Philippines
Péninsule de Luzon
Batad
De Banaue, je m’aventure vers le village de Batad, réputée comme la huitième merveille du monde, célèbre pour son somptueux amphithéâtre de rizière en terrasse et sa cascade fabuleuse, du nom de Tappia. Malgré le ciel gris et le vent glacé de l’aube, je suis excitée comme au premier matin du monde. Ce site inconnu et mystérieux m’attire comme un aimant, comme une histoire mythologique alimente l’imaginaire L’idée de visiter ce village fameux, à flanc montagne, jadis peuplé de tribus, fait vibrer mon cœur de voyageuse. Par cette heure matinale, je monte à bord d’une jeepny, qui serpente sur une piste à travers les montagnes. Je descends de voiture à la fin de la route. Devant un plateau qui surplombe le site, on distingue un sentier de terre qui s’achemine vers le village de Batad, réputé pour sa beauté et ses cultures millénaires. On ne peut si rendre qu’en marchant. Le ciel est ouaté et l’air piquant de fraîcheur. Je me mets en route. Le chemin chute dans une tranquillité au parfum d’automne. Un paysage s’ouvre sur des monts infinis et un ciel immense apparaît au hasard des courbes du chemin. J’arrive par les hauteurs puis emprunte des marches d’escalier, qui chutent au cœur du village. Un panorama enchanteur surplombe des rizières multicolores. Sur le perron d’une demeure, une jeune fille ravissante berce son enfant. Elle me salue avec spontanéité, tandis que son enfant s’agite et pleure dans le creux de ses bras. La belle maman m’invite à contempler la vue féerique de son balcon. Elle se prénomme Jasmine. Nous bavardons avec tendresse devant le spectacle étourdissant qui s’étale sous mes yeux. Elle me jette un regard teinté d’exaltation. Dans un rire, elle me propose de vivre chez l’habitant, chez son oncle Ramon, dans une maison de bois traditionnel, de style tribal. Un éclair passe dans mon regard. Je prends conscience que je traverse une période de chance extraordinaire.
Dans un élan comme une danse, la délicieuse Jasmine couche son enfant dans son berceau, prévient son mari de son absence, et m’entraîne à toute allure sur les marches abruptes qui chutent vers la partie basse du village. Nous courons, comme si une surprise nous attendait quelque part sous le vent. Nous arrivons chez Ramon et sa famille. Ils nous accueillent avec une grande générosité. Jasmine me confie qu’elle s’en retourne chez elle, s’occuper de son enfant. Je découvre avec étonnement les cases folkloriques, construites selon les coutumes ethniques des premiers habitants du village de Batad, la tribu des ifugaos. Le maître de lieux m’accompagne dans cette découverte culturelle. Ramon est à l’initiative de la création des cases d’origine tribale. Il désire perpétrer les rites et les traditions en voie de disparition. Devant moi se tient une de ces maisons, une case sur pilotis, de bois épais, et au toit de chaume. On pénètre à l’intérieur du foyer à l’aide d’une échelle. Avec simplicité, Ramon m’invite à grimper dans la case traditionnelle. Il monte à l’échelle et ouvre la porte basse et coulissante. A l’intérieur, un parquet de bois sombre. Sur la droite se tient un foyer qui sert à cuisiner. La fumée du feu de bois préserve la maison du froid et des termites. Dans la pièce unique, des lits sont encastrés le long des murs, sous des structures de bois. Le foyer est entouré de colonnes de bois sculptées, où se dessinent des personnages d’hommes et de femmes d’apparence indigène, assis comme des sages. Des ustensiles de cuisines artisanaux, des panières de fruits, sont accrochés. Des jarres pour le vin et le riz ornent les murs comme une décoration ancestrale. Sous le toit, se tient le grenier à riz. Sa fonction est de garder au sec, les réserves de nourriture, pendant la saison pluvieuse. Je grimpe dans l’habitation. Mon regard s’habitue à l’obscurité. Je distingue, accroché, ici et là, un pied de vache noircie par des milliers de feu, un crâne de buffle, des pieds de poulets et de cochons ainsi qu’une couronne de plumes de poule noire. Surprise, je demande à Ramon la signification de ces objets primitifs. Ramon me perce de son regard noir et réplique que cet attirail tribal servait depuis des temps immémoriaux, à protéger la maison contre le malheur et le mauvais œil. Il m’indique avec lenteur, une sculpture de bois noir qui représente un personnage aux traits naïfs. Je