Mon Odyssée dans les Balkans, SERBIE

Zemun

Zemun

Je me rends à Zemun, un ancien port, situé dans les faubourgs de Belgrade. La vieille cité au bord du Danube appartenait jadis à l’empire austro-hongrois. Son charme bohème reflète un temps révolu. Le long de la promenade arborée, jalonnée de cafés et de restaurants, les habitants de Belgrade viennent se détendre le soir venu ou le weekend, en une atmosphère provinciale réjouissante. Les visiteurs viennent y admirer le coucher du soleil sur les eaux verdoyantes du majestueux fleuve qui file tranquille. Car l’activité principale de la bourgade est la contemplation des méandres du Danube aux reflets de jade, ainsi que de la petite île du Lido, située au milieu, dont le charme authentique attire les visiteurs. Le regard se perd au gré du défilé des bateaux qui traversent le fleuve. Dans le vieux Zemun, je me promène au gré des ruelles pavées si pittoresques. Les bâtiments austro-hongrois ainsi que les églises orthodoxes ou catholiques rivalisent de beauté. Puis m’achemine au sommet du mont Gardos. Une vue magnifique se déploie sur le fleuve mythique et la capitale serbe. Malgré un ciel couvert, je déambule le long du Danube, où sur la promenade les terrasses fleuries des restaurants surplombent les eaux onctueuses. En face, les berges verdoyantes de l’île du Lido se dessinent. Quelques cabanes de bois et paillottes, blotties au cœur de roseaux, encadrées par des arbres courbés diffusent leur ombre sur ses rives sauvages. Je grimpe le sentier que de vieilles maisons d’un autre siècle bordent avec un faste d’antan et visite une église blanc et doré, dont le dôme brille dans le ciel lourd. Puis emprunte une venelle qui conduit jusqu’à la célèbre tour de Gardos. Construite en briques rouges, reconnaissable à son toit de style hongrois, elle illustre le symbole de Zemun, dont les habitants sont très fiers. Un panorama magnifique s’offre au regard sur la cité en contrebas, les clochers des églises resplendissants qui semblent triompher face au Danube. Imperturbable et majestueux, il glisse à travers les terres balkaniques avec une douce tranquillité, comme au temps des premiers peuplements. Alors que je rêve face au paysage imprenable, des rires attirent mon attention. Je découvre alors, ébahie, un couple de mariés qui s’apprêtent à faire un shooting. Deux photographes, un homme et une femme, munis de différents objectifs les installent au pied de la tour, puis arrangent la longue traîne de la mariée. On leur indique des poses à prendre, extrêmement romantiques, où l’épouse, un bouquet de fleurs à la main, enlace son époux en l’embrassant. Alors que les photographes se mettent à déclencher, je fais un signe aux mariés, afin de leur demander si je peux aussi immortaliser la scène si pittoresque, destinée à leur album nuptial. D’un sourire radieux, le couple me salue à l’unisson, puis me regarde en chœur afin que je les photographie. Cela n’est pas sans me rappeler mon incroyable récit de voyage à travers l’Asie du Sud-est, où les mariés de différentes ethnies étaient à l’honneur. Alors que ma pensée vagabonde des rives du Danube jusqu’aux berges du Mékong, au gré de souvenirs invraisemblables de noces traditionnelles, des cris de joie ou plutôt des hurlements me tirent de ma rêverie. Comme par enchantement, de l’autre côté de la tour circulaire, un groupe d’amis prépare également une séance photographique de mariage. Mais cette fois, une ambiance enflammée anime les cœurs. Soudain, un groupe d’hommes, vêtu d’élégants costumes, se met à porter le mari, tandis qu’un autre soulève la mariée. La reine d’un jour rit aux éclats, bousculée de la sorte, cintrée dans sa longue robe écumante de dentelles. Puis, c’est au tour de l’époux de soulever sa belle, avec grâce, bien entendu, ce qui ne semble pas si évident, le marié s’y reprenant à trois fois, sous les harangues de ses amis. Les rires crèvent le ciel nuageux de cette fin d’après-midi. Tandis que les photographes s’évertuent à prendre le maximum d’images sur le vif, un vidéaste réalise un film de l’inoubliable scène, prémices de noces folles à venir, selon les coutumes de la culture serbe. Ravie, je contemple ces extraits de vie comme de fabuleux clips vidéo et me laisse griser par l’euphorie qui anime les époux et les convives. Puis m’installe au café de la tour, dont la terrasse offre une vue plongeante sur le Danube ainsi que sur les églises de Zemun. Une douce poésie se dégage de ce tableau des plus authentiques. J’imagine ainsi qu’au fil des siècles, pléthores de peintres ont dû traîner leur chevalet jusqu’à ce point inspirant. Sous un vent humide qui semble annoncer la pluie, je me laisse traverser par la magie du voyage.

Sombor

Sombor

La cité se développa au Moyen-âge sur un espace insolite composé de îles du Danube, entourées de marécages. Une riche famille hongroise y fit édifier une forteresse pour empêcher que la domination ottomane se poursuive. Ce qui n’empêcha pas cette dernière d’être conquise par l’occupant turc. Les populations hongroises et serbes fuirent ainsi vers le nord. La cité devint alors une importante ville ottomane. Des mosquées, des écoles coraniques ainsi que des hammams y furent construits. Mais à la fin du 17ème siècle, lors de la bataille décisive des slaves contre les armées ottomanes, à Vienne, et dont la victoire allait marquer la fin de la conquête musulmane vers l’ouest, l’empire ottoman très affaibli, finit par libérer la cité de Sombor. C’est alors que l’empire austro-hongrois prit le contrôle de la ville et lui offrit un développement exceptionnel, dont le faste est toujours aussi fascinant de nos jours. Cependant l’impératrice Marie-Thérèse lui accorda le statut de ville royale libre contre la somme de 150 000 florins. De magnifiques demeures bourgeoises sont alors édifiées dans l’art baroque et rococo, si spécifiques de la splendeur du style de l’empire. De nos jours, la tradition du brassage ethnique se poursuit. Le mélange culturel est toujours présent comme par le passé. Les habitants serbes, croates et hongrois y vivent en harmonie. Sombor représente ainsi une ville aux multiples visages, mosaïque des peuples, forgée par son histoire mouvementée, ses migrations et des diverses influences. Elle a le privilège de nous offrir aujourd’hui un témoignage d’une harmonie possible au sein d’une cité à l’esprit de tolérance et de paix.

Le lendemain matin, je me balade dans le cœur baroque de la cité. Une atmosphère à l’ancienne infuse les lieux comme si le temps ne s’était pas écoulé. Inspirée, je me rends à la Galerie Milan Konjovic, où sont exposées les œuvres du célèbre peintre. Né à Sombor en 1898, ce peintre serbe d’exception traversa le siècle et laissa pas moins de 6000 créations en dessins et en peinture. Milan Konjovic est l’un des artistes contemporains du siècle passé les plus renommés de Serbie. Au fil d’incessantes explorations picturales, il a imposé son style unique, à la fois expressionniste et coloriste, côtoyant les plus grandes figures artistiques de son temps. Dès le premier regard, je me sens vibrer d’enchantement. Un véritable coup de cœur pour ce peintre fameux de l’ex-Yougoslavie, dont je ne connaissais pourtant pas l’existence. Au gré de l’exposition, je retrouve cette recherche expressive, aux multiples influences, qui a jalonné le 20ème siècle. La puissance et l’intensité des portraits rappellent les visages peints par Picasso ou Toulouse Lautrec. Tandis que les scènes d’intérieur ou de jardin avec modèle rappellent le monde intime et sensible de Bonnard. Ou encore, les paysages colorés à la riche composition s’apparentent à Matisse ou Derain. Le parcours de ce peintre est d’une infinie richesse, s’inspirant des grands courants de son époque. Durant les années 30, les silhouettes et les portraits subissent des influences cubistes, puis expressionnistes tandis que les décors deviennent fauves. Puis vers les années 50, les paysages multicolores frôlent l’abstraction, faisant presque disparaître la forme. L’émotion s’exprime alors telles des vagues, sur des couches de peinture qui semblent devenir chaotiques, relevant d’une force presque dramatique. Cependant, chaque forme se lit clairement et s’assemble au tout. Durant les années 60, l’artiste poursuit sa recherche de formes géométriques et s’adonne à un jeu ludique avec la couleur, dont l’abstraction est semblable aux travaux de Robert et Sonia Delaunay. Lors des années 80, on assiste à un retour au dépouillement, à une simplification des formes. Elles redeviennent alors figuratives et illustrent une quête vers le symbolisme et le spiritualisme. Les thèmes traités redeviennent classiques, à l’image des peintures de l’Annonciation ou de chevaliers moyenâgeux. D’une note épurée et superbe, tout s’écrit alors d’un trait dans un langage minimaliste, nous ramenant à l’essentiel. La complexité se métamorphose alors en une pure évidence esthétique, limpide et flamboyante. Cela me fait penser aux œuvres de Chagall, dont personnages presque oniriques flottent dans un espace irréel ou imaginaire, dessinés d’un trait qui semble naïf, contenant pourtant la plénitude. Je sens une irréversible ivresse monter en moi. Et je me laisse griser par ce bain de formes et couleurs, à l’expressivité exaltante.

Le lendemain, une balade m’appelle le long du canal qui rejoint le Danube. Sur les quais, sous un ciel bleu azur, de grands arbres font trembler leurs feuillages et laissent leurs branchages se refléter dans les eaux miroitantes, dans lesquelles les nuages cotonneux se regardent avec clarté. C’est une promenade à la végétation foisonnante, où les pêcheurs attendent le poisson avec une sage tranquillité. Elle se marie à merveille avec la quiétude des eaux verdâtres. Ici et là, derrière les roseaux, sur un morceau de terre échappée des marécages, un pêcheur lance une ligne doucement puis attend immobile qu’opère la magie. Lors de mon passage, des oiseaux magnifiques aux noms inconnus s’envolent ensemble, venus se cacher dans la végétation généreuse des rives. Dans le silence vibrant du vent, leur chorégraphie splendide m’apparaît comme un trait de génie inimitable. Etrangement, les arbres semblent me prodiguer un accueil de reine. En guise de salut, ils se mettent à frémir avec une grâce poétique, alors qu’il n’y avait pas un brin de vent l’instant d’avant. A mon tour de gratifier Dame Nature. Au gré de la balade, des pontons de bois rafistolés servent à l’arrimage des barques de pêche, sur lesquels les riverains prennent l’apéritif les soirs radieux d’été. Sur les rives terreuses, les pêcheurs viennent se poser entre roseaux et bambous, face à des lits flottants de nénuphars qui drapent les eaux vert sombre. Les chants d’oiseaux enveloppent ce décor sauvage qu’un soleil piquant illumine avec tendresse. Je savoure la beauté première de ce décor tant aimé des habitants de Sombor. Ils viennent s’y détendre à bicyclette, comme il y a un demi-siècle. Je savoure l’atmosphère allègre de ces lieux enchanteurs, puis saute dans un bus pour me rendre encore plus proche du Danube, dans la cité d’Apatin. Depuis des temps reculés la bourgade fut un port important qui attira diverses communautés. Hongrois, Croates et Tziganes cohabitent ainsi depuis toujours. Située au cœur de la Voïvodine, la ville d’Apatin possède des églises à la fois catholiques et orthodoxes ainsi que de majestueux monuments austro-hongrois. Mais en ce jour lumineux, le Danube m’appelle de toute sa magnificence. Je découvre ainsi une jolie promenade sur les berges du célèbre fleuve tant convoité, qui poursuit son frénétique parcours à travers tant de pays, de paysages des Balkans. D’une allure noble, il file majestueux comme un roi en ces contrées d’Europe de l’est, auxquelles il a offert tous ses bienfaits depuis la nuit des temps. Devant les rives illuminées, un café ombragé m’accueille pour une limonade fraîche. Je fais la connaissance d’une femme et de sa fille. Elles me conseillent ardemment de me rendre un peu plus loin, à la plage de sable que recèle le fleuve, et qui est paraît-il est très prisée. Mais avant, enjouées l’une comme l’autre, elles me suggèrent de visiter à deux pas, la magnifique cathédrale orthodoxe, qui regorge de fresques extraordinaires. Heureuse d’échanger avec elles, je m’installe à leur table pour bavarder des beautés de la région de la Voïvodine, des rives enchanteresses du Danube ainsi que de la vie culturelle de Sombor qu’elles adorent tout particulièrement. Avec simplicité, nous nous sourions, de bon cœur, dans la légèreté d’un partage de l’instant. Je suis touchée par leur puissante complicité. Il se dégage d’elles une grande ouverture d’esprit, un art de vivre dicté par la joie, l’écoute et la sincérité. Cela n’est pas sans me rappeler ma relation exceptionnelle avec ma mère, faite d’échanges profonds et de joyeuses folies. Elle aussi fut une très jeune maman avec ses filles adolescentes qu’on prenaient pour ses petites sœurs. Je suis émue. Nous nous remercions chaleureusement. Puis suivant leurs précieux conseils, je pénètre alors dans le vaste édifice orthodoxe, temple sacré au bord du Danube. Une profusion de fresques décore l’intérieur coloré du lieu saint, avec une ampleur à couper le souffle. Le temps suspend son cours face à l’exubérance des peintures religieuses, qui n’en finissent pas de se dévoiler à mesure que le regard s’habitue à la pénombre mystique de l’église. Puis, comme toujours je poursuis mon inépuisable route vers la plage de sable. Au bout d’un canal, une ravissante grève achève les eaux d’une courbe délicieuse. Désertée en ce jour de semaine, je m’allonge dans le sable à l’ombre d’un parasol de paille. Le soleil frappe. Le sable chaud contient mon corps fatigué de tant de pérégrinations. Une musique folklorique qui s’échappe du célèbre restaurant « La rose bleue » semble envelopper mon espace de détente d’un brin de rêve. Je m’abandonne alors à la magie incontestable de ma route nomade. Alors que je me dirige vers le restaurant, affamée par ma longue promenade au bord de l’eau, je me demande soudain comment je vais rentrer à Sombor. Mais sans plus me préoccuper de cette question laissée en suspens, je commande des burritos végétariens, me régalant de ce déjeuner original et exotique. Cependant, dans le fond de ma pensée, la question subsiste : « comment vais-je rentrer à Sombor, à une quinzaine de kilomètres de là, alors que les bus se font rares et que je ne voyage pas en taxi pour des raisons économiques. » Mon repas terminé, je me plais à discuter avec le serveur. Il est très sympathique et me demande ce qui m’emmène ici. Alors nous nous racontons en un échange jovial, son collègue nous interrompt poliment pour me demander si j’ai besoin d’un transport pour Sombor. Aimablement, l’homme, encore habité d’un costume classique noir et blanc, me propose de me raccompagner. Comme il a fini sa journée et qu’il rentre à la ville, il imagine aussi qu’une touriste ait besoin d’aide pour se déplacer, les bus n’étant pas si fréquents à cette heure crépusculaire. Le temps s’absente à lui-même. Un silence ému me traverse. Je regarde d’un air inerte, sans doute avec le regard d’une sardine du Danube. Puis nous éclatons de rire sur les berges ensoleillées. Je n’en reviens pas ! Je le remercie chaleureusement de sa proposition bénie et pour l’intuition fulgurante qui l’a traversé et qui effectivement me soutient grandement. Gentiment, le serveur me propose qu’on se retrouve d’ici 15 minutes, le temps de se changer. Surprise, je termine ma citronnade, à l’acidité piquante comme j’aime. Je contemple alors les rayons solaires s’éparpiller sur les eaux verdoyantes, en des arabesques dansantes de lumière d’or. Puis je quitte les lieux, le cœur en unité avec le paysage unique des berges suaves du Danube. Je remercie le serveur qui s’est occupé de moi lors d’instants précieux passés à la plage et en sa compagnie, puis suit l’inconnu qui m’ouvre la portière de sa voiture bleue comme le ciel. Le véhicule file sous le soleil couchant. Le vent se lève avec tendresse. Vladimir me confie qu’il adore son métier, car il lui a permis d’apprendre l’anglais et de rencontrer des touristes de tous les Balkans ainsi que d’autres continents. Une richesse incontournable selon lui, afin d’apprendre enfin à se connaître les uns les autres. En souriant, il me confie qu’il aimer rendre service et que c’est la seule vérité de la vie. Nous nous sourions d’une simplicité toute fraternelle, puis arrivés à destination, nous nous quittons, en nous faisant des signes de mains comme des enfants. Mais qui a parlé de hasard ? Ne serait-ce pas plutôt Dieu qui voyage incognito ?

