FRANCE INFO: Extrait de la Fiancée du bout du monde. Philippines

Philippines

Île de Boracay

Capitaine Joey, le Pirate Rouge

Je déambule sur la plage qui s’étale dans une courbe lointaine. Le sable fin est d’une blancheur aveuglante. La mer translucide s’étale d’un bleu azur aux reflets turquoise. Tout se répond dans des nuances de vert. À l’horizon, des lignes émeraude et blanches margent la frontière entre le sable et l’eau. Elles ressemblent à un chemin. Je marche sans pouvoir m’arrêter. Mon âme respire cette perfection esthétique, absorbe cette beauté comme un miel nourricier. Des pensées flottent. Dans cette traversée de l’archipel il m’apparaît, une fois de plus, que je ne choisis pas mes escales. Une force mystique semble me déposer comme une fleur là où une histoire m’attend. Ce sont maintenant les mots qui me cherchent.

Le soleil monte doucement comme une fête.

Une vibration me pousse devant le Red Pirate, un bar de plage entouré d’un jardin fabuleux. Un homme aux traits indigènes et à la longue chevelure ébène arrose lentement ses plantes. Son buste nu est habillé de colliers de coquillages. Il me sourit avec une profonde tendresse. Son regard respire la sagesse et son expression, l’allégresse. Comme s’il me connaissait, il me confie que la terre est merveilleuse de nous offrir plantes et fleurs. Les regarder s’épanouir, c’est observer le mystère de l’existence. Et se connecter à cette simplicité bénie s’apparente à une forme de poésie. Je le contemple, le souffle coupé. Son regard envoûtant d’un noir d’encre, son allure charismatique et tribale, ses gestes amoureux, ses paroles lumineuses me brûlent l’âme comme un soleil. Ses yeux de velours et d’ombre ne quittent pas les miens. Dans un élan théâtral le propriétaire des lieux se présente enfin à moi : « Capitaine Joey, alias le Pirate Rouge ». Nous éclatons de rire.

Face à la plage radieuse, sur une grande table du jardin, un groupe d’amis s’installent pour déjeuner. Capitaine Joey me dit qu’ils viennent de la province de Bukidnon, sur l’île de Mindanao, qu’ils appartiennent à l’ethnie du nom de Talaandig. Il précise qu’ils sont musiciens et en tournée à travers l’archipel. Ils font étape, au hasard de la route, selon l’inspiration et les coups de cœur, pour offrir une musique originale aux influences ethniques. Je regarde autour de moi ce tableau parfait comme l’incarnation d’un souhait, cette histoire de voyage qui s’incarne sous mes yeux, et que je conterai, une nuit d’insomnie, pour le seul plaisir de l’immortaliser. Le silence semble résonner comme un battement de cœur. Un vent doux fait trembler les plantes du jardin comme une petite jungle frémissante. Le soleil jaune pointe à l’horizon dans une corolle originelle. Capitaine Joey m’invite à prendre le petit déjeuner en compagnie de la troupe. Les musiciens à l’allure fascinante me lancent des regards émerveillés tels de petits génies rieurs. Je m’installe parmi cette équipe d’artistes, au style déjanté. Ils sont vêtus dans une luxuriance de plumes, de gris-gris et de teintes moirées. Les regards ressemblent à des souvenirs oubliés surgis du tréfonds de la mémoire. Capitaine Joey m’invite à me servir. Sur la table sont disposées des salades de papayes vertes aux piments, des nouilles chinoises, des portions de tofu, des gâteaux de riz sucrés à la banane ou à la mangue. Avec un sourire complice, Capitaine Joey me sert un thé aux herbes du jardin. Menthe fraîche, citronnelle et thym se marient étrangement. Rires et plaisanteries colorent le ciel translucide. Nous savourons ces instants présents bénis dans une euphorie surprenante.

À cet instant, sur cette île, ce repas entre artistes sur une plage de sable immaculé, face à la mer transparente, m’apparaît comme un exemple de fraternité et de liberté – prémices d’une future épopée humaine –  pour laquelle je traverserais le monde. Un frisson me caresse comme le vent.