me laisse gagner par la sobriété de la sculpture et l’expression dépouillée du personnage. Sa couleur noire semble briller d’une sombre lumière dans la case ancestrale. Doucement, je me fais absorber par des impressions millénaires, comme un voyage dans le temps. Ramon me confie que cette statue protectrice n’est autre que le Dieu du riz, une divinité vénérée des anciens ifugaos. Il pointe les plumes de poule en bouquet, comme laquées par les fumées noires. Il me révèle qu’elles proviennent des rituels de sacrifices, effectués au fil des années. Après chaque rituel protecteur, les esprits satisfaits s’aventurent à l’intérieur de la demeure de celui qui a réalisé le sacrifice, et offrent leur protection. En épinglant ainsi les plumes après chaque rituel, les anciens indiquaient clairement aux esprits, qu’ils venaient de faire leur devoir et attendaient, une bénédiction en échange. Les esprits prévenus pouvaient alors s’employer à exhausser les souhaits de prospérité des vivants. Ramon se tait. Au cœur du sanctuaire animiste d’une ère révolue, un silence obscur vibre comme une aura. Le souffle coupé, mon regard balaye la pièce intrigante, riche en histoires et impressions. Il y a un grand couteau pour découper les viandes, suspendu à un clou ainsi que des épis de maïs qui sèchent au-dessus des braises chaudes. Des assiettes en bois de coco, munies de cuillères au manche sculpté de personnages primitifs, reposent sur des étagères. Cette installation insolite me rappelle les tribus de l’Afrique de l’Ouest. Ramon se lance dans un récit envoûtant.
« Depuis des millénaires, les peuplades de ces régions des montagnes sont profondément animistes. Depuis des temps reculés, les villages ont coutume de disposer à l’intérieur des demeures où à l’entrée des maisons, des ossements d’animaux sauvages. Symboliquement, ces derniers incarnent la force et la puissance capables de protéger la famille entière, des mauvais esprits et aussi des catastrophes naturelles. Ces ossements représentent aussi le pouvoir de celui qui les a chassés. On reconnaît un grand chasseur, aux nombres de ses trophées disposés autour de son habitation, ce qui lui vaut admiration et respect au sein de la communauté, et protection spirituelle de la part de ses ancêtres défunts. Quant aux ossements d’animaux domestiques, qui peuvent aussi orner l’habitation, ils représentent le statut social et la richesse de la famille. Lors des récoltes de riz, à chaque rituel de prospérité, l’homme nanti, qui possède un grand nombre de rizières peut se permettre d’effectuer le sacrifice d’un cochon, par exemple, et d’organiser une fête au village en l’honneur de ce rituel de protection. Tous les villageois sont alors invités et festoient en chœur. L’homme qui a réalisé ce rituel gardera en souvenir un ossement ou une plume de cet animal. La collection d’ossements d’animaux domestiques indique directement aux villageois, l’appartenance sociale. La richesse dépend aussi des cultures de riz. »
Le conteur se tait. Ramon s’occupe du feu qui crépite et me lance un regard chaleureux. Le temps file puis disparaît dans le gouffre du monde. Les mots résonnent en nous et nous rendent immobiles. Nous sommes heureux de ces paroles échangées, de ces histoires orales que j’ai pour mission d’écrire. Il m’apparaît alors que je voyage où me porte le vent, pour traduire en poésie ces légendes humaines. Le feu crépite et illumine la pièce obscure d’éclats rouge sang. Le silence résonne. Le feu crépite. Mon cœur brûle de plaisir. Nous nous levons de concert, comme si nous avions épuisé tous les mots de la terre. Nous sortons de la case. La nuit est venue sans crier gare. L’air est noir et frais. Un tapi d’étoiles recouvre le ciel. Des lueurs dessinent les contours des fascinantes rizières, qui semblent plonger dans le vide profond. Ramon m’accompagne vers la maison traditionnelle, réservée aux visiteurs dans laquelle j’ai la grande chance de vivre quelques jours. Je pénètre cet antre tribal avec une joie indicible. Un bouquet de plumes accroché devant une poutre du foyer m’indique, comme aussi aux esprits, que les rituels ont été accomplis. Ainsi, la maison et ses habitants seront protégés. Un frisson me parcourt. Je reste l’âme troublée, par ces vibrations ancestrales aux pouvoirs puissants. La statue noire du Dieu de riz semble me saluer d’une douce énergie.