Mais la magie ne semble pas avoir dit son dernier mot ce soir. Alors que je me sens troublée d’être protée comme une reine à chacun de mes pas en terre inconnue, je décide de prendre un verre au café des Arts dans le cœur historique de Sombor, un café culturel blotti dans un passage au fond d’un jardin verdoyant. Je commande une citronnade. Dans une ambiance bohème, une décoration de brocante mêle tous les styles avec une harmonie poétique très inspirante. Je m’installe au cœur du vieux mobilier dépareillé en une fusion des genres. Une musique du monde colore l’atmosphère d’une note vagabonde. Installées dans le jardin, deux adolescentes se retrouvent en badinant autour d’une orangeade, tandis que deux vieux messieurs chapotés à l’ancienne, ont rendez-vous pour se raconter leurs souvenirs. Une scène cinématographique au ton sépia semble se dérouler devant mes yeux, comme si on plongeait dans des décennies passées. Alors que je me relaxe, épuisée par ma journée idyllique au cœur d’une nature luxuriante, un homme vient m’informer que ce soir a lieu un concert de Blues. Surgit un artiste qui donnera un récital à la guitare, à la lisière du Blues et la Country. Nous bavardons ensemble, tous deux passionnés de voyage. Puis le concert débute. D’une voix rocailleuse, le chanteur nous emmène on the road avec une profonde intensité. Tout en me fixant du regard, l’artiste semble adresser le concert à la baroudeuse que je suis et qui sillonne la route des Balkans. Une magnifique aubaine pour ma dernière soirée, après ces jours de pure découverte.

Novi Sad

Novi Sad

Je désire découvrir la Voïvodine, une vaste plaine aux réserves naturelles inestimables parmi les plus belles des Balkans, habitat d’un nombre incalculable d’espèces d’oiseaux. Région fertile aux terres riches qui représentait depuis des siècles le grenier à blé de tout le pays. Car trois fleuves importants l’alimentent depuis des temps immémoriaux : le Danube, la Save et la Tisza. Elle a prospéré grâce à son commerce fluvial, ce qui attira de nombreuses vagues d’immigrations au fil des siècles, dont la diversité ethnique offre encore de nos jours une extraordinaire mosaïque de peuples. Roumains, Hongrois, Slovaques, Croates, Monténégrins ou Tziganes vivent en harmonie, chaque minorité conservant sa langue, son mode de vie traditionnel, vestimentaire, folklorique ou religieux. Je m’aventure donc dans cette région inspirante au passé tumultueux, dont les diverses influences indémêlables sont toujours tangibles de nos jours. De Belgrade, un bus me conduit à travers la plaine d’une platitude étrange vers la très renommé cité de Novi Sad. 

Cité aux mille richesses, située le long du Danube. Dès le 18ème siècle, elle devient une importante étape sur le fleuve nourricier. Riche en céréales, la ville exporte ces denrées vers d’autres contrées balkaniques et vers l’Europe de l’Ouest. Elle devient ainsi la capitale de la grande plaine céréalière de la Voïvodine ainsi qu’un refuge pour les Serbes qui fuient le joug ottoman. Mais elle séduit par son étonnante prospérité, commerçants et artisans désireux de faire des affaires et de se lancer dans de nouvelles entreprises. C’est alors que la famille royale austro-hongroise des Habsbourg édifie la gigantesque forteresse dominant le Danube afin d’offrir à la cité la sécurité nécessaire à son plein essor. Des Allemands de la région de Souabe ainsi que des Hongrois immigrent dans la ville et ses faubourgs. Au 19ème siècle, la ville connait un immense développement intellectuel : les grands poètes, écrivains, philosophes et artistes s’y retrouvent, avec l’ardeur d’une liberté d’expression enfin retrouvée, à l’abri de l’emprise turque. Les créations artistiques jaillissent, les idées fusent, de riches pensées se développent pour la création d’une nouvelle démocratie serbe. Depuis des siècles, Novi Sad jouit de la protection de l’empire austro-hongrois, ce qui contribua fortement au développement de sa vie culturelle. En effet, la ville fut le berceau de la culture serbe. En 1826, « la Matrice serbe » est créée par des personnalités importantes dans le monde des lettres et des arts, ce qui attirera irrésistiblement l’Intelligentsia, fuyant ainsi la domination ottomane afin de restaurer les valeurs culturelles serbes après avoir étudié dans les capitales des Balkans.

Balade rive gauche dans le quartier piéton, le long des venelles animées, bordées de magnifiques maisons baroques aux couleurs vives, des plus réjouissantes. La cathédrale catholique exhibe avec un charme fou son dôme multicolore, telle une flèche vers le ciel. La pointe toute colorée est visible de très loin. C’est un magnifique point de repère lorsque l’on se perd au hasard des ruelles charmantes aux demeures rococos. Mes pas me conduisent au gré de mon émerveillement vers la cathédrale orthodoxe de Saint-Georges. Sous une magnifique iconostase, composé d’innombrables icônes, je me recueille quelques instants pour remercier le vent du voyage de m’avoir déposée en ces lieux riches où de belles aventures m’attendent. Au gré d’une balade dans le cœur de la cité, je découverte de la plus ancienne galerie d’art de la ville, où sont exposées des icônes religieuses et tableaux des peintres serbes du 19ème et 20 -ème siècles, la galerie Matica Srpska, « La Matrice serbe ». Enchantée, je découvre l’institution culturelle la plus ancienne de Serbie. Créée à Budapest au début du 19ème siècle, sa mission était dès l’origine de préserver et de développer l’héritage serbe dans le domaine des lettres et des arts. Je déambule au gré des peintures d’artistes serbes du 18 -ème et du 19 -ème siècle. Je suis frappée par l’expressivité des tableaux, portraits intenses de style classique, paysages sombres ou colorés des bords du Danube ou de la plaine de la Voïvodine. De plus, une grande variété d’icônes sacrées est exposée, d’une exubérance baroque flamboyante. Je me laisse émouvoir par de troublantes Vierges à l’enfant d’une facture naïve, entourées de dorures baroques. Aussi, Jésus est paré comme le roi d’une contrée céleste paradisiaque, dont les peintures sont serties de frises ornementales, dorées aux motifs de fleurs. Je flâne, l’âme aux nues, au cœur d’une qualité picturale insoupçonnée. Je me laisse enivrée par les vibrations des peintures serbes réalisées au fil des siècles par des artistes éclairés, libres et visionnaires. Avec des étoiles dans les yeux, je sors à l’air, sous un ciel crépusculaire palpitant de chaleur. Près de la cathédrale au clocher multicolore, je découvre un bar aux influences du monde qui diffuse une musique « fusion ethnique » sur la venelle piétonne. Ravie, je m’installe en terrasse et commande un burrito mexicain aux légumes variés, un bonheur ! En sirotant mon cocktail de jus de fruits frais, j’apprécie de manger un plat original après trois mois de salade grecque. Une atmosphère d’allégresse se dégage du cœur antique de la cité. Etudiants, habitants et vacanciers s’y retrouvent pour s’amuser avec une douce ivresse. Alors que la nuit tombe, je me laisse gagner par l’ambiance bohème de la vieille ville. Tandis que les bars diffusent des musiques entraînantes, des tziganes font danser leurs enfants sur le pavé pour quelques billets jetés dans un chapeau. Des adolescents déambulent enlacés, des couples se promènent amoureusement ou des groupes d’amis s’installent aux terrasses pour prendre l’apéritif en parlant fort et en riant de bon cœur. Je plonge alors dans la contemplation de la vie qui s’agite tout autour de moi avec une intensité vibrante. Malgré l’euphorie de la vie nocturne qui semble m’appeler, je résiste à la tentation et rentre à mon hostel, où un petit salon délaissé m’attend pour quelques heures d’écriture solitaire.  

Le lendemain, je visite la rive droite du Danube, où se trouve la forteresse de Pétrovaradin. L’immense citadelle trône sur un promontoire rocheux et surplombe le Danube. Au pied de la forteresse, avant d’emprunter le chemin qui monte à l’assaut de la construction massive qu’on rejoint à pied par des escaliers, un pont et un tunnel, il y a le vieux quartier aux maisons baroques multicolores d’une élégance austro-hongroise. L’inventivité des façades décorées d’un style raffiné aux teintes vives est d’une balade dans le temps. Un bain de nuances dans un décor baroque splendide, où les fenêtres sont cerclées de moulures décoratives ravissantes. Enfin, je gravis les marches de pierre qui conduisent à l’imposante forteresse. Face à l’horloge, je m’installe à une terrasse pour m’emplir de la vie grandiose qui s’étire devant mes yeux. Le Danube, immobile et bleu roi repose presque assoupi en une tranquillité muette telle une mer calme un jour sans vent. Le soleil perce les nuages soyeux, diffusant ses rayons infinis sur le décor verdâtre des eaux onctueuses, des rives marécageuses ainsi que sur le tableau qui se dessine au loin de Novi Sad, avec ses ponts, ses routes, ses habitations. Sous un soleil cuisant, je fais le tour des remparts afin d’admirer les différents points de vue sur le fleuve et sur la cité ancienne. Des vues magnifiques s’étirent alors sur les eaux suaves, qui semblent s’étirent par-delà le regard vers les horizons inconnus. Mais cette fois, ce n’est pas pour la vue que je me rends dans ce lieu très particulier. Je l’avais déjà visité il y a 5 ans, sous la neige, lors de mon premier voyage en Serbie. Ce qui m’avait alors le plus marqué était les nombreux ateliers d’artistes creusés dans le roc, dans l’enceinte de la forteresse au sein d’un gigantesque bâtiment. Les artistes y travaillent, créent leurs œuvres, les exposent et parfois vivent aussi dans ces maisons insolites, antres de leurs créations. Passionnés, ils attendent notre visite.

Stremski Karlovci

Stremski Karlovci

Afin de dédier ma journée à la découverte des merveilles architecturaux de la montagne de la Fruska Gora, je dois me rendre à la ravissante cité voisine de Novi Sad, Stremski Karlovci. Alors que je raconte mon futur périple au patron de mon hostel pour routard, il me répond tout sourire que son ami avec lequel il est en train de prendre un café à la terrasse de l’auberge doit s’y rendre pour travailler. Il ajoute, malicieux qu’il est ravi de me déposer car il sait que voyager en transport en commun en Serbie n’est pas chose aisée. Je m’installe à la table avec les deux hommes, le temps qu’il termine leur discussion. J’accepte l’invitation avec joie. Le patron m’explique qu’il est heureux de pouvoir aider ses hôtes à visiter les splendeurs de la région, selon lui les plus belles de toute la Serbie. Mais sans plus tarder son ami se lève et m’invite à le suivre jusqu’à sa voiture garée juste à côté sur le boulevard. Nous montons à bord. Le soleil monte et nous inonde de sa chaleur. Igor me raconte qu’il est originaire de la cité antique de Stremski Karlovci, un joyau culturel où se trouve de magnifiques monuments de style austro-hongrois, d’élégantes églises ainsi que d’agréables cafés. Cela réjouit les visiteurs qui se lancent à l’aventure dans le massif de la Fruska Gora à la découverte des célèbres monastères d’un autre âge. Pour des raisons professionnelles, Igor a dû quitter un temps sa ville natale pour vivre à Novi Sad, la capitale régionale voisine. Cependant, il est revenu bien vite sur sa décision afin de se rapprocher de la nature, conscient des beautés qui l’environnaient depuis toujours. Avec un sourire habité, Igor me confie qu’il a pourtant réalisé qu’il avait tout à portée de main et qu’il n’avait donc pas besoin de chercher autre chose ailleurs. Ses trésors représentent une grande richesse : une magnifique maison de famille peinte de rouge rose d’un style austro-hongrois, une cité antique aux monuments précieux qui le ravit chaque matin, le Danube à deux pas pour pêcher le dimanche ou flâner en famille sur l’île juste en face et son irrésistible plage de sable fin. Mais le plus remarquable est le massif montagneux de la Fruska Gora, dont les nombreux sentiers de forêts offrent de surprenantes balades qui conduisent aux rares monastères d’une inestimable valeur pour le patrimoine serbe. En éclatant de rire, il ajoute qu’il est comblé d’être retourné dans sa ville natale, d’après lui la plus belle au monde. Avec un air amusé et teinté de tendresse, il se questionne sur la nature humaine. Il lui semble essentiel de prendre conscience de la beauté qui nous environne, au lieu de courir sans cesse à la recherche de quelque chose d’impalpable. Il poursuit en ajoutant qu’il était lui-même en quête d’un absolu qu’il avait déjà trouvé sans le savoir. Depuis, il savoure la chance extraordinaire qui est la sienne, celle de vivre dans un paradis à la fois de nature et de culture car cela ne cesse de l’inspirer au quotidien. Quelque chose frissonne en moi à l’écoute de ce palpitant récit de vie, qui m’apparait d’une profonde vérité. Avec une extrême gentillesse, il me dépose à l’office du tourisme du cœur historique de la cité, afin que j’obtienne toutes les informations nécessaires à ma visiter des monastères. Je le remercie du fond de l’âme pour ces instants fugaces partagés dans sa voiture.

