PANAMA
Archipel de Bocas Del Toro
Ile de Bastimentos
Impressions
Sur l’archipel de Bocas del Toro, il y a des îles où vivent des indiens et d’autres comme celle de Bastimentos où vivent des populations noires. Ces îles symbolisent pour moi les richesses du monde. Le petit village coloré que l’on voit de la mer semble rejoindre les eaux avec ses pontons de bois qui brillent sous le soleil. Les maisonnettes sont éclatantes. Des musiques afro s’élèvent de chaque case. Un défilé de noirs endimanchés s’achemine vers l’église en frappant quelques tams-tams. Je me crois en Afrique alors qu’hier sur l’île voisine, je me croyais au Pérou. Il y a un sentier qui traverse la jungle et qui débouche sur l’autre versant de l’île, à Playa Wisard et Playa Redfrog d’une pureté originelle. Je rêve quelques heures sous la chaleur, plongée dans un bain translucide comme une eau de jouvence. Puis m’en retourne. L’heure du couchant approche. Au bout du village, juste avant la mer, il y a un terrain de basket où des adolescents talentueux s’entraînent. Ils jouent avec vivacité. Je ne peux m’empêcher de les contempler à l’œuvre. Les corps splendides s’animent avec passion. Les bustes noirs satinés d’huile de coco et de sueur se courbent et se tendent dans un ballet de l’instant. Une musique qui hurle du café d’à côté, fait de cette scène, un film. Ici et là, quelques enfants tapent des rythmes sur des bidons d’essence qu’ils portent en bandoulière.
Devant la rade, est installée une table bringuebalante où des vieux édentés jouent aux dominos contre de l’argent. La vie s’anime comme un feu d’artifice alors que le ciel tire sur le rose. Je quitte l’île en bateau, le cœur illuminé.
Boquete
A la rencontre des indiens Ngobe Bugle
La route montagneuse zigzag face au paysage spectaculaire qui s’évanouit parfois derrière un voile de brume. J’arrive à Boquete à la nuit et atterrit par chance dans une maison familiale. Le décor intact des années 50, m’indique que le temps ne s’était jamais infiltré ici. Le lendemain, je découvre un village cerclé d’une divine nature, où plantations de café et cultures maraîchères grimpent à l’assaut des monts parfumés. Je me promène près d’une petite route qui mène au volcan Baru. Des indigènes aux costumes traditionnels sortent sur le pas de la porte pour me saluer. Près de la cascade, une femme avec une robe aux manches ballons, s’immobilise pour me regarder. Elle porte un enfant dans ses bras. Une petite, aux tresses plumées se cache derrière le volant de la robe de sa mère. Nous restons ainsi, stupéfaites l’une de l’autre. Elle disparaît dans une cabane de planches qui borde le chemin. Caché derrière un éventaire d’artisanat, un jeune indien m’invite à m’approcher, me présente son étale sur laquelle est disposée une multitude de perles rutilantes aux dégradés orange. Je passe ma tête à travers l’épais rideau que forment des dizaines de sacs tressés de style ethnique. Je regarde les merveilles que les habitants des montagnes confectionnent. Le jeune homme tranquille comme une lune, me confie que nous sommes ici sur la terre des indiens Ngobe Bugle. Je plonge dans ses yeux. Il lit mon étonnement. Je répète comme une incantation, les mots « Ngobe Bugle ».
