les fleurs. Plus loin, entre les roches, un petit canyon se dresse. Je m’empresse de me placer en altitude pour englober la vue formidable qui s’offre à moi : les roches sablonneuses qui s’étalent dans les plaines, la terre orangeatres qui se mêle au soleil et vers le ciel, le sévère volcan qui trône, immortel. Nous reprenons la route. Le soleil rougeâtre plonge sous la terre, l’univers semble se figer avec le crépuscule. Nous passons la nuit dans un gîte de bois, flanqué à une lagune inaccessible, cerclé de sables mouvants. Des eaux verdâtres et glacées, des fumées s’échappent. Ici et là, des lamas à l’épais pelage gambadent avec tonicité. J’absorbe encore ce paysage radieux avant l’obscurité mais le froid intense a raison de moi. Je passe la soirée devant un poêle à boire avec des voyageurs pour réchauffer la nuit.

Avant l’aurore, nous décollons, et roulons dans la nuit noire jusqu’aux geysers qui crachent des volutes opaques et chaudes. Le jour se lève et avec lui renaît le désert de lumière et ses dégradés de pastel. Nous roulons jusqu’à la frontière avec le Chili. Je réalise soudainement que j’ai presque traversé tout le continent, dans un heureux vagabondage. Mon voyage s’achève comme un rêve. Je vous raconte ma dernière histoire, celle où le monde m’apparaît comme un mirage.

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