La culture préhistorique Vinca

La culture préhistorique Vinca

Vinca est à l’origine le nom d’un village au bord du Danube, proche de Belgrade, où ont été découvert les vestiges oubliés d’une très ancienne civilisation, une des plus anciennes d’Europe. Les autres sites découverts sur un vaste territoire de la même époque et dont les fouilles comportent les mêmes artefacts ou les mêmes motifs ornementaux sur les poteries sont désormais désignés comme appartenant à la grande culture préhistorique Vinca. Je me rends sur le site qui m’intrigue déjà. Temps maussade et brume sur le Danube gris et triste. Mais mon cœur vibre à l’idée de découvrir des merveilles incroyables d’une culture à la richesse insoupçonnée, vieille de 8 millénaires. Une archéologue sur le site au bord du Danube me raconte l’histoire de ce peuple de la nuit des temps. La culture Vinca s’est développée sur une très vaste zone, bien plus grande que celle de l’actuelle Serbie. Elle s’est formée lors d’une première migration de populations, qui s’est déplacée sur les fleuves et les rivières, venant de l’est, de l’actuelle Turquie par la Mer Noire ou de la Méditerranée. Une société complexe s’est alors développée sur un gigantesque espace. Et pour que cette société évolue et reste en lien, un sentiment d’une identité communautaire a dû se mettre en place. Car la preuve est là : aux quatre coins de ces terres lointaines, les mêmes dessins sur les poteries et les outils ont été retrouvés. Cette contrée séduisit les nomades il y a 8000 ans, qui ont eu envie de se sédentariser dans des plaines si riches et si fertiles. En effet, la région fut toujours très riche en eau, en minets, en pierre. De plus, le long des berges du Danube, le climat à la fin de l’ère glaciaire y était doux comparé aux régions des montagnes environnantes. Ainsi, la culture Vinca naquit. Le commerce se développa alors jusqu’aux zones de l’actuelle Roumanie, de la Hongrie et jusqu’à la frontière avec la Slovaquie et la Turquie. Ce peuple ingénieux utilisait les ressources naturelles de sel sur les territoires de l’actuelle Roumanie afin de faire des échanges avec les peuples qui vivaient sur les contrées au-delà de la Mer Noire, dans l’actuelle Turquie. Ces derniers disposaient de riches ressources en obsidienne, une pierre noire extrêmement dure et solide servait à faire des outils très précis. Etonnement, ce peuple développa la métallurgie du cuivre afin de créer des outils, des objets décoratifs, des bijoux ainsi que des figurines agrémentées de pierres précieuses. L’art de la poterie se développa selon un savoir-faire ingénieux, variant selon l’utilisation qu’on ferait des pots, des vasques, de la vaisselle. Les jarres destinées à la cuisine devaient résister à une cuisson élevée. On ajoutait alors des pierres à sa fabrication alors que les pots qui allaient contenir des liquides allaient être polis et lissés afin de ne pas gâter le contenu. Aussi la construction des maisons était à base de briques d’argile mélangée à des roseaux séchés, afin de rendre le matériau plus compact. Les briques étaient alors fixées le long d’une fondation de poutre de bois. Une fois la maison édifiée, les murs de briques étaient enduits à la chaux blanche puis peintes de motifs symboliques protecteurs. De plus, les éléments d’un métier à tisser ont été retrouvé dont des poids d’argile perforés. Métier à tisser qui était utiliser pour le travail du lin. Avec ce précieux tissu, le peuple Vinca confectionnait des vêtements et des textiles aux premières heures de la civilisation. Il est fascinant de découvrir que l’artisanat était extrêmement développé et qu’un savoir-faire savant naquît au fil de nombreuses recherches. C’est aussi incroyable de réaliser que la culture Vinca est considérée comme la première civilisation au monde qui utilisait le métal. Cette découverte influença d’autres cultures qui se développèrent en Europe des millénaires plus tard, à l’âge du bronze. Aussi les communautés Vinca étaient merveilleusement créative. Des bijoux sertis de coquillages venant de la Mer Méditerranée ont furent exhumés. Ce qui implique qu’ils voyagèrent vers de lointaines contrées pour se les procurer. Lors de fouilles, une jarre très particulière fut retrouvée, le bas était peint de rouge tandis que la partie haute était recouverte de noir. La jarre était fermée par une remarquable sculpture de tête de chouette ou de hibou, animal nocturne mystérieux, considéré sans doute comme magique par le peuple Vinca. Cette jarre a intrigué les archéologues : comme le noir symbolise la mort et que la couleur rouge est associée à la vie, cet objet d’usage courant revêtait un caractère sacré. Il devait être utilisé lors de rites chamaniques, la polarité des couleurs représentant les cycles de la vie, de la mort, de la renaissance alors que l’oiseau nocturne est relié à la conscience et à la spiritualité. Une roche creusée a été retrouvée dans les fouilles. Elle servait de table rituelle pour les offrandes aux différentes divinités. Il est certain que des cérémonies étaient organisées afin de célébrer la divinité solaire qui donne la vie. Dans le temple d’offrande, le culte de vie était honoré grâce à des cérémonies en l’honneur des cycles du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. Aussi de nombreuses figurines aux formes féminines ont été découvertes représentant la Déesse Nature, la Divinité de la Terre-Mère, celle qui apporte la fertilité des cultures ainsi que des statues votives de femmes tutélaires. Selon la cosmogonie Vinca, la Mère Céleste primitive apporte l’abondance et la prospérité afin que la société ainsi que l’individu puissent croître et se développer. Ces sculptures féminines ont également plusieurs visages. Dotées, d’un imposant fessier, leurs formes débordantes évoquent des symboles de reproduction. Parfois les représentations s’apparent plutôt à des silhouettes, d’une forme à peine esquissée, épurée mais pourtant très lisible, réalisées en pierre ou en os. Parfois, les sculptures féminines revêtent un caractère anthropomorphe, dotées d’une tête d’oiseau. Mais ce qui est le plus frappant, c’est leur puissante expressivité, dont le symbolise évoque un culte aux déesses votives de fertilité et de protection. Les sculptures des déités rituelles vibrent de leur immense beauté, à la fois simple et authentique, réalisées par des artistes chamanes guidés par les esprits. Elles symbolisent la Terre-Mère, la Mère Divine originelle à la fois de la terre et du Cosmos, dont nous sommes tous issus. Ce qui est très intéressant à découvrir, c’est que ce peuple était conscient des polarités opposées et complémentaires qui habitent l’univers. On retrouve également la force masculine du buffle dans des sculptures qui servaient à décorer l’entrée des maisons ainsi que l’extérieur des temples rituels. Le symbole protecteur de cet animal d’énergie masculine était dédié à la force Yang solaire, puissante et lumineuse. La culture Vinca avait donc conscience des lois universelles et pratiquaient des cérémonies en hommage aux polarités autant féminines que masculines, il y a 8000 ans dans les gorges des rives du Danube.

Le Danube

Périple le long des gorges du Danube

De Veliko Gradiste la route longe le Danube et semble suivre chacun de ses coudes et de ses méandres. Apparaît alors la silhouette noble de la forteresse de Golubac, perchée sur un piton rocheux face au fleuve majestueux. Ses neuf tours imposantes érigées sur une falaise qui plongent dans les eaux verdâtres racontent une histoire tumultueuse de guerres et de batailles de tous les empires. Construit au début du 14ème siècle par les Hongrois, le château de Golubac fut conquis par les rois serbes avant d’être récupéré par les Ottomans à la fin du même siècle. En effet, depuis sa création, la position stratégique de la forteresse sur le Danube attisa désirs et jalousies. Du haut des tours, les armées turcs avaient une visibilité parfaite sur le fleuve. Ils avaient ainsi le pouvoir de voir arriver les ennemis potentiels, de contrôler par voie fluviale, les allées et venues ainsi que le transport des marchandises. Je fais une halte afin de visiter ce site renommé qui trône sur les rives Danube, marquant l’entrée dans les gorges de Derdap. Sous un soleil d’été, je déambule près de la forteresse, où une promenade et ses jardins fleuris ont été aménagés pour le plaisir des visiteurs. J’admire les tours colossales érigées à flanc de falaise face au fleuve éternel. Je grimpe sur le haut des tours qui offrent d’étonnants panoramas sur le château insolite et ses paysages sur les eaux. Le lieu est grandiose, malgré tant de batailles et de sang versé pour sa conquête. Sous les rayons ardents du soleil, je respire la majesté des lieux belliqueux puis immortalise la forteresse massive au charme médiévale d’innombrables images. Je traverse à nouveau les jardins agréables puis prend un thé vert face un décor époustouflant des tours du château perchées sur de hautes roches et plongeant dans le fleuve. L’instant est plein comme le ciel. Je prends le temps de vivre. Ressentir pour écrire. Vibrer pour voyager. Puis insouciante, je me demande enfin comment je vais regagner Donji Milanovac, où j’habite pour quelques jours enchanteurs. Comme d’habitude, il n’y a que deux bus par jour et je réalise que je l’ai encore raté. Je quitte le site sans plus tarder et vais me poster au carrefour entre la route et le chemin qui conduit au parking de la forteresse. J’ai un peu le trac. Je n’aime pas trop faire du stop, en vérité. Ce n’est pas une partie de plaisir pour moi, car malgré les apparences, je suis trouillarde. Oui, j’ai peur de rencontrer des personnes dotées de vibrations négatives. Mais là, je n’ai pas vraiment le choix. Je ne vais pas faire 50 km en taxi. La première voiture s’arrête. Un monsieur à bord d’une vieille bagnole du temps de la Yougoslavie. Il parle un peu l’allemand car il a émigré en Autriche. Je lui explique que je désire mon rendre à Donji Milanovac où je réside. Ce n’est pas un souci pour lui, car il poursuit la route bien plus loin, au-delà de Kladovo, le long du Danube. Je monte à bord de son engin qui a traversé les décennies et les régimes politiques. En réponse à mon air amusé, il me rétorque que sa voiture est un vrai spécimen, qu’elle est solide comme un roc et roule comme une reine. Et pour me le prouver, il appuie sur l’accélérateur et démarre en trombe. Je m’accroche comme je peux au gré des cahots de la route et des sauts provoqués par la vitesse. En tentant de me détendre, je lui raconte en Allemand des bribes de mon voyage, qu’il n’a pas l’air de comprendre tout à fait. Puis, subitement, il me pile devant un restaurant au bord de l’eau et me demande si je désire prendre un café. Je lui réponds que je vais volontiers prendre une citronnade pour me débarbouiller un peu, la vitesse me donnant toujours le haut le cœur. Nous prenons un verre sans vraiment parler, quelques banalités échangées au fil des silences. Puis nous reprenons la route. La folle conduite de l’homme reprend. Je ne suis pas très à l’aise. Par moments, la voiture est prête à s’envoler, surtout sur des ponts métalliques ou des ralentisseurs que le conducteur ignore complétement. Mais le plus effrayant reste à venir. Lorsque les tunnels s’enchaînent sur une voie étroite, où en sens inverse des camions surgissent également à grande vitesse, l’inconnu dont je ne connais pas le nom, ne se range à droite ni ne ralentit. Non. Il allume la radio à fort volume. Une musique folklorique envahit l’espace exiguë de la veille voiture ivre. Je laisse échapper quelques cris de terreur ? tandis que le chauffeur s’esclaffe en affirmant que nous sommes en Serbie ! Je tente alors de respirer et de chasser toutes les pensées négatives qui me traversent l’esprit puis me concentre avec une attention exagérée sur la beauté unique du paysage qu’offre les gorges de Derdap.

Après la forteresse, la route se poursuit longeant le fleuve où des falaises abruptes encadrent de part et d’autre les eaux qui se rétrécissent. A cet endroit le fleuve marque la frontière avec la Roumanie. Sur les rives d’en face, on distingue des villages, dont les maisons colorées brillent sous le soleil. On pénètre alors dans le Parc National du Derdap. Le long du défilé de Golubac, la route suit le cours du fleuve qui se rétrécit de plus en plus pour laisser apparaître les gorges immenses, dont la sauvagerie minérale laisse sans voix. Les tunnels creusés dans la roche se succèdent, puis le décor semble s’adoucir en un paysage plus paisible. Nous atteignons le site préhistorique de Lepenski Vir, où la culture Starcevo s’est développée de façon admirable entre le 9 et le 6ème millénaire avant notre ère sur les berges marécageuses du fleuve providentiel. Plus avant, le fleuve s’élargit de manière étonnante s’apparentant à un lac. Encore la route suit les variations géologiques du paysage bordé par les eaux paisibles et vert de gris. Elle traverse le village de Donji Milanovac et son petit port charmant. Enfin nous arrivons. Je sors de la voiture, l’estomac retourné et le plexus solaire saturé, dont les inquiétudes ont obstrué le rayonnement. Je remercie rapidement le chauffeur et m’éclipse sans plus tarder au bord de l’eau, afin de retrouver mes esprits. Une terrasse face au Danube m’accueille. Je flâne en sirotant un jus d’orange pressé. Que je suis heureuse d’avoir rallié sans encombre ma bourgade tranquille au bord du Danube. Je regagne une maison bleue près de l’église, adossée à une colline et qui fait chambres d’hôtes. Une famille adorable m’accueille, dont seule la fille parle anglais. Je suis ravie de vivre quelques jours dans une demeure traditionnelle si pittoresque, au cœur d’un village le long du célèbre fleuve, à l’origine de la civilisation des Balkans. Par chance, je réside à l’étage qui recèle d’un balcon. Tout en m’installant, je commence par me préparer un thé au gingembre que je savoure sous le soleil de midi. Un chat blanc saute sur mon balcon accompagné d’un chaton de la même couleur neige. Tous deux miaulent intensément. Leurs cris aigus me percent le cœur. J’imagine qu’ils ont faim, mais je n’ai rien encore à leur offrir. Je comprends que le chaton cherche à téter sa mère, mais qu’elle est trop stressée et agitée pour le laisser faire. Les miaulements stridents se poursuivent. C’est alors que je me mets à parler à la chatte. Etrangement, elle désire aussi communiquer avec moi. Et le fait d’un ton désespéré. Elle semble m’appeler à l’aide. Je la prends alors sur mes genoux avec son petit et les caresse tous les deux, afin de les calmer. Et la tendresse prend. Au bout d’une quinzaine de minutes, la chatte se détend et laisse son chaton la téter. Un concert de ronronnement se met à résonner, pour mon plus grand plaisir. Cela me met en joie de sentir les corps chauds de ces chats au pelage opalin s’abandonner à la douceur de vivre et de se libérer de leurs angoisses existentielles. Etrangement, je me dis qu’une forme de communication non verbale s’est tissée entre nous. Et je dirais même plus : je ressens que la chatte est venue me chercher pour que je m’occupe d’elle, car elle a compris que j’étais réceptive à cela. Le temps s’étire comme en méditation. Je n’ose bouger de peur de déranger les chats. Emue, je contemple ce miracle qui opère sous mes yeux. Je suis toujours si fascinée par la magie du vivant. Alors que la sonate des ronrons s’adoucit, je les dépose délicatement sur la chaise que j’occupais puis quitte la maison bleue pour une longue balade au bord du fleuve. Au crépuscule, de retour à la maison bleue, la chatte ainsi que trois de ses chatons, blanc écume comme elle, m’attendent de pied ferme devant la porte de mon balcon. Tandis que je me prépare un thé, j’offre à la petite famille de neige un grand bol de yaourt grec. Avec délectation, les chats s’empressent de laper l’assiette laiteuse. Silence de crépuscule. Plus un miaulement, plus un ronron. Seule la pluie fait des siennes. Je contemple ces chats adorables se régaler avec une vivacité sauvage. Le ciel se couvre d’un voile gris argent. La pluie inonde le chemin en face de la maison. Je savoure mon thé vert au gingembre, parfum d’une tendre nostalgie. Mes petits félins s’en moquent bien. Ils se lèchent les babines puis grimpent sur mes genoux pour de doux câlins. Je me sens si heureuse, offerte à la plénitude de l’instant. Mon voyage est une œuvre d’art dédiée à la vie.