Surgissent deux diablesses, des jumelles de 9 ans, qui se ruent sur moi et me tire de ma rêverie. Juste le temps d’acheter un porte-monnaie fait main avant de me faire entraîner à quelques jets de pierres près d’un fleuve sur les rives duquel trône un château décati et abandonné. Les fillettes en chœur fredonnent comme une comptine que le château est un lieu déserté, tombé dans l’oubli et où le diable a élu domicile. Malgré une large grille qui ferme la propriété, mes sorcières en herbe, escaladent la clôture et me prient de les suivre. Le manoir délabré a quelque chose de terrifiant. Il semble pourtant en bon état à part quelques carreaux cassés par des enfants curieux et les vents furieux. Les fillettes grimpent sur une planche qu’elles posent sur le rebord de la fenêtre et se faufilent à l’intérieur comme des chats. Cette fois, je refuse de pénétrer dans l’immensité vide qui me glace. Je jette un coup d’œil à l’intérieur. Il n’y a malheureusement rien d’inspirant, aucun meuble ou objet qui pourrait nous raconter une histoire. Je me demande à qui appartenait ce lieu désenchanté et pourquoi il semble être tombé dans l’oubli. Je m’aventure dans le jardin où des roses et des hortensias triomphent malgré la marée de mauvaises herbes. Les petites, comme si elles avaient lu dans mes pensées, s’écrient que la drôle de dame qui vivait jadis ici, adorait les fleurs. Je contemple ces magiciennes à la longue chevelure noire, qui font tourner leur robe de fête parmi les ronces et les fleurs déchues. Pendant que l’une s’écroule dans les herbes folles, l’autre, mutine, compose un bouquet aux teintes pastelles. Nous quittons l’étrange domaine et regagnons la route. Sur le bitume humide, mes acrobates s’adonnent à de jolies figures malgré les voitures. Arrivées devant chez elles, le visage paisible de leur jeune mère, s’encadre par la fenêtre. Je lui avoue que ses filles sont vraiment incroyables, qu’elles n’ont peur de rien. Amusée, elle lève les yeux au ciel dans un soupir qui mêle lassitude et fierté. Elle reprend son ouvrage comme si rien ne s’était passé, comme si je n’étais jamais venu. Je contemple ses mains rêches qui cousent une frise rouge sur une robe de coton noire. Alors que je m’apprête à partir, les jumelles me prennent les mains, et me tendent le bouquet. Je l’offre à la mère. Une candeur traverse son regard. Je lui fais un signe de la main et m’enfonce dans la brume épaisse à travers un sentier perlé de pluie qui fend la montagne.
Boquete
Une figure de liberté
Sur un chemin de rocailles qui mène au Rio Caldera, un singulier personnage apparaît comme venu d’un autre temps. Un vieil homme à cheval près d’une ferme, me fait signe puis vient à ma rencontre sur la route. Il chevauche, une main sur sa monture l’autre sur son sombrero. Sa silhouette se détache des montagnes luxuriantes qui triomphent au loin comme un décor. L’homme, au visage buriné et au regard perçant, me scrute quelques instants avant de m’offrir son sourire. Il me demande avec une voix rauque de cow-boy :
- « Que faites-vous par ici ? »
- « Je me promène, je viens visiter les sources d’eau chaudes près du fleuve. On m’a dit que c’était très joli ! »
- « Ici, tout est un paradis ! » répond l’homme en faisant tourner son cheval qui commence à s’agiter.
Cette image semble surgir d’une ère révolue. Je le regarde, fascinée. Je fixe ses rides de soleil, son regard rivé sur le lointain, son allure qui symbolise la liberté. Avec gravité, qui tranche avec l’absolue sérénité du paysage, l’inconnu lance :
- « Ici, c’est chez moi. Derrière, il y a ma ferme avec mes terres. Je n’ai besoin de rien, je suis heureux. Bien des étrangers sont venus me chercher et m’ont proposé de l’argent, beaucoup d’argent, pour que je me vende ma propriété, mais pour tout l’or du monde, je ne quitterais la terre de mes ancêtres, ces montagnes grandioses et ces vallées fertiles traversées de fleuves ! »
- « Que ferais-je loin de chez moi, appâté par les gains, où irais-je, quittant ce coin paisible, vers quel malheur ? Si j’avais vendu ce coin de rêve, j’aurais fini à la capitale, avec mes dollars et je serais déjà mort de chagrin ! »
- « Comment je vous comprends ! » dis-je, émue d’entendre encore à quel point l’argent ne fait le bonheur.
- « C’est vrai, ici, vous êtes l’homme le plus riche du monde ! »
- « Oui, je ne me lasse pas de me promener dans les plantations de café, de bananes et de cannes à sucre, de l’aube au coucher du soleil, et la tranquillité que m’apporte la nature bienfaisante n’a pas de prix ! »
Comme s’il était un peu abandonné en ma présence, il dit :
- « Mais je dois vous quitter, mes chevaux m’attendent ! »
En secouant les rennes, il ajoute :
- « Au fait, qu’est-ce qui vous amène dans ce pays ! »
- « Je voyage et j’écris, je vais bientôt railler l’Amérique du Sud ! » dis-je, enjouée, comme si je venais de m’adresser à une vision sortie de mon imaginaire ! »
L’inconnu réajuste son chapeau, puis sa machette. En s’éloignant à travers champs, il me crie :
- « Viaje con Dios ! » puis s’enfonce dans la vallée que le soleil flamboie.
