Fragments d’une errance merveilleuse, NICARAGUA

NICARAGUA

Léon

Un bain d’énergie

Léon s’apparente pour moi à une halte d’énergie. Je descends du bus de Tegucigalpa sur un coup de tête alors qu’il s’achemine vers Managua. La capitale ne me fait pas envie, elle est réputée comme la plupart des capitales d’Amérique centrale, dangereuse.

La cité coloniale, au long passé historique, proche du côté pacifique, est absolument charmante. Le soleil s’échoue en traînées rose et jaune sur les églises pittoresques qui semblent faites en carton-pâte. Avant que vienne la nuit, pendant ces quelques heures de la fin du jour que je préfère, je saisi les premières impressions des mystères que la cité recèle. Je longe l’immense cathédrale blanchâtre, réputée pour être la plus grande de toute l’Amérique Centrale. Elle est brute et imposante.

Autour d’elle s’organise le marché, l’artisanat, la vie animée. Un bel enfant au visage indigène me montre les peintures murales qui illustrent, dans un style naïf, les révoltes du peuple, l’oppression, la guerre. Je rencontre des églises à chaque tournant comme des mosquées au Caire. Partout, la vie grouille autour des roulottes de tortillas qui fument en abondance ou devant les éventaires de fruits frais que des femmes épluchent. Des étudiants en uniforme passent à vélo comme des essaims d’abeilles.  Le ciel dépose doucement sur les maisons un voile oranger. Les artisans plient bagage. Les musiques se lèvent avec la nuit dans une ambiance de fête. On entend des feux d’artifice percer le ciel. On me dit que c’est la Saint Jérôme. Une fanfare quadrille les ruelles et offre un défilé de pompons qui attirent les habitants sur le pas de leur porte.

Le lendemain, je suis curieuse de savoir à quoi ressemble l’océan que je n’ai pas revu depuis des lustres. Un bus multicolore desserre la plage sur une route cahotante. La vue s’étend à l’infinie comme l’écume et inonde de blancheur le monde. Les vagues gigantesques claquent les rochers, échoués là depuis des siècles. Il n’y a pas âme qui vive. Le roulement de flots et les grondements incessants apparaissent d’une terrifiante force. J’arpente la grève jusqu’à l’embouchure avec un rio qui conduit à une lagune peuplée de crocodiles, d’iguanes et de perroquets. Le vent gifle les vagues, les roches, et fait trembler le ciel cotonneux.

Un autre jour, je découvre un lieu singulier, d’une étrangeté fascinante. Face au volcan obscur de Santa Clara, qui s’érige au loin, il y a des cratères d’eau bouillonnantes, cerclées de boue jaunie qui frémissent dans des vapeurs de souffre. Ici et là, sur une plaine de terre rouge, des fumées opaques s’étirent dans le ciel, et plus loin encore, d’autres sources souterraines, chauffées par les volcans, laissent échapper un trait de brume qui danse dans la montagne.

Je m’approche lentement des bains brûlants aux eaux sulfureuses comme des milliers de cristaux. Ils ressemblent à des bouches infernales d’un monstre que la boue aurait englouti. L’air est irrespirable. Une palette chromatique s’étale sur le sol et les fumées semblent faire naître des mirages. Quelques chevaux se promènent en évitant les crevasses. Ils marchent d’un pas assurés car l’endroit leur est familier. Des enfants sautent des arbres alentours et viennent à ma rencontre. Eux aussi marchent là où la terre est ferme. La vie leur a enseigné à apprivoiser cette insolite nature, sublime et cruelle.

Le jeune Francisco, au regard sauvage, m’escorte sur cette croûte incertaine. Il y a son visage qui disparaît derrière des vagues de fumée comme un effet scénique. Son corps gracile et ses pas légers ressemblent à une chorégraphie. Il se fond d’une façon indéfinissable à ce paysage lunaire. Cette beauté particulière m’envoûte comme un charme. Une vibration volcanique se dégage du lieu et semble m’envelopper comme de l’air.  Je regagne Léon avec une force nouvelle.