Virée dans les gorges du Danube

Le lendemain matin, j’ai rendez-vous avec Natacha pour une balade en bateau à moteur au cœur des gorges renommées. De Donji Milanovac, je rejoins en bus l’embarcadère sur les rives champêtres. La route suit les méandres du fleuve encerclé par de gigantesques falaises. C’est alors qu’apparaît le défilé de Kazan, le plus étroit et le plus profond du Danube. Le fleuve devenu très mince est alors enserré par de grandioses falaises d’une beauté étourdissante. Le bus fait halte devant les rives sablonneuses des gorges. Une femme joviale m’accueille chaleureusement et m’emmène devant la bicoque qui sert de point de ralliement pour le périple sur le Danube. Dynamique, Natacha me raconte qu’en saison, elle navigue sur le fleuve, offrant des tours de bateaux aux visiteurs et l’hiver elle pêche au bord de l’eau. Alors que je la regarde admirative, elle me lance avec affirmation qu’elle est serbe et de ce fait une femme très forte. Quelques voyageurs du sud du pays se joignent à nous. Elle nous invite à monter à bord d’une grande barque pour une virée sur le fleuve à l’endroit spectaculaire des gorges de Derdap. Le bateau file sur le fleuve qui sillonne à travers d’étroits passages que d’abruptes falaises enserrent avec une austérité fascinante. Le bateau fend les eaux au sein du défilé de Kazan, au relief impressionnant, le plus étroit et le plus profond du Danube. En parfaite capitaine, Natacha nous conduit vers l’entrée d’une grotte immense et obscure qu’elle nous fait visiter en bateau. Elle précise que l’imposante cavité vient des Carpates en Roumanie et qu’elle s’achève ici dans les gorges du Danube. Le bateau longe maintenant la rive roumaine, glisse sur les eaux qui se resserrent, encerclées par un relief de roches incroyables. Puis le défilé s’interrompt pour laisser apparaître un amphithéâtre de montagnes boisées autant impressionnantes que splendides. Il débouche sur un espace ouvert qui s’apparente à un lac scintillant que de verdoyantes montagnes bordent avec un charme sauvage. Puis, le bateau s’approche des berges roumaines, devant un ravissant monastère orthodoxe à la beauté picturale. Ce vieux temple sacré repose avec une grâce photogénique sur les rives du Danube. Tout près se dresse une gigantesque sculpture créée dans la falaise brute. D’une taille démesurée, elle fut réalisée avec un surprenant savoir-faire. Natacha nous explique que l’œuvre colossale représente un portrait du roi des Daces. Décébal était homme hors du commun qui se battit pour son peuple et décida de vivre dans le dépouillement en délaissant son palais pour une grotte des falaises. La sculpture titanesque taillée dans la falaise lui rend hommage. Mais notre guide nous réserve encore une magnifique surprise. Le bateau traverse alors le fleuve et se dirige à nouveau vers la rive serbe. Un autre défilé de parois rocheuses encercle les eaux resserrées du fleuve, que l’on nomme les Portes de fer. Là, creusée dans la montagne, apparaît une plaque taillée sur une paroi rocheuse. Un chef d’œuvre unique et rarissime. Il s’agit de la Dalle de Trajan, portant des inscriptions latines dédiées à l’empereur romain du même nom, qui creusa à travers ces gorges infranchissables une route à flanc de falaise, pour faire passer ses légions. Depuis la route taillée dans la falaise a été engloutie par la montée des eaux lors de la construction du barrage du temps de la Yougoslavie. Seule cette dalle commémorative a été préservée et surplombe encore avec un charme impérial les imposantes gorges minérales nommées les Portes de fer. Natacha nous conduit un peu plus loin, à l’endroit où le fleuve s’élargit à nouveau, s’assimilant à un lac, éloignant les rives serbes de celles roumaines. Elle nous précise que le fleuve quittera bientôt la frontière serbe pour délimiter celle entre la Roumanie et la Bulgarie. Enchantés, nous rentrons sous des volutes cotonneuses d’un ciel anthracite. La balade fut très initiatique et rafraîchissante.

Nis

Nis

Depuis l’Antiquité, la cité de Nis est à la croisée des chemins de grandes civilisations. Dès l’ère du Néolithique, la population se sédentarisa sur les terres prospères de la région. De nombreuses civilisations y virent le jour et se développèrent, attirées par les reliefs de collines boisées et verdoyantes. Depuis des temps immémoriaux, de nombreux empires convoitèrent la cité-carrefour qui connut une considérable expansion. Ainsi, des vagues successives de peuples s’installèrent aux abords de ce site exceptionnel situé entre les rivières Morava et Nisava. Aussi, au 3ème siècle avant notre ère, les Celtes la baptisèrent Naïssus, ce qui signifie la Ville des fées, car selon la légende, des créatures magiques s’étaient endormies dans le lit de la rivière. Durant l’empire romain, la cité devint un carrefour primordial sur la route reliant l’empire byzantin à l’Occident. De plus, la ville de Nis vit également naître en 274, le grand empereur romain Constantin. Sous son règne prospère, la cité se développa de façon spectaculaire et l’empereur y fit construire sa résidence d’été, Medijana, à la beauté remarquable. Aussi, des vestiges d’un basilique chrétienne datant du 3ème siècle témoignent d’une chrétienté précoce dans la région. Plus tard, l’empereur Justinien nomma la cité Naissopolis, qui devint alors incontournable sur la route entre l’Est et l’Ouest. Au début du 18ème siècle, l’empire ottoman y fit édifier l’imposante forteresse, devenue l’emblème de la cité, surplombant la rivière Nisava. D’ailleurs la cité était connue sous le nom de « Porte entre l’Orient et l’Occident » car elle symbolisait une route de passage dans les Balkans, carrefour entre deux mondes.

La cité antique m’accueille sous un soleil torride. Je trouve à me loger dans une adorable maison traditionnelle au cœur de la vieille ville. Elle dispose d’une cour intérieure et d’habitations en bois au décor datant d’un demi-siècle. Le patron, un homme charmant m’invite à prendre un rakia à la prune. Je m’installe à la terrasse devant mon habitation, dont la table est une barrique qui servait à fabriquer l’eau de vie locale. Nous savourons en riant ces moments de partages simples en parlant la langue des signes agrémentée de quelques mots d’anglais. Etourdie par le charme de ce décor authentique, je contemple, amusée, des bûches de bois entassées dans la cour, les vieux outils aux murs. Puis, je visite ma demeure à la décoration folklorique des temps anciens. Dans ma chambre, des napperons brodés sont disposés sur la table, une vieille radio des années 40 habille l’étagère et une armoire sombre sculptée encadre mon lit de bois des temps anciens. Autant dire que je me sens à mon aise dans ce décor insolite des temps passés, très inspirée pour y écrire le soir. Dès mon arrivée, sous un soleil de rêve, je sillonne la grande voie piétonne qui conduit à la forteresse, qui était aussi l’ancien passage du vieux bazar détruit par la guerre. Et par la belle porte de pierre sculptée qu’on nomme la Porte d’Istamboul, je pénètre l’intérieur de la forteresse, véritable cité dans la ville qui comporte des jardins, des anciens bâtiments ottomans devenus des galeries d’art, des cafés ainsi que des vestiges de tombes romaines. En cet après-midi ensoleillé, les familles se promènent au gré des sentiers boisés ou des allées fleuries, le long des constructions de style turc pour se détendre au soleil d’un café à la mode. Une légèreté joyeuse se dégage de ces jardins suaves encerclés d’une muraille remarquable. Je découvre une magnifique mosquée ottomane, édifiée en pierre beige, que les ardents rayons solaires ravivent de paillettes d’or. Au fil de ma promenade, je remarque des stèles romaines, dont les bas-reliefs sculptés représentent les portraits des défunts du temps de leur vivant. Ces sculptures figuratives symbolisent des portraits de familles à l’ère romaine. Elles furent réalisées avec un art raffiné. Au gré de ma déambulation, je découvre des vestiges romains comme des thermes et des villas élégantes. La fusion des époques et des styles me touchent profondément. Un esthétisme bouleversant s’en dégage. Appelée par une musique traditionnelle très forte, je me dirige vers l’entrée de la forteresse. Je découvre alors, vue d’en haut, un théâtre en plein air doté d’une scène immense. Par chance, des répétions de musique ont lieu. J’écoute quelques instants ce foisonnement sonore en préparation pour le show de ce soir. On me dit que c’est le dernier jour du festival Evergreen, qui met à l’honneur la musique traditionnelle serbe. Sur scène, un orchestre entier prépare le dernier concert de la série. Différents chanteurs défilent à tour de rôle, faisant résonner leur voix puissante au rythme insensé des violons, des cuivres, des contrebasses et des flûtes qui composent l’orchestre symphonique. Des mélodies populaires et enjouées s’égrènent au fil des répétitions, diffusant leur gaie rayonnement sur l’atmosphère culturelle de la forteresse. Face à un amphithéâtre vide, où seuls les techniciens, les photographes, les régisseurs sont présents, une ambiance étourdissante se lève. Je me mets à frissonner, éprise de la folie tourbillonnante de la musique serbe, dont les chants langoureux captivent l’âme comme le cœur. Je désire alors m’installe dans le public, face aux artistes. Je descends du mur d’enceinte et rejoins l’amphithéâtre. Comme personne ne me demande rien, je m’installe en ce décor fait de centaines de chaises vides, au plus près des artistes pour écouter les répétions prometteuses de ce concert de folklore. Mais l’ouragan de la musique balkanique me prend bientôt au corps et me perce le cœur. Le temps file, l’âme transfigurée par les variations intenses, les chants mélodramatiques, les voix profondes qui voguent au rythme exalté des mélopées populaires indémodables et quasi sacrées. Mais soudain, le théâtre de plein-air se remplit de centaines de spectateurs. Comme hypnotisée par le pouvoir vibrant de la musique des Balkans, je me réjouis d’assister à ce concert mémorable. Plus familière avec les morceaux qui s’enchaînent, j’ai l’impression d’en profiter encore davantage. Le spectacle se déroule comme un rêve romantique. La scène brille de mille feux et les artistes ont revêtus leur costume noir. Les musiciens de l’orchestre jouent admirablement leur partition respective. Je suis aux anges de vivre une telle expérience, à peine un pied posé dans la ville. Je me dis que les fées de la rivière ont dû œuvrer en amont, afin de me gratifier d’un enivrant présent. L’incommensurable magie du voyage me caresse comme une douce brise d’été. Le lendemain, de retour dans le centre historique, je prends mon petit déjeuner dans un vieux wagon de tramway, datant des années 20, reconverti en café. Il se nomme Tramwaj. La décoration qui invite au voyage est des plus réalistes. On se croirait vraiment dans un wagon l’Orient Express en partance pour Istamboul. Alors que je savoure un jus de fruit pressé, assise sur un banc de bois d’un compartiment des premières heures de chemin de fer, la serveuse m’explique aimablement que ce tramway traversait la ville de Nis, il y exactement un siècle. D’ailleurs, de vieilles photographies en noir et blanc de cette époque sont exposées aux murs du wagon. L’atmosphère pittoresque du vieux train me va comme un gant. Et j’y puise une folle inspiration sur ma route nomade.

Kraljevo

Kraljevo

Je quitte la tranquillité édénique de la nature de Sokobanja pour rejoindre une bourgade de la Serbie centrale du nom de Kraljevo. Ancienne cité royale édifiée au bord de la rivière Ibar qui s’étire à travers la célèbre Vallée des Rois, où les souverains bâtirent jadis des monastères uniques et précieux. Les qualités artistiques des édifices ainsi que leurs ornementations représentent l’âge d’or de l’empire serbe médiéval. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe en Serbie une « Vallée des Rois » à l’instar de l’Egypte ou de la France. Elle se situe dans une vallée florissante, encadrée par de majestueuses montagnes entre les villes de Kraljevo et de Novi Pazar. La rivière Ibar serpente avec un charme grandiose à travers la vallée sacrée nommée aussi la « Vallée des Lilas ». Elle se nomme ainsi car les rois serbes fondèrent dans les gorges d’Ibar une multitude de monastères datant de la période médiévale.