Je regarde la silhouette de l’homme sur son cheval qui disparaît derrière une colline inondée de vive lumière. Je me dis, que je viens de rencontrer la figure de la liberté. Je poursuis ma route jusqu’à une ferme perdue dans la forêt clairsemée, où dorment, sur les rives d’un immense fleuve, des bassins d’eau bouillante, entourés de grosses pierres. Je savoure cette journée sous le signe de la liberté, la plus noble et inaccessible de richesses humaines.
Valle d’Anton
Une journée comme un voyage
De bon matin, je visite El Chorro Macho, une gigantesque cascade entourée d’une jungle resplendissante. Les chutes sont époustouflantes et malgré la pluie, je reste pétrifiée devant le miracle de l’eau. Je regagne le marché artisanal au cœur du village. Une belle indienne vêtue de pagnes colorés et coiffée d’un foulard, m’attire à elle par son apparence tribale. Elle porte des bracelets de perles, aux poignets et aux chevilles. Ses ornements sont d’un esthétisme universel. Elle se prénomme Mélania et me présente les sacs en toile brodé de motifs décoratifs qu’elle confectionne. Son stand est bariolé et malgré les couleurs saturées du marché, on ne remarque qu’elle tant son style est unique et reflète ses origines. Elle me confie qu’elle est une indienne Kuna. Je la regarde comme une œuvre d’art. Son visage est doux et dégage une timidité enfantine.
Une petite fille se cache sous ses jupes. Je reste en arrêt devant les perles qu’elle porte aux chevilles comme des guêtres, tant les cercles colorés montent jusqu’aux jambes. Elle me révèle, qu’elle vit dans la montagne qui est sa source d’inspiration, pour les tissus qu’elle brode et les compositions qu’elle imagine. Je ne peux décrocher. Elle me regarde en silence, mais n’ajoute rien comme si elle avait tout dit ce qu’elle avait à dire. Il n’y a rien de plus mystérieux que cette attraction magnétique d’un autre monde, à des milliers d’années-lumière du votre, duquel pourtant, se dressent des ponts sur les routes du cœur. Je suis au bord des larmes. Elle me sourit un peu gênée avec une fragilité dans le regard. Nous restons suspendues comme des marionnettes à un fil invisible. Il m’apparaît que nous sommes des poupées gigognes car à l’intérieur, nous revêtons la même âme. La pluie s’arrête comme par miracle et m’indique que c’est l’heure de passer mon chemin. Dans le marché, je me fais alpaguer par César, un artisan rasta à la chevelure proéminente qui me captive par un grand sourire aux dents blanches. Tout en me parlant, il polit de grosses graines couleur chocolat dans lesquelles ils incrustent des pierres semi-précieuses. Les pendentifs resplendissent de lumière. Ce sont des œuvres originales et des pièces uniques. J’admire le travail qui m’évoque un art inconnu. César me confie qu’il y met tout son cœur puis éclate d’un rire théâtral. Nous nous enlaçons. Je quitte le marché et à la sortie du village, découvre le chemin qui mène aux pozos thermales. Dans une nature exceptionnelle, face aux reliefs vert clair, se logent des bassins d’eau chaude, nés d’anciens volcans. De grands arbres tortueux aux troncs noirâtres, encerclent la piscine à l’eau jaunâtre. Je suis seule dans ce paradis caché et me baigne. Il me semble que mon esprit s’envole vers la montagne, là-bas, où se cachent encore quelques secrets. Sur le chemin du retour, alors que la brume s’est dissipée, apparaît devant moi, l’India Dormida, la montagne à la forme d’une femme couchée.
Je suis frappée de la ressemblance et lui adresse quelques notes de prières dans un murmure. Je m’en retourne ravie et pleine d’énergie.