Masaya

Le vent du voyage

Un vent me pousse vers Masaya. A l’aube, je suis déjà au terminal, qui ressemble à une exposition de bus multicolores, tous plus folkloriques les uns que les autres. Je décide en un clin d’œil de ma prochaine destination, Masaya. J’aime jusqu’au dernier instant ne pas savoir où je vais, me laisser porter par la dérive du voyage, et n’avoir aucun but,

Je descends au centre et marche sur la place. Quelqu’un vient à moi, du pas de sa porte et m’indique « Masayta » une pension familiale. Le lieu est authentique, des chambrettes bordent un patio chaotique dans lequel traînent des enfants et des poules. Une grand-mère en dentelles blanches sur une eau de cuir, se balance dans une chaise en rotin au même rythme qu’une vieille pendule coloniale. Quelque chose me dit que je suis chez moi et je m’y installe avec un bonheur inexplicable. Les vieux de la maison palabrent en jetant leurs mégots à terre avec une insouciance d’écolier. Une jeune femme range des piles de linge en regardant un programme télévision à l’eau de rose, à grand volume. Les petits braillent dans une douce indifférence. Je pénètre cette ambiance en faisant ma lessive au lavoir. Quelque chose d’indéfinissable me parvient. Cette vie ordinaire me bouleverse de vérité. Un vieux aux dents d’argent m’indique le grand marché d’artisanat, le plus vaste du pays, localisé dans une ancienne forteresse au charme médiéval.

Les allées de mille couleurs se confondent.  On trouve des tas de tissus et d’objets confectionnés selon la tradition indigène. Je marche au hasard des impasses surchargées. Une petite fille vêtue d’un tablier de dentelle me présente son chat qu’elle tient comme un trophée. Une femme aimable tente de me vendre des glaçons garnis de fruits et de sauce au caramel.

Une musique de folklore se répète sur toutes les lèvres et enivre jusqu’à la nausée.

La nuit vient sans transition. Je déambule le long des petites gargotes qui peuplent la place de l’église et qui offrent une cuisine locale.

Un petit garçon aux yeux bridés vient à ma table. Je l’invite à partager une salade composée. Il s’appelle Herbi et s’évertue à manger avec des couverts pour me faire plaisir. Il presse sur les quartiers de citron vert en me souriant. Sa joie est éblouissante. Il m’apparaît que le vent du voyage m’ait prise sous son aile.

Granada

Un troublant messager

Je fais une grande rencontre, celle avec un jeune homme prénommé Lénin.

Quelque chose de fort, d’indéfinissable nous attire. Un aimant spirituel. C’est réciproque. Il vient me parler dans un café. Des éclairs sortent de ses yeux. Sa fréquence vibratoire parle à mon âme.

Il est jeune, ravissant, le visage indien, les traits fins, le regard pétillant. Il rayonne une paix qui perce le cœur, qui donne envie de fermer les yeux, et de s’abandonner aux volutes extatiques. Cela me rappelle l’effet des gongs dans les pagodes asiatiques, l’appel à la prière d’orient ou les timbales qui annoncent les « Puja » des bords du Gange. C’est étrange comme parfois une fréquence, une note, une sensation résonne en vous, dans cet endroit si particulier où loge votre conscience et vous élève subitement au-delà de vous-même comme traversée par la foudre. Un sentiment de transcendance vous renverse et vous sentez alors votre plexus vous brûler et vos pupilles se dilater. Le signe, pour moi, que quelque chose de spirituel vous parvient et cherche à vous parler.

Cette rencontre fugace et décapante me plonge dans les profondeurs métaphysiques. Bien au-delà de la réflexion, c’est une sensation d’être en lien avec le sacré. 

Le lendemain, il vient me retrouver à Granada.

Je suis enchantée. Comme des amis intimes, nous marchons vers les berges du lac. Une douceur nous enveloppe.

Intriguée, je demande à Lénin ce qui l’anime. Il me confie tranquille, que son dieu intérieur le guide. Après un silence, il m’avoue que cette voix l’a conduit à me parler et à me retrouver aujourd’hui.

Il me précise que mon chemin est spirituel, que j’écoute les forces qui me régissent. Je le regarde émue. Il s’érige en messager, vient éclairer par ses paroles bienfaisantes, ma route solitaire. Un signe qui encourage ma quête, qui consolide la nécessité du chemin. Je suis troublée et voyage dans son regard qui m’aimante. Ce personnage me fascine. Me parvient de lui, une rare pureté, une clarté de yogi. Je le prie de me raconter sa vie. Son visage s’illumine de bonheur. Avec une sérénité de moire bouddhiste, Lénin me conte son histoire :

  • « La plus belle chose qui soit survenue dans ma vie, c’est la rencontre avec ma femme. On s’est rencontré très jeune, nous étions encore étudiants, pourtant j’ai su très vite qu’elle m’était destinée. C’est une personne spirituelle et généreuse. Très vite, nous nous sommes aperçus de notre ressemblance, de ce qui nous unissait. Je suis tombé éperdument amoureux d’elle et notre complicité n’a cesse de grandir au fil de ces 7 années depuis notre mariage.