Alors que je désirerais visiter la forteresse Maglic, perchée sur un promontoire rocheux au-dessus d’un méandre de l’Ibar, la journée se déroule d’une façon complètement inattendue. A Kraljevo, je me rends donc à la gare routière pour prendre un bus jusqu’au château qui surplombe la rivière et dont l’allure est impressionnante d’après les images de ma brochure touristique. Le trajet dure une trentaine de kilomètres et le chauffeur semble bien avoir compris de me déposer au bord de la route, près du chemin qui grimpe vers la forteresse. Jusque-là tout se passe comme prévu. Le bus s’arrête devant un routier qui fait face au château moyenâgeux. Il trône, superbe et esseulé sur les hauteurs d’un monticule de roches, encadré par un amphithéâtre de montagnes à la dense végétation. Je pénètre dans le restaurant populaire. Et suis accueillie avec chaleur par le patron et son jeune serveur, ainsi que par de vieux habitués qui prennent le café. Comme le jeune homme parle l’anglais, j’en profite pour lui demander des précisions sur le chemin qui mène à la forteresse. C’est alors que tous me regardent d’un air dépité. Le jeune homme m’informe que malheureusement la forteresse ne peut se visiter car le pont qui traverse la rivière s’est écroulé il y a quelques mois et que sa restauration est toujours en cours. Etonnée, je demande encore bêtement s’il n’y pas d’autres moyens de s’y rendre. Désolé, le jeune homme me dit que sans le pont, son accès est impossible. Surprise, je m’installe pour déjeuner car le menu à l’air varié, même s’il est un peu trop tôt. Je commande donc une salade de carotte et une soupe végétarienne accompagnés d’une citronnade fraîche. En m’apportant les plats, le serveur me suggère de visiter le splendide monastère de Studenica, sans doute le plus prestigieux de tout le pays, situé dans la nature à une trentaine de kilomètres de là, sur la même route, mais plus au sud. En me lançant un clin d’œil, il m’annonce qu’il a une idée qui va grandement m’aider. Etonnée, je le regarde et souris à la magie de la vie qui me vient en aide à chaque pas de mon extraordinaire voyage à destination du merveilleux. Lorsque que j’ai fini mon délicieux repas, il revient vers moi, l’air content de lui et me lance qu’il a trouvé une solution pour que ma journée se déroule agréablement. Il vient de demander à mon voisin de table, un ambulancier accompagné d’une infirmière, de me déposer au carrefour, à la bifurcation avec la route de campagne qui rejoint le monastère. Cela me semble parfait. Je me lance dans l’aventure. Les professionnels de santé ont la gentillesse de me servir de taxi pour mon excursion culturelle dans la région. Nous montons à bord de l’ambulance. Le véhicule démarre en trombe et roule à grande vitesse sur une route en lacet qui suit les méandres de l’Ibar. Comme convenu, ils me déposent au carrefour. Je les remercie chaleureusement pour leur aide précieuse. Il ne me reste plus qu’à faire de l’autostop pour les 15 km restants. Ma pensée à peine achevée, que la première voiture s’arrête. Décidément c’est mon jour de chance. Trois hommes à bord, qui justement se rendent près du monastère, chez un ami. Le conducteur m’explique en anglais qu’il a rapporté des Etats-Unis une machine électronique qui détecte de l’or mais n’ayant rien trouvé, il préfère la revendre à son ami, qui lui rêve de découvrir un trésor. Il me précise qu’aussi fou que cela paraisse, il croit vraiment qu’il trouvera de l’or. En éclatant de rire, je lui raconte qu’il existe une légende d’un trésor en Bulgarie, au bord des falaises qui surplombent la Mer Noire. On raconte qu’Alexandre le Grand de retour de ses incroyables conquêtes, y cacha un fabuleux trésor que personne n’a encore eu la chance de déterrer. Nous rions de bon cœur. Le voiture file à vive allure dans les virages d’une route en lacet avant de rejoindre le monastère. Je remercie les aventuriers de m’avoir conduit jusqu’ici pour regagner le monastère Studenica. Je découvre une grande muraille circulaire qui encadre le complexe religieux, dont un dôme rougeoyant brille sous l’ardeur solaire de l’heure méridienne. Le lieu sacré fut édifié par Stefan Nemanja, fondateur de l’état serbe médiéval, vers la fin du 12ème siècle. Ce grand roi fut également le créateur d’une puissante dynastie qui régna sur le pays pendant plus de deux siècles. Je pénètre dans le complexe monastique doté d’églises et d’habitations religieuses, qu’une enceinte de pierre protège en un arc de cercle parfait. Au cœur d’une nature montagneuse et pure, ce sublime monastère trône avec une grâce émouvante. Entourées d’une muraille, les églises élégantes au centre rayonnent de leur beauté, dont les murs de marbre blanc étincellent sous le soleil chaud de l’été indien. Autour du mur, des vestiges des anciennes églises et bâtisses religieuses, dont il ne reste aujourd’hui que des ruines esthétiques qui dorment paisiblement à la lumière du jour. Un jardin serein entoure les églises couleur d’écume qui reposent comme au paradis. L’église de la Sainte-Vierge vibre d’une beauté étourdissante. Elle semble posée là par les forces divines au cœur de cet écrin naturel d’une rare limpidité. Construite à la fois d’un style roman et byzantin, elle semble embrasser l’unité des choses. Je fais le tour du grand jardin circulaire qu’une muraille médiévale ceint avec un charme original. Et découvre les ornementations des pourtours des portes et des fenêtres de l’église de marbre blanc. D’une splendeur artistique insensée, des bas-reliefs habillent avec une note sacrée, le dénuement perlé d’un blanc de neige de l’édifice. Des sculptures de béliers, de paons ou d’aigles trônent, entourés d’un entrelac d’arabesques représentants des vignes, des fleurs ou des feuillages et dont la réalisation frôle la perfection. Devant l’entrée imposante de pierre, un aimable gardien, amoureux des lieux me la fait visiter. Son regard enflammé et son passionnant discours m’inspirent et je prends plaisir à l’écouter me conter des bribes d’histoire de ce site magique. Il me révèle que jadis ce lieu de culte était un important centre religieux, mais aussi intellectuel et artistique. Des lettrés et des artistes de tous les Balkans venaient y séjourner. Nous pénétrons ainsi à l’intérieur du lieu saint. Une obscurité mystique y règne. Sur les côtés, des dizaines de bougies allumées crépitent dans un grand bac rectangulaire ensablé. Un parfum de cire et d’encens s’y mêle avec une douceur qui invite au recueillement. Dans la nef sombre, des fresques délavées par les âges racontent encore le faste passé. Le gardien, un fou d’histoire comme moi, m’explique l’énigme de la magnifique fresque, placée juste au-dessus de la porte d’entrée. Elle illustre la Crucifixion du Christ. Attirée par le style naïf et émouvant des personnages, je plonge dans les détails de la peinture religieuse. Le gardien m’explique que cette œuvre fut réalisée selon l’école de peinture grecque de Thessalonique, à l’époque où la Serbie était dominée par l’empire byzantin. L’expressivité des visages ainsi que les attitudes des saints protagonistes sont étonnantes. Ils m’apparaissent d’une grande modernité picturale. Le gardien me précise que des influences diverses enrichirent à l’époque les inspirations des artistes. En effet, les peintres byzantins avaient fait des séjours en Italie, afin d’y puiser des connaissances et des savoir-faire nouveaux. Mais plus tard, ce seront les peintres italiens qui s’inspireront des peintures religieuses orthodoxes de l’école byzantine ou grecque lors de la Renaissance. Avec enthousiasme, le gardien déroule encore son fil magique. Il semble s’animer d’un feu sacré, ce qui me plaît plus que tout. Vibrant, il me confie que le fond d’un magnifique bleu d’azur, sur lequel est peint la grande fresque fut réalisé à partir de poudre de lapis lazulis. A l’époque, son prix équivalait à celui de l’or. Aussi, les étoiles incrustées dans les cieux divins d’un bleu céruléen, ainsi que les inscriptions furent réalisées avec de la poudre d’or. Le silence se fait dans l’atmosphère ouaté du cœur de l’église, chargée d’énergie. Je laisse mon âme s’abreuver aux sources de la beauté. Et contemple la sensibilité perceptible avec laquelle ces peintures murales furent réalisées. Il est fort probable que les artistes aient atteint des états de transe ou d’extase pour être en mesure de relater avec une grande finesse les visages, les regards et les gestes des personnages. Ils sont habités d’émotion, de vérité, de chair. Ils pourraient s’animer sous nos yeux qu’on ne serait pas étonné. Etourdie, j’infuse au cœur de l’art le plus pur, du talent le plus grandiose de ces maîtres anonymes de la peinture, annonciateurs des prémices de la Renaissance. Je remercie le savant gardien pour son initiation. Nous nous souhaitons le meilleur du fond du cœur. Puis je déambule encore dans le jardin apaisant baigné de sagesse. Les reliefs autour, irradiés de soleil confèrent au lieu une rare quiétude. Cela n’est pas sans me rappeler les temples bouddhiques ou indouistes juchés sur les sommets impraticables cerclés d’une jungle épaisse, dont le silence est habillé de chants d’oiseaux. Je quitte les lieux séculaires et sacrés puis me place sur le bord du chemin pour mon retour en autostop. Une voiture quitte le monastère. Sans hésiter, je l’arrête. Une femme souriante m’accueille dans son véhicule. Elle comprend les difficultés de voyager avec les transports publics en ces lieux reculés. Nous nous présentons chaleureusement. Elle se prénomme Katarina. Dans un très bon anglais, elle me raconte qu’une écrivaine-voyageuse est célèbre en Serbie. Depuis plusieurs années, cette aventurière incomparable sillonne la planète à bicyclette et écrit des récits de ces formidables aventures. Elle raconte aussi dans ses livres comment un jour elle a eu le déclic pour changer de vie. Un beau matin, elle s’est réveillée dans tous les sens du terme. Elle a réalisé que sa vie était vide, fade, robotisée et abrutissante. Et qu’il était hors de question qu’elle passe le reste de son existence endormie, enfermée dans un bureau, à perdre sa vie à la gagner. Comme elle était en bonne forme physique et adorait la randonnée et les balades à vélo, elle s’est sentie appelée pour faire le tour du monde à la rencontre de la beauté et de la diversité des tribus, des individus, des paysages que recèle la Planète Bleue. Cela résonne comme un battement de coeur ! Intriguée, je contemple Katarina. Encore une personne fabuleuse envoyée sur mon chemin par les fées de la route et les divinités du voyage. Je lui raconte des anecdotes de mon périple dans les Balkans. Nous éclatons de rire. Une étonnante complicité se tisse entre nous. Je remarque au fil de la conversation qu’elle me ressemble. Elle est un électron libre. Elle est comme moi, elle a mon âge, sans enfant, sans travail fixe, sans contrainte, sans crédit. Nous rions de plus belle. La route serpente le long des gorges de l’Ibar qui accueillent notre rencontre en miroir. Puis subitement, elle s’arrête dans un village au bord de la route. Nous descendons de voiture. Amusée, elle me conduit dans un restaurant folklorique, vieux de plus d’un siècle, très prisé dans la région. Nous nous installons à la terrasse d’une auberge au décor à l’ancienne. A l’intérieur, un bar en bois sculpté typique, des vieilles photographies aux murs ainsi que des outils agricoles des temps passés. Katarina se met à discuter avec le patron et les serveurs, ses amis. Elle commande un rakia fait à base de coings qu’on nous sert dans des fioles trempées dans des petites coupelles pleines de glaçons. Nous trinquons à la joie simple, à la liberté profonde, à la félicité abondante. Elle m’invite à goûter ce breuvage qu’elle adore et qui est très bon pour la santé. Je savoure avec délicatesse l’eau de vie fruitée au goût onctueux. Une allégresse spontanée nous cueille. Les rencontres en voyage sont décidément incroyables ! Exaltées, nous nous répétons que la vie est magique. Puis Katarina me confie qu’elle attend l’amour. Elle aimerait rencontrer un homme spirituel avec lequel partager des voyages, des excursions, des choses profondes. Elle me fait part qu’elle est très mystique, de religion orthodoxe et que ce chemin lui a ouvert les portes de la conscience et de la sagesse. Je lui réponds que mon parcours est teinté d’une spiritualité ethnique, un syncrétisme de rencontres, de pratiques et de rites rencontrés au fil du temps, que j’aime explorer telle une aventurière ravie. En souriant, Katarina me confie que cela ne l’étonne pas, car nous avons une graine divine à l’intérieur de notre temple intime qui ne demande qu’à germer. Nous nous contemplons comme des sœurs de l’instant. Tout en roulant à vive allure, elle me demande, où je me rends arrivé à Kraljevo. Je lui réponds que je désire visiter le monastère de Zica, près de la ville, puisque je suis dans la Vallée des Rois. D’un geste spontané, elle me félicite en riant, puis m’annonce qu’elle doit s’y rendre aussi, pour acheter un savon naturel et parfumé préparé par les sœurs. Je la regarde interdite. Des vibrations joyeuses semblent scintiller autour de nous. Après une demi-heure de route, nous atteignons enfin le fameux monastère. Katarina me raconte alors brièvement son histoire. Ce lieu de culte orthodoxe est dédié à la Sainte Assomption. Il fut fondé par le premier roi serbe, Stefan 1er Nemanjic qui régna au début du 13ème siècle. Saint-Sava, le premier archevêque serbe couronna le souverain. Par la suite, sept rois y furent couronnés à l’époque médiévale. Mais étrangement ces sept rois moururent tous à la guerre et à l’âge de 35 ans. Ainsi, les couronnements royaux cessèrent, les rois furent effrayés par l’incompréhensible malédiction qui semblait les guetter. Nous pénétrons dans la cour magnifique du sanctuaire, qu’une enceinte de pierre encadre avec élégance. Sur la voûte d’entrée, des fresques d’anges aux teintes dorées nous accueillent en riant. Dans le jardin, de petites chapelles sont disséminées ici et là, adorables comme des maisonnettes de légendes, resplendissantes par leur rareté architecturale et esthétique. La fin du jour approche et distille son voilage orangé sur l’ensemble monastique toujours habité par des sœurs, vêtues de noir. Katarina me laisse seule et part à la boutique du monastère faire ses achats. Elle me dit qu’elle est pressée et qu’elle préfère me saluer maintenant. Elle m’enlace comme une amie chère qu’elle reverrait demain. Sœurs d’un instant, sœurs de toujours. L’émotion monte. Le voyage apprend indéniablement le détachement. Il faut être forte pour être nomade et supporter ces éternels adieux. Mais je sais que mon âme enfile des perles de sagesse à travers ces expériences inouïes. Emue, je m’engouffre dans le temple orthodoxe. Dans la première église, je suis happée par l’énergie vibrante des lieux. Elle donne sur une gigantesque porte de marbre sculptée de frises décoratives réalisées d’un art admirable. Un parfum mystique colore l’atmosphère. Le sol est décoré de figures géométriques de marbre. J’ai étrangement l’impression de me trouver dans un palais de Maharajas indiens. De l’autre côté de la porte, je distingue un immense chandelier d’or, suspendu au-dessus du chœur de la chapelle, selon la coutume orthodoxe. Quelque chose semble m’appeler. Une émanation ardente. Une vibration subtile et pourtant puissante. Je regarde la porte qui m’apparaît comme un passage, une clé d’éveil, un cap initiatique. Spontanément, je me place au centre des dessins de fleurs entourés de formes circulaires qui ornent le dallage devant l’entrée sculptée. Au cœur du cercle comme à l’origine de la Fleur de Vie. Mon intuition me dit que je dois passer l’arche sacrée, comme lors d’un rituel de passage. Quelque chose en moi s’anime. Une voix intérieure me fait me questionner sur l’identité de mon essence profonde et sur les fréquences de mon âme. Humblement, je me demande qui je suis et quel est mon chemin. Une présence vient à moi et me demande si je désire vraiment réaliser mes rêves. Et si je souhaite m’offrir entière au mystère et à l’incommensurable magie cosmique, je suis enfin prête à passer la porte de la conscience. La porte du Paradis sur terre. S’éveiller à l’amour du créateur et de la création et s’émerveiller de sa perfection. S’enivrer de la magie du vivant et la transmettre à travers tout son être, à travers sa marche sur la terre et sa danse avec la vie. Je reste sur le seuil, interloquée. De l’autre côté de la porte, une densité spirituelle émane de la chapelle. Des fresques pâlies par les âges dévoilent encore leur divine poésie. Elles datent de la fondation du monastère. Elles dépeignent la vie de Jésus et illustrent les grandes fêtes religieuses. Mais je reste encore aux abords de la porte. Cependant, je me prépare à entrer dans la folie tourbillonnante de la Grâce. Mais suis-je vraiment prête à accueillir toute cette lumière et à recevoir récolter les fruits de mes apprentissages et les cadeaux de la vie réservés par mon âme et par le Grand Esprit ?