Panama City
Une ville de contraste
La rue m’appelle malgré la folie citadine et je me lance dans le tourbillon frénétique. Les avenues sont saturées de néons, de bruits et de trafics. Les gratte-ciels apparaissent comme un décor de cinéma, légèrement passé sur un voile de pollution. Je déambule dans le cœur antique de la cité. Des anciens palais tombent en ruines, leurs façades décrépitent, recèlent une palette chromatique charmante. D’autres maisons brillent de couleurs latinos et l’ambiance désuète captive mes sens. D’un château fort, San Felipe, il y a le large où les buildings brillants ont l’air d’avoir les pieds dans l’eau, comme des mangroves. Il y a des rues dangereuses qui pénètrent un labyrinthe chaotique où grouille une foule étrange parmi ferrailles et débris. De jeunes noirs jouent au ballon sur une grève de tessons de bouteilles et à deux pas, des bâtisses restaurées ressemblent à des musées. Sur une place coloniale à l’église triomphante, il y a le marché où les indiens kuna exposent leurs tissus géométriques et colorés. Les spirales et les losanges flottent dans le vent. Je tombe en arrêt devant les costumes fait de pagnes et les caracos aux motifs tribaux. Comme c’est un jour de fête, un orchestre de salsa joue dans le petit kiosque face à l’église baroque. Je flâne, la musique me pénètre, je croise des regards profonds et intrigants qui me font rêver. Des voitures de police me dépassent. Des sirènes stridentes hurlent. On me dit de rebrousser chemin, qu’au bout de la rue, il y a de la violence. J’arrête un bus décoré comme un camion de cirque et regagne mon quartier animé.
Archipel de San Blas
Ile de Carti
Des îles au paradis
Les ruelles de terre sont poussiéreuses et peuplées d’enfants excités qui s’empressent de me suivre. On fait bien vite, le tour de l’île d’un bout à l’autre. Il y a deux rues où se cachent, dans l’ombre fraîche, des bars vides qui se remplissent de marins à la tombée de la nuit.
Devant les paillotes, flottent des rangées de tissus bariolés sur des fils à linge qui séparent les maisons comme des enclos. Dans une impasse minuscule, une silhouette fuyante de femme brille de paillettes. Elle porte un sarong coloré et un caraco tribal. Elle disparaît comme un reflet de lune sur les eaux miroitantes. Il ne me reste qu’une impression indéfinissable, celle d’effleurer la beauté du bout des doigts, au détour d’un labyrinthe sombre. Devant les cases, sur de petits tabourets de bois sculpté comme en Afrique, des femmes en costume étincelant, épluchent des racines dans des bassines de plastique. Fascinée, je me pose, en face d’elles et les contemple en souriant. Les mollâs brodés, cousus sur leur voilage, symbole des forces de l’univers, m’hypnotisent comme un charme, ainsi que les perles orangers qu’elles portent au mollet comme des guêtres. Elles s’amusent de mon étonnement et se cachent, entre chaque rire, derrière leur foulage couleur soleil noué sur la tête et dont une bande de tissu descend sur l’épaule. Je trouve à ma loger chez l’habitant, à l’étage d’une bicoque de bois sur pilotis, dans une famille kuna qui reçoit les voyageurs. Je pénètre la pièce principale en terre battue où une douce obscurité invite à se détendre.