Maintenant, il semble que le temps ne s’est pas écoulé, je l’aime d’un amour irréversible et notre entente malgré les aléas de la vie ne s’est jamais ternie. Notre relation basée sur la confiance, la parole et le respect, n’a pas perdu son intensité, bien au contraire et la venue de nos 3 fils n’a fait que rapprocher nos liens pourtant déjà très étroits ».

J’écoute le doux récit de Lénin et lui fais part de mon étonnement. Qu’il est rare de rencontrer l’âme sœur à vingt ans, de se connaître soi-même à ce point que l’avenir semble tracé, et de trouver la paix avec autant d’aisance. Moi, il m’a fallu des années qui ressemblaient à des siècles pour me rencontrer. Nous éclatons de rire. Le silence revient, les yeux dans les yeux. Ce jeune homme est d’une beauté inouïe. C’est un sage magnifique. Je garde le silence, me nourrit de ses paroles solaires, retient quelques larmes. Lénin ne dit rien.

Il comprend que déjà j’écris, que mon regard absorbe les couleurs de la scène. Il sait que je vais la peindre dans une fresque de feu inventée par mon âme. Un trouble profond me fait exister. Je lui murmure à l’oreille un bout de silence dont je n’ai pas trouvé les mots mais que je dévire qu’il lise dans mon cœur.

L’île d’Ometepe

Un pas vers l’invisible

L’île légendaire serait apparue aux chamans aztèques du Mexique sous forme de vision, lors de rituel. Une île qui ressemblait à une poitrine de femme dont deux volcans généreux seraient les seins. Ils l’imaginaient dans un lac protégé des océans. Cette terre promise devint bien vite le symbole du paradis. Ils immigrèrent au fil des siècles pour chercher cette perle rare et décidèrent de venir y mourir. Je ne sais rien de cette quête, de cette descente du continent à l’aveuglette pour trouver l’incarnation d’une vision mystique. Je sais seulement qu’un jour, ils la découvrirent comme aussi les mayas.

Dans le ferry qui mène à Ometepe, je rêve aux légendes, à cette terre sacrée. Mon âme clignote comme une guirlande de Noël. Le ferry s’achemine avec lenteur vers l’immense volcan « Conception » premier mamelon de l’île. Un doux brouillard recouvre avec délicatesse le Mombacho et la baie de Granada que je laisse dans mon dos. Je suis aux anges.

A bord, un homme me raconte des histoires car il me sent réceptive à l’étrange. J’écoute ébahie. La traversée s’étire et fait mourir le jour. Des traînées translucides aveuglent le ciel vaseux. A la nuit, nous amarrons à la rade. Je me sens heureuse. Comme les aztèques, je m’en vais en pèlerinage.

Il y a des heures de marche sur la terre rouge de soleil, des bains solitaires dans le lac sous les volcans, il y a la cascade au sud de l’île où des oiseaux à longue queue et des papillons bleus, vous laissent sans voix, il y a des chevaux au galop qui déplacent des poussières, des villages endormis au bout de la route où des indiens charmants vous accueillent, il y a des aigles qui s’envolent vers le lointain, un soleil couchant qui ne fait pas de bruit dans une trouée de brume, des pétroglyphes millénaires aux dessins primitifs posés dans des jardins fleuris, il y a  des femmes splendides qui s’enivrent de parfums épicés, des nuits de pluie infernale qui vous cueillent à l’aube, il y a des barques tranquilles d’où des filets blancs s’élancent jusqu’aux nuages couleur neige, il y a les chevaux qui trottent sur la plage grise. Il y a cette beauté étourdissante qui fait revivre le passé avec une force vive, la rencontre avec l’invisible que les ancêtres avaient décelé dans une hallucination. Il y mon cœur ouvert comme une fleur des tropiques.

L’île d’Ometepe

L’ascension du volcan Conception

Ce bijou insulaire en forme de poitrine féminine au large du lac Nicaragua, serait une île sacrée. Les chamans Aztèques auraient d’abord découvert l’île, en vision, lors de rituels.