Waway Saway est le leader du groupe, compositeur et chanteur. Son regard spirituel traduit la profondeur de l’âme. Il me parle philosophie dès la première parole. Il n’y a rien d’autre dans le ciel que les traces de ces mots gracieux. Le vent émeraude mélange les couleurs, les éclats et les souffles. Le musicien me fixe de ses yeux de sage et m’offre un sourire de compassion. La vibration qu’il m’envoie reflète l’amour fraternel et l’énergie spirituelle. Mon cœur semble se détacher de ma poitrine. L’univers devient dense et bleu. Avec simplicité, nous nous séparons.

Je marche sur la place délavée de lumière. Un soleil vert semble repeindre la mer. Ma tête bourdonne. Je fais des va-et-vient sur la grève immense et trouve à me loger à l’arrière du village, chez Margarita, dans une maisonnette de bois. Une brûlure imperceptible colore mon âme. Au crépuscule, je m’installe à une table pour écrire, les pieds dans le sable. L’astre couleur coquelicot a une aura de bouton d’or. Le ciel, strié de couleurs chaudes, glisse sur la mer infinie.

Après le soleil couchant, le concert débute. La plage se métamorphose en un sacre à la musique, un autel antique d’une célébration énigmatique. Une euphorie nocturne gronde comme le tonnerre. Un rythme de gros tambours retentit sur la scène de sable et crève la nuit. Les battements frénétiques s’apparentent à une ronde musicale. Sur cette base de pulsions hypnotiques, la voix envoûtante du chanteur se balade, en langue traditionnelle, à travers des mélodies insensées. Les sonorités aigres-douces, sur des airs enlevés, vibrent d’une harmonieuse unité. Les morceaux s’enchaînent dans l’euphorie, une envolée lyrique, une fusion syncopée de rythmes endiablés.

Waway Saway l’homme qui parle au vent

Le spectacle s’achève. Une folie brûlante anime les regards. L’artiste vient me voir. Je le félicite pour ce voyage astral. Il me chuchote alors qu’il a des histoires à me révéler, à la lueur de la pleine lune. Je le regarde, interdite. Je suis aux pays des merveilles…

Nous sortons dans le jardin de sable nous installer dans la demi-pénombre, sous le ciel tapissé d’étoiles. La lune comme une orange translucide déverse sa lumière laiteuse sur la nuit. Nos cœurs naviguent. Il me sourit d’un regard doux. Je lui confie à quel point les histoires me font rêver. Doucement, le musicien se lance dans un récit magique.

« Je désire te confier un secret, quelque chose que jamais je ne dis et qui pourtant mérite d’être révélé : je sais comment parler aux éléments. Depuis mon plus jeune âge j’en ai fait l’expérience à maintes reprises. Ce don m’a été transmis par mon grand-père, qui avait le pouvoir de communiquer avec le vent, le feu, l’air et la pluie. C’était pour lui une aptitude tellement naturelle qu’il s’étonnait que d’autres ne détiennent pas ce pouvoir. Mon aïeul m’a offert ce talent, comme un joyau inestimable. Depuis l’enfance, j’ai cultivé ce trésor. Sur la route, il y a toujours des occasions de communier avec les forces de la nature et les esprits qui les gardent. Une impression indescriptible me traverse alors, celle de me sentir profondément lié aux éléments, uni à l’univers entier. »

Le musicien se tait, en écho avec le vent qui tourbillonne. Un bourdonnement euphorique provenant du Red Pirate nous fait rire. Mais nous sommes ailleurs, à des années-lumière d’une ambiance de fête d’un bar de plage. Il poursuit.

« Lorsque je n’étais encore qu’un jeune homme, mon grand-père avait l’habitude de se déplacer à pied, à travers la jungle qui borde la mer, pour visiter la famille. Un jour, il me proposa de l’accompagner. J’étais ravi de l’aventure qui m’attendait. C’était la pleine saison des pluies et le temps était incertain. Cependant, nous décidâmes de nous mettre en route, malgré les aléas des éléments. Alors que nous empruntions une sente aux abords d’une ténébreuse forêt, le ciel se transforma soudain en un monstre noirâtre prêt à éclater. De gros nuages semblaient flotter au-dessus de la jungle, prêt à nous inonder d’un instant à l’autre. Mon grand-père, qui marchait d’un pas assuré, ne fit que peu de cas du décor obscur qui pointait à l’horizon. Il m’invitait à poursuivre la route de bon cœur, contre vents et marées. Mais ce qui devait arriver arriva. Les cieux grisâtres se fendirent, et une pluie torrentielle inonda le monde. L’orage qui venait d’éclater nous épargnait encore. Nous étions loin mais nous marchions dans cette direction. Il fallait se rendre à l’évidence : la pluie terrible allait croiser notre route et rendre notre pérégrination pénible. C’est alors que je mis à profit l’enseignement de mon grand-père. Secrètement.