Quelques hamacs sont accrochés aux poutres où repose une grand-mère en costume traditionnel qui s’en endormi avant l’enfant qu’elle veillait. Une femme souriante m’accueille. Elle m’accompagne à l’étage où se trouvent les chambres, séparées par une fine cloison de planches et un rideau satiné. Je pose mon fardeau et dégringole l’escalier qui craque, pour le petit déjeuner fait de pain et de Nutella. Je suis affamée après m’être levée à quatre heures du matin pour rallier de la capitale à l’archipel de San Blas. La jeune femme me propose, d’une voix douce, un bateau pour découvrir une des centaines d’îlots. Certains ne se composent que de quelques palmiers sur une langue de sable blanc qui se jette dans l’azur. Cette aventure sensuelle me tente, d’abandonner mon corps aux éléments splendides. Du bateau apparaissent ici et là, ces îlots incroyables d’une beauté photogénique, où triomphent quelques cocotiers et une case de paille, face à la mer translucide. De loin, l’île semble si petite que je pourrais l’enlacer. Un vent onctueux me caresse. Mes cheveux s’en mêlent. Je suis aux anges face à cette vision d’absolu. Je débarque sur l’île presque déserte. Seules, deux maisonnettes protègent ce paradis insulaire de la solitude. Le vent siffle dans les palmes et un chant frissonnant m’envoûte comme un sort. C’est l’île Ansuelo. Je débarque et me déniche un coin d’ombre sous un cocotier. Derrière moi, les portes des cases s’ouvrent et quelques femmes parées à la mode kuna, sortent sur le pas de la porte. Deux fillettes et un garçon, surgissent en trombe et tentent d’attraper une poule qui s’est échappée de sa lune de miel. Plus loin, dans les fourrés, un coq est attaché par une patte à un palmier et toute la famille tente de lui restituer son épouse qui s’est dérobée à la procréation. Les enfants soulèvent le sable de leurs pieds nus et armés d’un bambou, courent après la pauvre poule qui sera vite capturée. La scène est des plus burlesques et je ris de bon cœur comme au cirque. Les enfants m’offrent une noix de coco qu’ils viennent de décrocher de l’arbre et je me régale du lait parfumé. Je me baigne accompagnée des 3 petits qui semblent ne plus vouloir me quitter. L’eau est chatoyante, balayée de rais solaires, mouvants avec l’écume. Sa couleur bleu-ciel est un enchantement.
Les enfants s’amusent à sauter d’une barque de bois, sur le sable d’or. Leurs yeux bridés, leurs cheveux noirs et leurs rires cristallins, me ravissent. Ce tableau d’une pure poésie me traverse le cœur. Nous jouons dans l’eau suave jusqu’à que le soleil soit haut dans le ciel et se fonde dans un lit de pourpre. Un bateau me récupère et je regagne mon île, le cœur en joie. Devant la maison, un cabanon à ciel ouvert sert de douche. Je me lave, la tête aux étoiles que le crépuscule dévoile. Ce soir, la lune opaline brille d’une rare clarté. Le silence est rompu par le clapotement de vaguelettes et le cognement des barques. Je navigue vers la félicité.
Ile de Carti
A la rencontre des traditions kuna
A l’aube, je marche dans les impasses de l’île Carti. Je découvre une case de bambou qui se trouve être le musée qui garde la mémoire des indiens kuna. Un jeune homme m’ouvre la porte et me fait pénétrer à l’intérieur, où trône les objets traditionnels, dans une délicieuse pénombre. Une peinture d’art naïf qui symbolise les quatre révolutions kuna, envahit un pan de mur. José commente les quatre guerres menées contre les intrus et comment le peuple indigène a su garder son indépendance. A terre, des instruments de musique, des flûtes de bambou nommées kammu- burwhi, qui définissent l’esprit indigène. José, les yeux brillants m’affirme qu’une nation sans musique est une nation sans âme. Au mur, un tableau qui symbolise le dieu de l’univers, le dieu de tout ce qui est, et qui se nomme en langue kuna ibeargunkunkielele (je suis la lumière du monde). Le plus fascinant est que ce dieu possède 12 disciples, esprits, montagnes, hommes et femmes. Je contemple la peinture, pleine de couleurs et d’expression, qui m’évoque une vérité primitive. A une poutre sont accrochés, les molas qui sont les broderies traditionnelles, symbole de l’univers. Les dessins géométriques dégagent une force comme ceux des mandalas asiatiques. José me confirme que ces œuvres renferment une énergie spirituelle d’une grande puissance. Les molas représentent des esprits bénéfiques qui détiennent des secrets médicinaux ancestraux et qui protègent les habitants contre maladies et malédictions. Ma curiosité est piquée à vif. José poursuit l’histoire de sa tradition. Lors d’une cérémonie sacrée, les kuna se réunissent dans la case du congrès, comme dans une église, pour entrer en contact avec l’invisible. Ils fument une pipe bourrée de plantes sacrées, qui ont la fonction d’éliminer la maladie, le malheur, l’épidémie. C’est un remède spirituel contre les forces du mal, le pouvoir diabolique. En parlant, José prend dans ses mains, une des poupées sculptées au bout d’un bâton de bois, adossées au mur. Ce sont les ukurwar nergan, dit-il, sur un ton mystérieux. Ces sculptures de bois sont des fétiches, les grands docteurs des villages kuna. Lors des cérémonies, les habitants les placent dans la case du congrès alors que le chaman entame un chant de protection dans le plus grand des silences.