Je suis parfaitement seule. Je palpite en ce décor hypnotique. Je baigne dans le silence. Je me recueille une dernière fois et de toutes mes forces, recentre en moi mes talents créatifs, mes rêves les plus fous et mes espoirs les plus insensés. Avec comme seul ingrédient l’amour. Puis, je passe la porte symbolique. Une aura ouatée semble m’entourer. Quelque chose s’est passé de perceptible. Dans l’invisible des dimensions divines, un acte sacré a eu lieu. Il me semble ne plus être tout à fait la même personne. Le navire de mon destin semble avoir changé de cap. La terre au loin est une contrée abondante et généreuse. Et le ciel clément fait rayonner son bleu azur sur l’océan de ma vie, en une lumière de félicité. Quelque chose me dit que j’ai passé la porte de toutes les réalisations et accomplissements. Et que rien ne m’arrêtera puisque je suis guidée et protégée par des êtres célestes. Mon âme s’ouvre ainsi à la prière du cœur. En l’espace d’un instant, il me semble incarner la Conscience Universelle et embrasser le Tout. Le temps se dissout dans les coulisses du monde. Ce voyage était-il réel ou bien est-ce que je me raconte des histoires ? Je fais confiance à mes ressentis et intuitions. Quelques instants, je me laisse encore traverser par la pure poésie de la Présence et flirte avec le mystère au sein de la nef peinte et magnétique. Le temps s’arrête à l’horloge de la vie. Une sœur voilée de noir vient m’annoncer que le monastère ferme ses portes. Je me dis que les miennes sont grandes ouvertes. De retour sur la route, je distingue le disque d’or solaire glisser sur la campagne rosâtre. Je demande mon chemin à un marchand assis devant sa boutique d’accessoires automobiles. Il m’explique tranquillement que l’arrêt de bus se trouve à deux pas et que le dernier bus pour le centre-ville devrait passer d’ici 5 minutes. Décidément, je baigne dans la pure félicité angélique. Voyager avec Cosmic Tours est vraiment la meilleure option ! Arrivée à Kraljevo, je chemine le long de l’Ibar. Des restaurant flottants ont allumé leurs lampions qui scintilles sur les eaux miroitantes. Je m’installe dans une grande péniche et commande une purée de pommes de terre avec des légumes grillés. Le jeune serveur me confie qu’il adore la poésie et qu’il écrit des chansons. Enjoué, il me relate son dernier refrain : « Yesterday is history and tomorrow is mystery. Today is a gift, that’s why we call it the present. « Je le regarde, attendrie. La vie est vraiment une féerie. Doucement, une lune opalescente fait basculer son croisant sur la toile indigo des cieux et se reflète dans les eaux suaves et bleu nuit. Une brise légère nous caresse de ses baisers. Je suis en amour avec la magnificence du monde.  

Novi Pazar

Novi Pazar

Le lendemain, une douce aventure m’attend par un jour radieux. Mes hôtes me proposent un périple à la découverte des ruines de l’ancienne ville de Ras, la cité originelle qui donna naissance à Novi Pazar, ainsi que la visite plus loin dans la forêt, du très réputé monastère de Sopocani. Cela me réjouit, bien entendu. Silencieusement, je remercie les fées de la route et m’empresse d’accepter l’invitation. Elle m’apparaît autant impromptue et qu’enchanteresse. Dans la cour de la grande maison, Irma me confie que toute la famille s’apprêtait à faire une excursion en ce jour férié. Elle a alors pensé que cela pourrait me faire plaisir de partager des moments joyeux ensemble, en découvrant les merveilles des alentours. Elle est charmante et belle comme un soleil. Et mère de deux enfants. Ses petits s’agitent à l’azimut, visiblement excités d’une virée surprise. D’un ton paisible, elle me précise que sa sœur nous rejoindra lors de notre première étape, accompagnée de ses trois enfants. En éclatant d’un rire perlé, qui glisse en cascade dans l’air bleu, elle ajoute que sa mère sera également de l’aventure, car nous avons tous besoin de légèreté et de douceur. J’acquiesce, le cœur aux nues. Toute la compagnie monte à bord de la voiture d’Irma. Elle file sur une route qui serpente au gré de reliefs recouverts d’une intense végétation, dont les dégradés de vert se déclinent sous le scintillement solaire. Au gré des lacets de la route, des roches acérées s’apparaissent des hauts monts, en un décor presque lunaire. Tout en conduisant, Irma me montre des cavités providentielles dans les falaises, qui s’apparentent à des grottes troglodytes. Elle me précise que ces formations rocheuses sont complètement naturelles, formées par les millénaires mais qu’elles ont bien sûr servi d’habitation aux peuples premiers semi-nomades qui arpentaient la région. Puis, elle fait halte aux ruines de la première cité de Ras. Nous descendons tous de voiture devant un grand parc, dans lequel est logé un élégant restaurant et ses terrasses aménagées sur la pelouse. Il fait face aux vestiges de l’ancienne cité, carrefour des mondes il y des siècles. En un fracas cacophonique, les enfants d’Irma retrouvent leurs cousins et cousines, les enfants de sa sœur. Azra me salue avec une grande chaleur. Elle est belle et élégante comme sa sœur, mais contrairement à elle, porte le voile. Leur mère me prend par le bras, comme si je faisais partie de la famille. Elle nous entraîne sous les branchages à l’ombre, afin de bavarder tranquillement. Mais les enfants qui se souviennent soudain des lieux, deviennent euphoriques à l’idée de s’amuser dans l’aire de jeu. Ils hurlent de joie ou crient à tue-tête à la vue des balançoires et des tobogans dont ils raffolent. Une douceur offerte colore ces instants fugaces, où nous nous racontons avec tendresse. L’heure est à l’innocence et à la simplicité. Le temps file dans une oisiveté bénie. Puis, les trois femmes décident de prendre un verre au restaurant chic. Les enfants nous suivent en rechignant, en se bagarrant ou en pleurant à chaudes larmes sans raison. Sans doute, qu’ils ont dépensé trop d’énergie à se défouler. Nous commandons des jus de fruits frais pour tout le monde. Les enfants s’impatientent de plus en plus ou se mettent à chouiner. Mais le paroxysme sonore est atteint lorsque le serveur surgit avec un grand plateau argenté, rempli des boissons commandées. Les enfants se ruent sur les pailles distribuées, se disputent, renversent les verres sur leurs genoux puis finissent par s’entraîner les uns les autres dans une hystérie collective qui me rappelle mes spectacles de marionnettes dans les écoles. Les deux sœurs se contemplent d’un air complice et plein de compassion. Même si elles rêvaient d’un moment de détente plus serein, elles demeurent d’une patience d’ange avec les enfants. Leur mère tente de m’explique avec quelques mots d’anglais qu’elle se sent comblée avec ses sept petits-enfants, les cinq de ses filles et les deux de son fils. Je la regarde subjuguée. Elle est distinguée et grâcieuse. Moi qui n’ai pas d’enfant, j’essaie de me mettre à sa place et d’imaginer la sensation que cela doit procurer à une grand-mère de contempler son petit monde, sa création tangible, le chef d’œuvre d’une vie entière. Elle me sourit radieuse, touchée aussi sans doute par notre rencontre, teintée de gaité. Les filles me suggèrent de visiter les ruines de la cité millénaire ainsi que la forteresse, juchée sur un plateau au-dessus des falaises, dont la vue sur Novi Pazar et les montagnes avoisinantes est paraît-il, splendide. Cela me va comme un gant. Je quitte la joyeuse compagnie, arpente quelques temps les vestiges d’habitations ou d’échoppes, dont il ne reste que des ruines étouffées d’une végétation sauvage. J’emprunte alors le sentier qui traverse la forêt ombreuse et grimpe à l’assaut du plateau d’altitude. Le chemin de sable et de caillou se fait de plus en plus raide à mesure de l’ascension de la falaise. A mi-chemin de la montée glissante, une rampe agrémentée d’une épaisse corde a été installée, afin de faciliter la montée comme la descente de la pente sablonneuse. Elle conduit vers le pic rocailleux, sur lequel a été érigé la forteresse de Ras. Je me hisse tant bien que mal jusqu’au sommet dégagé du plateau. Une vue panoramique se dégage de ce site oublié, laissé à l’abandon et que peu de personnes visitent en raison de son accès difficile. Les fondations d’une muraille circulaire suivent les reliefs vallonnés et semblent danser de monts en vallons à la porte du vide. Des habitations et tours de guet, il ne reste pas grand-chose. La nature a repris ses droits depuis des siècles. De vieux arbres battus par les vents des hauteurs trônent solitaires dans une plaine accidentée, que fut jadis l’imposante forteresse. D’une renommée irréfutable durant le Moyen Age, elle a donné son nom à un important royaume de l’époque, celui de Raska. Elle devint par la suite la demeure des rois serbes. Tout autour des remparts, un panorama extraordinaire s’étale sur la ville au loin, ainsi que sur les sommets verdâtres. Ils abritent des cavités troglodytes, qui servaient de refuge aux premiers habitants de la vallée fertile. Une ambiance sauvage anime l’énergie des lieux. Un chemin de terre très raide rend la traversée du terrain pratiquement impossible. Et de longer la muraille sur le côté paraît aussi insensé, car le sentier a disparu, noyé par les mauvaises herbes et les ronces. Le silence se teinte du sifflement du vent. Je me demande alors comment les ancêtres des différents empires firent-ils pour créer une gigantesque citadelle en un lieu imprenable, flanqué sur promontoire acéré, porté par d’immenses rochers ? Et pour y vivre, isolés de la sorte de la plaine marchande, en contrebas ? Les gémissements du vent semblent se rapprocher. Une énigmatique obscurité surgit dans le ciel de la forteresse, un défilé de nuages noirs traversant les airs. Des frissons me parcourent. Je réalise que je suis complétement seule, au cœur d’une cité glorieuse, dont les âges sont presque venus à bout. Même son souvenir semble être déjà tombé dans l’oubli. La profonde solitude des lieux balayés par les vents, les sècheresses et les pluies pourraient presque m’effrayer, si je ne me sentais pas sereine à l’intérieur. Et marchant dans les herbes folles, je suis effrayée à l’idée de rencontrer un serpent au venin mortel, comme il y en a dans le coin. Afin de me calmer, je plonge alors dans l’étourdissante vue qui s’étire dans la plaine lointaine. Elle s’apparente à une vue d’avion. Mais soudain un bruit de sabot me tire de ma rêverie. Subjuguée, je découvre alors des bouquetins. Ils s’empressent de décamper de la muraille, où ils étaient confortablement installés, se réchauffant au soleil ou broutant les herbes grasses des pâturages délaissés. Sautant par-dessus le mur d’enceinte, ils cavalent, effrayés, vers un dédale de rochers à l’à pic du vide. Alors que je me penche au-dessus des fortifications pour les suivre des yeux, je constate qu’ils se sont cachés un peu plus bas, sur un replat de la falaise. Ils semblent attendre, à l’abri, que je quitte leur territoire des sommets. Je longe encore un peu la muraille et m’émerveille de la démesure de ce site grandiose et décati, qui n’en finit pas de mourir à l’oubli. C’est alors que les bouquetins reviennent à leur place initiale, sur le plateau herbeux de la forteresse. Mais lorsqu’ils découvrent que l’intruse est toujours présente en ces lieux réservés, ils sautent à nouveau la muraille vers un malström de rocailles inaccessibles. Cependant, il y a toujours de courtes secondes, où ils s’immobilisent, fiers et superbes, leurs bois entortillés d’une savante façon autour de leur gueule, la barbichette au vent, me contemplant de leurs grands yeux candides, d’un air gentil et étonné. J’intègre la scène cadeau dans le film de ma journée. Etourdie, je remercie mes anges gardiens pour de telles découvertes, où chaque jour des présents abondants me sont présentés sur un plateau d’argent. Mais les cieux se chargent de masses cotonneuses, qui ne présagent rien de bon. Je quitte précipitamment les vestiges de la forteresse et descends avec prudence la sente de poussière. Elle semble s’effriter sous mes pas, pourtant accrochée à la corde indispensable. Je retrouve ma famille d’un jour. Comme les enfants deviennent infernaux car trop fatigués, Azra a décidé de rentrer avec la marmaille, tandis qu’Irma et sa mère ont pour mission de m’accompagner au très renommé monastère de Sopocani. Nous montons toutes les trois en voiture. La route sillonne à travers des gorges qui conduisent à une forêt merveilleuse. Irma me raconte alors sa vision de la vie. Selon la religion musulmane, il est dit que chaque vie a été créée par Dieu. Du haut de sa Grandeur éperdue et magnanime, il ne cesse de guider nos âmes vers le chemin qui nous est destiné, avant même notre naissance. Grâce à son omniscience inconcevable, le Créateur de l’univers et du monde nous fait alors croire que nous avons le choix de vivre telle expérience ou de refuser telle autre. Mais en réalité, au plus profond de sa Sagesse infinie et initiatique, Dieu sait déjà, par-delà nos tergiversations humaines, quelle sera notre décision finale. Pour des raisons qui échappent à l’entendement humain, il place sur notre chemin de réalisation tangible, des trésors au même titre que des épreuves. Ces dernières sont destinées à nous faire grandir et à nous révéler des bienfaits cachés de situations soudainement mises en lumière par son implacable volonté. Selon les musulmans, le seul choix réel dont nous disposons serait d’accueillir chaque chose de notre vie de façon identique, la joie comme la douleur, la naissance comme la mort. Et cela afin de servir Dieu en toute humilité, le cœur empli d’amour. C’est ainsi que l’on peut espérer un jour devenir un messager de Dieu sur terre et d’éclairer le cœur des gens d’une irradiante lumière, venue de la supraconscience divine. Je regarde Irma. Ses paroles résonnent à mon âme comme le chant des oiseaux. Sa beauté est habitée de magie. Les virages de la route me donnent le tournis. Enfin, nous atteignions le lieu saint. Je me dis que c’est atypique de visiter un site orthodoxe avec une musulmane. Reflet de la grande ouverture d’esprit des habitants de Novi Pazar. Le monastère repose dans une forêt à la quiétude spirituelle. Au cœur d’une enceinte circulaire datant du 12ème siècle, selon les coutumes architecturales de la Vallée des Rois, il s’apparente au style exceptionnel de Studenica. La forêt des sommets alentours est d’une pureté magique. Un vent crépusculaire fait trembler les feuillages des collines qui bordent le site sacré. Je contemple la construction de pierre blanche qui triomphe des siècles, dont la parfaite beauté reste très émouvante. Fondé au milieu du 13ème siècle par le roi Uros 1er, époux d’Hélène d’Anjou, d’afin d’y abriter son tombeau, l’ensemble monastique dévoile des qualités uniques de l’art religieux serbe. Irma et moi pénétrons dans la sainte église. Elle abrite de très anciennes fresques. Le gardien des lieux surgit avec un petit groupe et donne des explications sur les peintures à demi-effacées par les temps. Il décrit la merveilleuse fresque de la Dormition de la Vierge. Marie est entendue sur sa couche funéraire, face à son fils céleste. Il accueille ainsi son âme représentée sous forme d’un nouveau-né, selon la tradition orthodoxe. Les expressions des archanges, des princes et des apôtres vibrent de vérité et traduisent un réalisme troublant pour l’époque. Elles m’apparaissent comme les prémices de la Renaissance, dont les racines byzantines, arabes et orientales voyagèrent vers l’Ouest, en se patinant au fil des âges. Les personnages me rappellent vraiment les peintures religieuses italiennes. Il me semble soudain que tout ce beau monde des cieux est sur le point de s’éveiller d’un long sommeil et de prendre vie sous mes yeux. Le guide nous parle des couleurs des fresques et des pigments utilisés. J’apprends que les robes rouge-sang des apôtres furent réalisées à base de poudre de safran, une épice rare et onéreuse à l’époque, acheminée par caravanes sur la route de la soie. Je laisse traverser par les ombres et les lumières de ces instants de grâce. Irma et moi, nous nous sourions d’une tendresse bénie, enchantées de notre rencontre vraie, qui selon elle, fut décidée par Dieu de toute éternité. 