Peut-être attendait-il cette expérience initiatique, qui devait me rendre maître de cet art ? Je ne l’ai jamais su. Toujours est-il que nous marchions sous un ciel obscur avec, devant nous, la claire vision d’une averse ravageuse que le vent allait nous jeter à la figure. Je compris soudain ce que mon aïeul avait tenté de me transmettre avec patience et sagesse. C’est alors que j’ai parlé mentalement au vent. Je l’ai imploré de nous épargner, de retenir la pluie dans ses tourbillons d’air, de la garder prisonnière là-bas au loin, sur le chemin proche de l’horizon, le temps que nous franchissions l’orage. Ma pensée fut tellement pure et clairvoyante que le vent écouta ma prière et retarda l’avancée inévitable de la pluie. Les spirales de vent enfermèrent la pluie et la firent tourner sur elle-même comme une furie. Je fus tant absorbé par ce paysage grisant que j’en oubliai de marcher. Mon grand-père me fit signe d’avancer. Je le surpris, un sourire en coin. Il était certainement fier de moi. Cette vision fantastique me fit réaliser à quel point l’être humain et les éléments pouvaient fusionner. Ce fut l’un des plus grands jours de mon existence. Cette expérience mystique avec l’univers, ces épousailles spirituelles avec le vent et la pluie, resteront pour moi une immense aventure ! »

La lune s’ouvre et les vagues s’agitent. Il n’y a que le roulement des flots et les rayons opales de l’astre, comme des profusions de créations de la terre. Les larmes aux yeux, je remercie le conteur pour cette belle histoire et la beauté étincelante de ces instants de partage. Presque à l’aube, je m’en retourne chez moi, dans ma cabane de bambou.

Par un bel après-midi ensoleillé la troupe m’invite à naviguer sur le trimaran du Red Pirate, au large de la fabuleuse île de Boracay. Le ciel est vert comme la mer. Quelques flocons cotonneux se reflètent dans le miroir transparent de l’eau. Nous montons à bord, le cœur léger comme au premier jour du monde. Le soleil comme un Dieu flotte au-dessus de nous. L’atmosphère explosive se marie admirablement à la perfection du paysage. Et il n’y a pas un brin de vent. Le bateau navigue avec une lenteur comique. Je regarde le musicien, comme une apprentie sorcière. Nous éclatons d’un rire que nous seuls comprenons. Alors le musicien s’installe en tailleur sur une aile du trimaran, et siffle avec la régularité d’un rituel. L’air est immobile, le vent est ailleurs. La joyeuse compagnie des musiciens se joint à nous, en toute innocence, et tout le monde se met à rire et à siffler. Soudain, un tourbillon de vent s’engouffre dans les voiles et nous fait naviguer avec une douceur poétique vers une baie minuscule dans son écrin de verdure et dans laquelle nous accostons comme des pirates, cherchons des coquillages et des pierres précieuses, hurlons comme des bouffons, et nous baignons dans l’eau turquoise.

Lorsque la pluie vient noircir la plage blanche, nous poussons le bateau à l’eau, sautons à bord et filons dans le vent frais de la fin du jour. Alors que les musiciens fredonnent des mélodies vibrantes, une série de trois arcs-en-ciel se dessine dans le ciel humide et rose. De grandes courbes multicolores, dressées juste pour nous, nous inspirent des cris de fascination. Les couleurs s’enroulent en des volutes savantes et magnétiques. Cette splendeur imprévue, à l’instant de notre passage, nous apparaît à tous comme un signe surnaturel, un clin d’œil de l’Univers. Une chaleur relie nos cœurs au sein de cette éternité éphémère et grandiose. Nous atteignons la plage sous un coucher de soleil mémorable. Les éléments semblent s’unir dans une coulée d’or et de feu.

Jours inoubliables.

Puis la nuit vient, comme une promesse de musique et d’ivresse.

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