Au fil des siècles, la tribu aurait émigré du Mexique vers le paradis retrouvé, sans savoir où se trouvait le mystérieux lac qui gardait une île aux deux volcans. Cependant, ils finirent par la trouver et s’exilèrent dans cet éden où l’eau et le feu s’épousent, où une force insondable vibre dans les airs et guérie les âmes.

Je me sens portée par une radieuse énergie et à peine ai-je touchée terre que je désire avec ardeur escalader le volcan Conception, un des deux mamelons qui dessinent l’île d’Ometepe.

Je fais la connaissance d’Omar, un jeune du pays qui me conduit à l’assaut du volcan. Le monstre s’élance vers le ciel, mêle à l’infini ses fumées opaques aux nuages blanchâtres. C’est une impossible ascension vers le cratère boursouflé de souffre et de lave noirâtre.

Nous partons à l’aurore sur un chemin de terre qui traverse les villages de la région d’Altagracia, bordé d’arbres fruitiers et de chevaux en liberté. Malgré des gouttes de pluies, le soleil illumine les plantations de bananes, de café. La forêt lointaine semble imprenable.

Des enfants barbouillés de terre s’immobilisent à notre passage puis reprennent leurs cavalcades sauvages. Le chemin rouge serpente à travers les plaines puis s’élance comme une flèche vers les hauteurs ténébreuses. Nous nous enfonçons dans la dense forêt obscurcie par des branches en bataille et les racines gigantesques.

La marche abrupte, de roches en roches, est pénible. Je m’agrippe ici et là, aux troncs humides pour poursuivre l’ascension qui semble s’étirer à l’infini comme un noir tunnel dont on ne voit pas la fin. Il faut un temps fou pour gravir chaque pierre géante, chaque rocher de lave. Soudain nous quittons l’étouffante forêt pour déboucher sur une clairière à flanc de volcan. De là-haut, une vue sublime plonge sur le lac dont les reflets gris argent se confondent du ciel. Une brume légère danse avec le vent et nous cache le paysage.

Le lac apparaît à nouveau, masqué par de cotonneuses traînées comme des coups de pinceau. Je m’allonge sur une roche mouillée, suis rincée de fatigue, ne peut plus avancer. Dans le ciel, s’élance la cime jaunie que les fumées épaisses dissimulent. La pluie vient inonder la montagne et repeindre le monde d’un monochrome gris.

Je confie à Omar que d’atteindre le brûlant cratère me paraît hors de portée. Omar me sourit. Je contemple ce jeune visage. Ces yeux tranquilles semblent accoutumés aux méandres de la nature.

Nous restons ainsi, à reposer à l’aplomb des falaises, fouettés, ici et là par des rafales de pluie que le vent fait lever. Le silence de notre solitude devient un chant furieux. Des familles d’aigles tournoient dans les airs. Des grondements virulents de singes s’élèvent au son de l’orage qui gronde. Je prends peur, contemple Omar dont la tranquillité m’apaise. La brume se dissipe, le lac revient, la pluie se tait. Doucement, nous revenons sur nos pas. Les roches sont glissantes, les lianes nous échappent, les bouts de lave dégringolent dans le lit de rivière qui est notre chemin.

Je manque de tomber cent fois, et hésite à chaque pas. Des grognements effrayants attirent notre attention. Omar me désigne les plus hautes branches que des singes secouent avec rage. Dans un rire, Omar me confie que les mâles de cette race attaquent les femmes égarées dans la forêt qui se promènent seules. Je frissonne et m’agrippe à son bras. Il ne manquerait plus qu’une guerre contre les singes pour parfaire le tableau ! Des yeux perçants me fixent comme une proie, avec une étrangeté indéchiffrable. Le rire d’Omar résonne dans la ténébreuse obscurité comme un tambour de lumière et j’y accroche mon âme comme au divin.

Chemin faisant, le soleil semble renaître, les oiseaux colorés sortir de leur cachette, et la vallée apparaître dans un mirage. Enfin, nous atteignons les cases de terre des premiers villages où des cavaliers croisent notre route. Des caramboles tombent des arbres en signe de bienvenue. J’avale quelques fruits acides pour épancher ma soif et reprendre des forces jusqu’à la petite ville d’Altagracia.

Avec tendresse, Omar me félicite même si je n’ai pu entrevoir le mythique cratère. En m’embrassant, il me lance que ce sera pour une autrefois. Je le regarde s’éloigner d’un bon pas, sur la terre vaseuse.