Aujourd’hui, c’est dimanche. Jour de marché à Novi Pazar. J’ai rendez-vous avec la folie de la vie. Une épopée fantastique m’attend comme un don du ciel, dans la ville aux mille et un parfums. Il y a quelques jours, en me baladant près d’une vieille mosquée, j’ai rencontré un couple. Il faisait gambader leurs babins sur le parvis de l’édifice musulman. Nous avons bavardé de nos vies spontanément. Lorsque je leur ai raconté les raisons de mon voyage, cela les a inspirés à créer quelque chose ensemble. Car la femme est journaliste et l’homme vidéaste et monteur. Elle se prénomme Janeta et lui, Imer. Dans la joie de notre rencontre créative, nous avons décidé de faire une interview filmée sur la baroudeuse que je suis. Janeta met en avant que ce serait très intéressant pour le reportage de me filmer dans le feu de l’action. Elle me voit arpenter le bazar, prendre le thé et y faire de nouvelles rencontres, afin de mettre en lumière le regard subjectif d’une voyageuse qui aime se mêler aux cultures des pays visités. Aussi, elle désire s’appuyer sur les richesses ethniques de la cité de Novi Pazar. Avec une vision précise déjà à l’esprit, elle propose que je visite le marché traditionnel et les cafés d’un autre âge, ce qui représente le patrimoine de la ville. Mais également que je découvre tout autant une mosquée ottomane qu’un monastère orthodoxe. Car ces monuments symbolisent la cité carrefour sur la route de Constantinople, qui donna naissance à une formidable mosaïque des peuples. Imer ajoute qu’il sait déjà comment il me suivra avec la caméra, afin que l’image devienne un témoignage sensible d’une étrangère qui découvre les richesses d’un lieu, ce qui très poétique. Chacun de leurs mots a résonné à l’unisson. J’ai entendu les battements de mon cœur gronder dans ma poitrine. Toutes mes cellules se sont mises à vibrer d’infinies étincelles lumineuses. Une excitation contagieuse s’est emparée de nous. Nous sommes entrés en création. Et ce dimanche, je les attends pour que notre rêve se réalise.

Il est tôt le matin. Je me sens exaltée comme au temps de mes débuts sur les planches. Je me prépare et me fais belle, comme si j’étais chez moi à Paris. Ce qui est rare en voyage, car prise dans le tourbillon frénétique, allant à l’essentiel. Je sors de mon sac une jolie robe indienne achetée dans une friperie de Sombor et me maquille avec soin. Puis, je sors à l’air frais d’une matinée de septembre. Frétillante, je me dirige vers l’élégante fontaine ottomane du quartier piéton. C’est là que nous avons rendez-vous. Janeta me fait signe de loin. Elle m’a vu arriver de loin. Logique. Avec ma tenue aux motifs multicolores et mon chapeau bleu fleuri, elle ne pouvait pas me rater. Nous nous saluons, comme des amies de longue date. Imer nous rejoint avec son imposant matériel. Caméra amovible sur trépied à main, micros pour la prise de son. Il m’accueille chaleureusement et se dit excité par cette idée originale. Amusé, il me confie que cela change un peu des films de mariage, qui finissent par se ressembler tous. Enjoué, il ajoute qu’il parvient cependant toujours à y mettre son petit grain de folie. C’est son secret. J’éclate de rire en lui disant qu’avec moi il est bien tombé. Tandis que nous nous mettons à bavarder, il nous branche au son en professionnel. Puis, s’éloigne afin de nous filmer dans un plan d’ensemble. Des pigeons par dizaine s’envolent au-dessus de nos têtes tandis que nous déambulons, Janeta et moi, sur la place ravissante. Avec beaucoup de sérieux, elle reprend son rôle de journaliste et me pose des questions sur ma manière de voyager. Elle me demande ce qui m’anime et ce que j’ai découvert d’étonnant en Serbie, spécialement dans la cité inimitable de Novi Pazar. L’air se réchauffe apportant avec lui ses promesses de soleil. Tout semble se dérouler avec une frappante fluidité. Une complicité bienheureuse se tisse entre nous, au gré de notre balade initiatique. Le vidéaste nous devance avec la caméra qui capte le flot onctueux de ces instants inoubliables. Je baigne dans la pure félicitée. Nous rallions la bazar local, foisonnant de vie. En premier lieu, je découvre de vieilles femmes qui vendent du thé des montagnes, différentes plantes médicinales ainsi que des chaussettes de laine faites main. En serbe, elles me présentent leurs produits naturels typiques, m’offrant des sourires qui illuminent leur visage ridé aux expressions authentiques. Tandis que nous échangeons des rires ou des paroles dans des langues que nous ne comprenons pas, la caméra tourne autour de ce décor traditionnel, représentatif des cultures paysannes de la région. Les vieilles s’en amusent. L’euphorie monte. La balade se poursuit vers une allée du marché couvert, le long de stands d’épices, de fruits secs, de farines, présentés à la mode orientale. L’espace de quelques instants, je me croie à Marrakech ou plus loin sur la route de la soie, au cœur du plus fascinant bazar d’Asie centrale, dans la cité mythique de Samarcande. Tandis que je m’extasie devant des étals des marchands, ils répondent aussi à mon enthousiasme, heureux aussi de passer à la télévision. Un jeune marchand vendant des farines m’aborde dans un anglais parfait, en me souhaitant un bon voyage et de magnifiques découvertes dans sa ville natale si vibrante, regorgeant de secrets. Un vieux monsieur vendant des bondieuseries musulmanes me salue en Allemand et m’offre un thé turc ainsi qu’un chapelet à prière, en guise de cadeau de bienvenue. Je suis très touchée par tant de gentillesse et de générosité prodiguées à une étrangère. Tandis que la journaliste continue de me poser des questions sur mes impressions, au gré du fil imprévu qui se déroule au marché, son mari fait danser sa caméra autour de nous, d’une façon prodigieuse, ce qui attise la curiosité des commerçants et des passants. Une atmosphère allègre se tisse dans les méandres du vieux souk, au gré des rencontres joviales et mémorables. L’ambiance joyeuse qui colore la scène du bazar me perce le cœur intensément. Nous quittons le marché puis regagnons l’ancien hammam abandonné. Des vieux jouent aux petits chevaux en buvant des cafés noirs et forts, dont ils ne pourraient se passer. Soudain des souvenirs me rappellent les médinas du Moyen-Orient, lieu de vie par excellence. Puis, nous pénétrons un café antique où j’ai l’habitude de prendre un thé noir et une boisson de rose délicieuse. Le patron, ravi d’accueillir du beau monde en son antre aux traditions séculaires, nous offre une démonstration du café turc chauffé dans le sable, selon la tradition ottomane. Les vieux attablés nous saluent, étonnés que la télévision vienne leur rendre visite de si bonne heure un dimanche matin. On s’éclaffe, on rit, on se salue avec une euphorique débordante qui traduit la vérité nue des habitants de la cité enchantée, carrefour de deux mondes, comme il y mille ans. Nous poursuivons notre chemin tourbillonnant de rencontres. Il nous conduit dans une boulangerie locale, où l’on fait encore des pitas au feu de bois. Devant la caméra, j’en goûte une, chaude et veloutée, tout droit sortie du four, sous les yeux amusés des clients venus déguster des kebabs turcs. Imer me fait un signe de connivence, pour me signifier qu’il a capté sur le vif des images vivantes, pittoresques autant que photogéniques. Il me murmure qu’il est satisfait des scènes improvisées que la mise en scène de la vie nous a offerte avec grâce et humour. Amusé, il ajoute que c’est un jour de chance que nous vivons ensemble, car tout se déroule avec une étonnante magie. Selon ses croyances, notre rendez-vous était prévu de toute éternité par les forces divines. D’ailleurs Allah nous a fait nous rencontrer devant une mosquée ! Ce n’est pas un hasard. Selon lui, c’est un signe de l’incommensurable créativité de Dieu. Janeta acquiesce, en me souriant avec tendresse. Puis, elle m’annonce que maintenant nous allons achever notre film, avec la visite de deux lieux religieux, la magnifique mosquée ottomane Altun Alem et le monastère de Crna Reka, perdu dans la forêt. Je me sens en proie à une immense ivresse intérieure. Nous pénétrons dans la cour de la vieille mosquée, dont le minaret s’élance dans les airs bleus solaires. Autour de nous, des anciennes stèles funéraires blanches, ornées de motifs musulmans, me rappellent les cimetières d’Ouzbékistan ou du Kazakhstan sur la route de la soie. La mosquée fut fondée au début du 16ème siècle, en un lieu où passaient les caravanes marchandes venant de Constantinople ou se rendant à Thessalonique. Construite en brique et en pierre de sable, la mosquée fut réalisée avec un savoir-faire remarquable, selon l’architecture des premières heures de l’empire ottoman. Nous pénétrons ainsi le cœur de la mosquée, dénudée et superbe. La blancheur de ses vieux murs nous révèle la pureté de son style, dominé par sa coupole vierge. Tandis que je m’imprègne en silence de ce lieu sacré de l’Islam, le réalisateur me filme au sein de la construction élégante. Nous quittons enfin les lieux, puis nous rendons en voiture vers un extraordinaire monastère troglodyte. Accroché à une falaise depuis le Moyen Age, au-dessus de la rivière Sovara, il est entouré d’une nature verdoyante. La route sillonne une vallée dégagée, traverse un pont sur une vaste plaine fluviale semée de petits lacs, puis zigzague à travers une montagne boisée jusqu’au monastère. Il apparaît soudain, étourdissant de beauté, creusé dans la roche et suspendu dans le vide. Son nom signifie Rivière Noire, dû à son emplacement exceptionnel. Devant la caméra, je découvre ce joyau orthodoxe taillé dans des grottes, dont des balcons de bois furent construits, accolés à une raide falaise. Elle s’érige à l’assaut de montagnes imprenables, faisant face à une rivière desséchée devenue un canyon, que l’on traverse grâce à un pont pittoresque. Nous l’empruntons et pénétrons dans les différentes cavités troglodytes. Des religieux qui désiraient communier avec Dieu par la prière et de dépouillement, creusèrent ainsi ce temple dans la roche verticale. Certaines grottes s’apparentent à des cellules monastiques, d’autres à de minuscules chapelles pieuses et ombragées. Un froid minéral se fait sentir autant qu’une énergie palpitante de sagesse et d’éveil. Des fragrances de bougies et de parfums sacrés s’évaporent dans l’air sombre et frais. Derrière les icônes qui décorent les parois âpres des roches, on trouve des billets déposés par les fidèles. Sur un autel de pierre millénaire des images pieuses brillent sous une lumière tranchée. Dans le chœur de la chapelle troglodyte, des fresques délavées par le froid des siècles attestent d’une atmosphère de recueillement. Je perçois les émanations mystiques d’un éveil. Puis, je découvre un tombeau contenant les reliques d’un saint homme. Il repose sur un côté de la grotte peinte, en une sombre quiétude. En une plus vaste cavité, un ballet de bougies fait danser ses flammes orangées, symbole du feu sacré inextinguible. D’un balcon de bois, une vue charmante s’étire sur le pont et la forêt foisonnante des alentours. Une paix douce s’exhale dans les airs, mêlée aux parfums des pins. L’énergie des lieux me rappelle celle des plus anciens temples bouddhiques des portes de l’Himalaya, accrochés aux falaises imprenables, comme par exemple en Chine. Alors que je plonge en un univers mystique qui m’exalte, j’oublie que la caméra suit toujours mon exploration, mon regard et mes sensations. Puis, le réalisateur m’annonce avec douceur, comme pour ne pas me troubler, que le tournage s’achève ici. Il pense avoir de petites merveilles dans la boîte noire qu’il mettra un temps fou à monter, afin de réaliser le film dont il rêve. Je le remercie pour sa présence bienveillante et son œil de tigre, qui perçoit au-delà du visible. Nous sortons du monastère orthodoxe et retrouvons Janeta, qui nous attend au soleil. Emerveillée par notre journée, elle me confie que c’est la première fois qu’elle visite ce monastère orthodoxe, dont elle admire la rare beauté, même si sa religion est l’Islam. Nous nous contemplons d’un sourire plus vaste que le ciel. La pétillance de notre aventure restera marquée en nos cœurs. Et Ivres de bonheur, nous regagnons la cité de Novi Pazar, allégorie de l’énigme des Balkans. A l’endroit même où nous sommes retrouvés ce matin, nous nous quittons, habités par les énergies lumineuses de notre cocréation divine. Nous nous remercions du fond de l’âme pour les soleils que nous nous sommes offerts. Je reprends alors mon chemin solitaire sous l’irradiante blancheur du jour.