Les statues travaillent ensuite pour les habitants et les protègent de la malchance, de la souffrance, du mauvais œil. José sort, d’un coin poussiéreux de la case, de petites flèches décorées de perles et de plumes. Avec un rire malicieux, il me confie que ce sont les armes des ukurwar nergan. Elles servent à défendre les humains contre les mauvais esprits et les maladies. José me raconte maintenant ce qui se passe si une personne du village tombe malade. Le « médecin-feuille » (ince doled) crée des poupées de bois et chante pour leur insuffler de l’esprit. Puis une guérisseuse (nele-medico kuna) se rend au chevet du malade et fait un diagnostic. Le « médecin-feuille » compose alors le remède de plantes médicinales d’après un savant mélange, et chante pour libérer l’âme du malade. José me contemple un instant dans la pénombre vibrante.
Des rayons solaires s’infiltrent par les lattes de bois d’un volet et illuminent nos visages. Il me semble que l’esprit des ancêtres chamans nous observent du haut de leur éternité insulaire. Je sors au grand jour et la vive lumière me brûle comme du feu.
Machinalement, je me dirige vers le petit port et demande une barque pour la plage. Cette fois, on me conduit vers l’île d’Aguja qui se dessine au loin comme une carte postale.
Quelques palmiers penchent vers les eaux onctueuses comme si les branches avaient depuis longtemps déposé leurs fardeaux de mélancolie pour récolter la félicité. Par un hasard éclairé, le gardien de l’île s’avère être le frère de José avec lequel je viens de passer un moment magique baigné des traditions kuna. Il s’appelle Delyano Davies et ressemble vraiment à son frère. La même gentillesse profonde, les traits identiques. Il m’accueille sur son île minuscule au charme incroyable. Les palmes bordent la plage blanche qui glisse vers l’eau turquoise dans une paix presque inhumaine. Ici et là, s’égrènent des cahutes où des mamas en costumes éclatants préparent la cuisine. A l’ombre fraîche, nous nous installons et Delyano Davies de me parler sans transition des nuchu, les poupées protectrices, comme s’il achevait l’initiation entamée par son frère. J’éclate de rire. La situation m’apparaît tout à coup, surréaliste. L’île perdue d’une beauté irréelle, la rencontre fortuite avec le frère de José alors qu’il y a plus de 300 îles dans l’archipel, la densité de la conversation. Je l’écoute presque ahurie, le regard égaré vers l’horizon peuplé de d’îlots magnifiques.
- « Les nuchu, répète-t-il, sont des instruments divins. Ces poupées de bois renferment des esprits qui guident les indiens vers le bon chemin et les protègent du mal. Elles conversent entre elles la nuit, et te parle au travers des rêves pour te prédire le futur et t’éloigner des affres et des dangers de l’existence.
Une nuit, elles m’ont révélé, ce qui se produira dans une vingtaine d’années, lance-t-il, sur un ton intriguant, les yeux plein de lumière. Dans vingt ans, poursuit-il, avec une voix claire, l’archipel de San Blas sera englouti par les eaux, et de ces îles paradisiaques, il ne restera qu’un souvenir. Le peuple kuna aura rejoint la montagne de la rive et ainsi sur la terre ferme, poursuivra sa vie tribale et millénaire. Les nuchu, poursuit-il, sur un ton ensorcelant, pénètrent vos rêves et vous indiquent la route à suivre, la solution à adopter, le nom de la plante à cueillir pour vous guérir. Ce sont des messagères divines. »
Un silence enveloppe l’atmosphère que seul le vent rompt par intermittence comme un rythme. Je remercie mon beau conteur et marche sur le sable humide et translucide autour de l’île. La beauté est parfaite, presque insoutenable. Au loin, là où le bleu devient plus foncé, quelques îlots trônent et exhibent fièrement quelques palmiers et une cabane comme les plus grandes richesses du monde. Je m’allonge sur le sable aveuglant et me laisse caresser par les vagues azurites. Mon esprit s’envole et j’en perds la raison. Du fond de mes rêves, une poupée nuchu me serait-elle apparut ?