Sa silhouette gracieuse danse comme un oiseau dans l’horizon neigeux. Je pense qu’il n’y aura pas de prochaine fois et m’en retourne avec un sentiment d’inachevé sur les lèvres. Lentement, le jour décline avalé par les volutes du ciel.

Ile d’Ometepe

Un cadeau inattendu

Je suis arrivée au bout de l’île, à Mérida, un hameau au bord du lac sur une mauvaise route que peu de bus empruntent. Un sentiment d’exaltation m’habite. Je découvre avec joie, un coin du monde où la vie traditionnelle ressemble sans doute à ce qu’elle devait être jadis.

Une dame aux dents d’or et aux cheveux satinés, me parle d’une belle cascade au pied de falaises, à 7 km d’ici. Il n’y a qu’un chemin de terre ocre qui grimpe dans la forêt et il est impossible de se perdre.

Je m’élance donc sur la route qui mène aux chutes d’eau. Je suis complètement seule. J’entends mon cœur battre, mon souffle, au rythme de mes pas. Un papillon bleu velouté me tourne autour. Je suis uni avec le monde, une chaude énergie me traverse en écho à la plénitude de l’univers. Je longe un lit de rivière qui s’achève sur la cascade dont le chant léger me plonge dans un état méditatif.

Je contemple les eaux qui se déversent. Je ferme les yeux. Une suave musique s’élève dans les airs. Il me semble apercevoir la paix comme un soleil qui réchauffe de ses rayons ardents. Cet instant de volupté est une chose rare à vivre et je ne sais par quel diable, je ressens cela, ici et maintenant. Mon âme rejoint les esprits des eaux et absorbe le monde. J’ouvre les yeux.

La félicité se prolonge comme un rêve. La cascade s’est peuplée de voyageurs semi nus à la beauté sculpturale. Un groupe d’amis venus d’Israël. Je contemple les visages aux origines diverses, la mosaïque d’un peuple.

Tous pataugent dans les eaux placées avec une extravagante exaltation. Elad vient me parler. Son énergie m’attire. Il me raconte des bribes de voyage sous les chutes infatigable. Les rires fusent comme une traînée de poudre. Il me contemple, je m’anime comme une fleur guidée par cette chose si douce et naturelle qu’est la séduction. Je regarde ses yeux, je le sais très jeune. Je lui souris. Je me dis, n’espère rien. Epouser le flot de vie qui déferle comme une vague et qui sait ce qui sera. Avec simplicité, il me demande mon âge. Je pâlie, je dissimule, désire tricher, évince la question, puis finalement réponds. Son sourire me raconte que le temps n’existe pas, que seul le désir enflamme l’existence.

Etrangement fragile, je m’émeus, m’anime de tout mon feu, m’agite comme une enfant, deviens ce qu’il regarde. Je lis dans ses yeux pour qu’il se voit en moi. Je me trouble, deviens vulnérable, et garde le silence.

Une joie de vivre s’empare de la troupe. Des chants d’un autre monde s’élèvent dans les airs, les regards sont profonds, habités des affres du voyage. Lorsque le soleil s’endort, nous rebroussons chemin comme un bruyant serpent qui glisse sur la montagne.

Elad et moi, traînons dans les branchages, hypnotisés de parole, de silence, de désir. Je marche près de lui, fascinée par cette entente soudaine, voluptueuse et tendre. Il écoute comme il sourit, regarde la vie, radieux, prend soin de l’autre dans une offrande.

Je me sens touchée par la flèche de Cupidon, masque mon émotion, me noie de mots, n’ose m’abandonner. Nous sommes heureux de cette rencontre qui se précipite comme la cascade vers sa chute inextricable.

Nous parvenons au bout du chemin que nous avons oublié d’admirer, le cœur à l’autre. Un désir inextinguible se lève qu’il nous faut protéger doucement comme des braises, du vent.

Elad m’offre une fête, cette nuit, un concert de chants de son pays.  « A son effigie du jour ! » lance-il. Je rentre chez moi, me dépêche, me prépare comme à 20 ans. Quelque chose qui se ressemblerait à de la timidité s’empare de moi. J’estompe le rouge de mes lèvres, frotte sur le noir de mes yeux, tire sur mon bustier parme, me regarde dans le miroir, y cherche un signe, respire et sors…

La nuit est noire, seul le lac acide brille comme une coulée de métal.

Au loin, la musique vibre et éclaire mon chemin. Timide, je fais une entrée de scène. Le bar est à nous. Les guitares résonnent et les voix s’élèvent dans un ballet invisible qui réjouit l’âme.

Les chants hébreux bouleversent et semblent étranges ici.

Elad est proche de moi, me cherche, scrute mes regards, se glisse dans ma joie, m’offre sa nuit et l’absolu.

Je papillonne. Ses amis sont splendides et brillent dans le don. Je fredonne des accords attrapés au vol et pénètre leur monde avec bonheur, les chansons s’enchaînent. Elad m’inspire le mystère. Un profond sentiment nous relie. Pourtant, je sens son trouble.

Le chœur battant chauffe notre nuit à mesure que j’encense mes étonnants saltimbanques. La soirée se termine.

Elad m’accompagne sous la pluie nocturne.

Nous arrivons chez moi. Je le remercie comme un frère et l’enlace. Je vais le quitter, fermer la porte ; il reste là, immobile, les yeux pleins de lumière. Je sens que tout bascule, le désir gronde. C’est très beau, là, comme ça, dans le vide, avec cette sorte de vacuité dans le regard où tout est encore possible, où tout est à vivre, où le monde semble chavirer. Elad, magnifique, s’approche comme un prince d’orient, me serre la taille et murmure qu’il est très attiré. Ses mains vagabondent.

Une chaleur nous inonde, j’ai soif de ses lèvres, ses baisers sont ardents comme son regard qui sonne l’amour et déshabille avec douceur.

Je deviens une fée dans ses yeux et m’envole sur sa peau suave. Nous faisons l’amour comme déjà depuis mille ans. Il me contemple dans mes absences et joue de la musique. Mon corps est une guitare. Une mélodie inouïe nous transporte jusqu’au plaisir.

Je le regarde interdite. Mon jeune amant, fou et conquérant. Il part dans le vent, me promet une autre nuit, sais que je pourrais l’aimer. Me vole un peu mon âme.

El Castillo

Sur la route de l’or

Il y a de ces destinations où le voyage vaut à lui seul le détour, de ces « bouts du monde » qui nourrissent depuis des siècles l’imaginaire des hommes, le désir d’aventures, de conquêtes et de rêves. Le large fleuve qui s’achemine vers San Juan del Norte sur la côte caraïbe a inspiré bien des récits de batailles, de pirates, de contrebandiers. Je navigue vers El Castillo, un village traditionnel des bords du fleuve San Juan, surplombé d’un fort colonial imposant. C’est là que s’acheminait la route de l’or.

A l’aube, un bateau bondé en provenance de San Carlos, file le long des berges verdoyantes, vers El Castillo. Au long de cette traversée enchanteresse, se dessinent, au loin, ici et là, des champs de bananes, d’ananas, des étendues de palmes frissonnantes perlées de pluie. La beauté semble primitive. On devine des fermes cachées dans les montagnes, des villages perdus, des peuplades reculées.

Le bateau fait escale à tour de rôle, de chaque côté du fleuve. Il sillonne comme un serpent, les eaux veloutées et verdâtres.

Le voyage est un délice. Une harmonie rare s’en dégage comme si des siècles de convoitises et de drames n’avaient pas entaché la pureté des lieux ni la magique atmosphère de terre promise.

Je reste subjuguée malgré l’orage qui ne tarde pas à éclater, qui détrempe les rives et déchire le ciel noirâtre.

El Castillo apparaît comme un miracle. Le château perché sur les hautes terres qui embrasent les eaux, nous offre son mystère, dès le premier regard. Quelques éclaires alimentent la vision étrange de fin du monde. Je débarque. Les ruelles peuplées de maisons de bois sur pilotis, à l’allure décatie, ont un style Far West. Au hasard d’un lacet, quelques fermiers, machette à la ceinture et borsalino plein planté, croisent ma route. Le soleil rougit entre de gros nuages.

Quelques chevaux descendent des collines. Je trouve à me loger dans une maison de bois qui ressemble à un saloon.

Sur le balcon, des chaises à bascule grincent dans le vent et invitent à contempler le fleuve mythique, mourir dans la nuit claire. Des paroles sourdes et des rires alcooliques montent du bar et se mêlent aux traînées de fumée qui éclairent l’obscurité. Je voyage dans le temps. A l’aube, je grimpe à l’assaut du fort et m’installe à l’aplomb du vide. Le fleuve géant semble dormir avec une douce quiétude. Je regarde ses courbes suaves qui glissent vers l’infini, le long des rives brillantes de soleil comme le faisaient aussi les hommes de tous les siècles, les yeux aux rêves.

Laisser un commentaire