Je réalise que mon séjour dans la vieille cité des caravanes s’achève. En guise d’adieu à ces moments enchantés, teintés d’une rare candeur, j’ai envie de grimper sur les hauteurs des collines avoisinantes, afin de contempler les feux solaires du soleil couchant. Les hauteurs offrent un panorama clairsemé sur la vallée verte dans laquelle est nichée la ville de Novi Pazar. Je rencontre ainsi Musafer, un chauffeur de taxi, qui m’y conduit. Nous bavardons en Allemand. Le chauffeur, à l’instar de ses amis, a émigré en Allemagne et y a travaillé, principalement dans le bâtiment, afin de nourrir sa famille, restée au pays. Il me raconte sa vie d’expatrié, puis son retour au pays, afin de rester près de ses parents âgés et de ses enfants encore petits. Souriant, il me confie qu’il est content d’être revenu sur sa terre natale, mais qu’ici la vie n’est pas aussi protégée qu’en Allemagne, quoique plus libre et plus joyeuse. Très sympathique, il me propose de m’emmener en virée un peu plus haut, afin que je découvre une vue magnifique. Elle s’étire sur la plaine urbaine, cerclée de forêts. Sur une route qui serpente, apparaît alors un impressionnant monastère de pierre blanche. Il trône sur un plateau entouré de grands pins splendides. Leur fragrance distille une paix bienheureuse sur la forêt du cloître antique. Entouré d’une enceinte, le monastère Djurdjevi Stupovi en impose, au soleil couchant. Les rayons roses de l’explosion solaire se reflètent sur ses pierres brutes et blanches. Son architecture s’apparente davantage à un petit château qu’à une église. En contrebas, la forêt de pins glisse jusqu’aux plaines cultivées des villages alentours. A l’intérieur, la coupole de brique brune impressionne par sa hauteur. Juste le temps de remercier la vie pour de si grâcieux adieux, que Musafer me fait signe de revenir. Il a une autre surprise à me faire découvrir avant le crépuscule. Non loin de là, repose une église de brique, de huit cents d’âge. Elle est posée sur une colline proche de la ville. Tandis que des bergers descendent des sommets avec leurs troupeaux de montons, j’embrasse le panorama sur ce site religieux, devant lequel une infinité de vieilles tombes de pierre tentent de résister aux outrages du temps. Ce sont de grandes croix sculptées dans des blocs de pierre brute, que les mousses ont fini par recouvrir. Elles surplombent les pierres tombales, dont on ne distingue que les pourtours car noyées d’herbes folles. Des inscriptions en langues anciennes demeurent visibles, ainsi que des bas-reliefs d’anges ou de motifs géométriques, réalisés d’une facture naïve. Ce champ de croix d’un cimetière d’un autre âge me rappelle étrangement les fameuses pierres tombales d’Arménie, réalisées à l’aube de la Chrétienté par les artisans orthodoxes. Doucement, l’irradiance solaire quitte la plaine rosâtre pour disparaître une fois de plus de l’autre côté de la terre. Les croix striées par les patines des temps s’illuminent encore un peu avant d’éteindre leur teinte et de se fondre à l’obscurité naissante. Je me recueille quelques instants sur ce qui meurt chaque jour, à chaque instant, pour renaître à un jour pur, à une lumière neuve. Je réalise que mon épopée serbe s’achève comme la fin d’un roman. Une fée semble tourner les pages de mon récit de voyage, faisant apparaître un chapitre vierge. Une épopée à vivre et à écrire sur les terres inconnues de Bosnie-Herzégovine. 

Nova Varos

Nova Varos

De Novi Pazar, la route jusqu’à Nova Varos offre de saisissants panoramas sur les montagnes, les villages et les plaines d’altitude sous le ciel azur. Elle zigzague sur une montagne arborée puis sillonne une vaste plaine d’altitude balayée par les vents. Une mosaïque de cultures s’étale en un dégradé de teintes jaunes dans une vallée d’altitude. Autour des collines boisées, ourlées par des monts vert sombre, les panoramas sont à couper le souffle. Des fermes habillent ce patchwork paysan avec une touche picturale absolument parfaite. Le bus traverse le Sandjak, dont les monts ondulants s’étirent vers l’horizon. Puis sillonne plusieurs massifs montagneux. Par la fenêtre, je contemple les paysages hypnotiques qui défilent, plus audacieux les uns que les autres. Les souvenirs se superposent à ces paysages du bout du monde. Cela me rappelle étrangement les steppes vallonées, semées de lacs du Kirghizstan. J’ai l’immense chance de voir apparaître dans le ciel rayonnant deux aigles. Ils dansent ensemble avec grâce. Ils exécutent avec précision la chorégraphie sophistiquée d’un ballet aérien. Ce signe ne trompe pas. Les messagers du Grand Esprit sont venus me saluer. Mon âme frisonne, éprise du mystère. Nous atteignons enfin Nova Varos, une bourgade lovée en un cadre apaisant, bâtie en pente sur les flancs du mont Zlatar.

Je saute dans un taxi afin de regagner le mont Zlatar, un massif impressionnant. Je brûle de faire une balade en forêt. Rapidement, nous atteignons le plateau de montagne. Des conifères, des grands pins et des bouleaux habillent avec brio ce sommet. Des fragrances exquises se distillent dans l’air limpide et m’enflent mes narines. Mes poumons s’ouvrent à l’air pur des hauteurs. Enveloppée du parfum de pommes de pins, je m’installe sur un tronc mort et je médite en ce silence musical, composé par d’inédits oiseaux. Un écureuil grimpe sur un arbre à la vitesse de l’éclair, tandis qu’un oiseau se pose innocemment sur une branche. Je poursuis ma promenade parfumée. Des sentiers de terre serpentent dans la forêt, entre ombre et lumière, sous l’égide de hauts sapins qui imposent le respect. Ils semblent se démultiplier jusqu’à un magnifique panorama qui s’offre au regard. Il embrasse la verte vallée et ses sommets impénétrables. Sur un mont découpé en parcelles de cultures, qu’une forêt d’altitude ceint avec une note artistique, repose un hameau à flanc de colline. A vol d’oiseau, il se trouve juste en face du sommet sur lequel je me trouve. Il y a quelques maisons carrées, dont la base édifiée en pierre, est surmontée d’un étage en bois. Elles reposent en ligne sur les flancs d’un mont, dont les champs cultivés déclinent leurs teintes du vert pâle au jaune citron. Leur toit de tuile vermillon brille sous le soleil opulent, ce qui confère au décor une touche très esthétique. On distingue au loin un chemin qui serpente à l’assaut du village rural. Il semble posé sur le relief comme une décoration pâtissière sur un gâteau. Le bleu cristallin du ciel mord sur les nuages translucides. Quelques tas de foin agrémentent le tableau d’une touche paysanne. Quelques vaches brunes font sonner leur clochette à la lisière de la forêt. Sous un éclatant soleil, je me laisse caresser par l’allure des prairies d’alpage et celle du village qui semble peint dessus. Face à cette vision idyllique, je m’endors sur un banc de bois. Le soleil amorce son ineffable chute. Je quitte les lieux. De retour à Nova Varos, j’écris mon carnet de route comme un rituel.

Le lendemain sous un soleil torride, je décide d’explorer le canyon Uvac. A la guesthouse Art, la jeune femme me propose une virée en bateau de plusieurs heures sur la rivière Uvac, suivant ses zigzagues surprenants entre les parois rocheuses des hautes falaises. Tout sourire, elle me dit, à l’aide de Google Translate, que les paysages du canyon sont uniques, car les méandres de la rivière tourbillonnent à en donner le tournis entre les presqu’îles rocailleuses, que de raides falaises bordent avec grandeur. Je brûle de visiter ainsi les courbes de la célèbre rivière qui serpente entre les avancées rocheuses des montagnes nues, plongées dans les eaux turquoise. La jeune femme me précise que le capitaine fera une halte pour entraîner ses passagers, par un sentier à flanc de falaise sur les hauteurs des parois rocheuses, d’où une vue étourdissante s’étire sur le canyon, traversé par la belle rivière bleue. Elle ajoute que ce site est d’une beauté exceptionnelle, dont les étrangers raffolent. Mais qu’il n’y a évidemment pas de transport pour s’y rendre. Alors elle me suggère le taxi. Cependant, elle va téléphoner au capitaine pour réserver pour moi le tour de bateau. Je suis au comble de l’excitation. Je me rends alors à la station de bus, où se trouvent les taxis. Je rencontre Jerico, un chauffeur de taxi calme et fort sympathique. Il comprend où je désire me rendre, même s’il ne parle pas l’anglais. J’embarque ainsi dans son taxi blanc. Il file maintenant à travers une route de campagne. Sur des collines semées de végétation, des maisons traditionnelles s’égrènent avec un charme pictural. Entourées de champs cultivés, des fermes à l’ancienne reposent sur les pentes des monts boisés. Des troupeaux de vaches ou de chèvres gambadent avec allégresse sous le soleil. La route se poursuit le long de vallées encaissées, qui composent un paysage rural des plus frappants. Nous atteignons le barrage qui sert aussi d’embarcadère. De petits bateaux colorés attendent les visiteurs pour une balade sur la rivière Uvac. Le paysage est sublime. Des reliefs gris et acérés bordent la rivière. Elle s’apparente à un lac à l’entrée du canyon. Ses eaux d’un bleu profond vibrent de lumière. On m’accueille joyeusement. Un aimable capitaine me fait monter à bord avec d’autres touristes. Il y des Serbes de Belgrade et un couple de retraités allemands. L’embarcation quitte alors le port pour s’enfiler le long des méandres de la rivière. Ils forment d’étonnants coudes en zigzague, entourés d’un chaos de roches boursoufflées et arides. Nous faisons connaissance. Le couple d’allemands, Brigitte et Manfred, voyage en camping-car à travers les Balkans. En grands aventuriers, ils ont vagabondé à bord de leur maison roulante à travers l’Europe, l’Asie centrale ainsi que le Maghreb, depuis près de quarante ans. Comme moi, ils cheminent en quête des splendeurs des paysages, des trésors cachés et des rencontres du cœur. Nous nous racontons quelques histoires et impressions sur nos pérégrinations en Serbie, heureux de nous rencontrer, en ce décor de rêve. Le bateau file sous un soleil ardent. Au gré du défilé du canyon, qui enserre la rivière Uvac dans un étau minéral, je distingue sur les pics inaccessibles, des colonies d’aigles qui prennent le soleil. Le capitaine ralentit le bateau, en pointant les rapaces. Ils vivent sur ces hauteurs considérables, près de leurs nids protégés des dangers du monde. Il précise que cette espère rare d’aigle est devenue l’emblème de la région, reconnaissable à sa tête blanche et à son plumage brun, dont l’envergure peut atteindre trois mètres. Fascinée, je scrute les sommets inatteignables, royaume des aigles Beloglavi sup. A la porte des cieux, ils semblent sereins, posés sur des replats rocheux des hauteurs. Ils paraissent immobiles et tranquilles, tutoyant les nues limpides. Cependant, un couple d’aigles s’élance soudain dans les cieux lapis lazulis. Ils déploient leurs vastes ailes et tournoient dans les airs, formant des figures géométriques de ligne, qui deviennent des triangles ou des losanges. Frissonnante, je contemple le ballet sacré des aigles qui tourbillonnent au-dessus des méandres de la rivière, en créant avec un art savant, d’esthétiques figures. Emue au plus profond, je ne perds pas une seconde de leur spectacle grandiose, avant qu’ils ne se posent sur une pointe rocailleuse imprenable qu’eux seuls peuvent atteindre. Cependant, je ne parviens pas à les quitter des yeux, tant je suis fascinée par leur présence tutélaire. Je tente de me relier spirituellement à ces aigles mythiques, devenus dans de nombreuses cultures un symbole de puissance, de liberté, de sagesse et de clairvoyance. Je remercie l’invisible d’avoir mis ces oiseaux métaphoriques sur ma route vagabonde. Le bateau sillonne avec une lenteur agréable le long des extraordinaires méandres de la rivière, que des roches colossales enserrent avec un esthétisme austère. Elles ressemblent à des presqu’îles rocheuses à tête de crocodile géante. Imperturbables, ils semblent garder les secrets des lieux depuis des temps immémoriaux. Sur les hauteurs, les pics acérés du canyon se métamorphosent au gré de la navigation, en des collines boisées. Sur les crêtes, des cabanes panoramiques y ont été installées le long d’un sentier. Le capitaine amarre son bateau près d’une raide falaise, qui conduit à un sommet exquis. Le bateau mouille près d’une montagne qui plonge dans la rivière onctueuse. Toute la joyeuse colonie atterrit sur une pente de sable très glissante. Elle conduit à un sentier qui s’étire dans une forêt d’altitude. A tour de rôle, chacun se hisse aux cordages installés le long de la piste ascensionnelle, afin de gravir la partie difficile de la falaise, lorsque le sable et les cailloux s’effritent sous nos pieds. Nous atteignons enfin un sentier de terre. Il s’étire à travers une riche forêt, aux fragrances de pins et de fleurs d’altitude. Le chemin grimpe à l’assaut d’une verte colline jusqu’à son sommet qui surplombe le canyon. Une vue époustouflante s’étire sur le paysage grandiose des méandres de la rivière Uvac, bordés par les roches ardues du canyon. Je ne m’en crois pas mes yeux et me laisse séduire par l’étourdissante beauté de la nature. Des cris de joie crèvent le ciel bleu pur. Les autres visiteurs semblent aussi fascinés que moi. Démarre ainsi une interminable séance de photographique. Chacun désire immortaliser son portrait en ce décor incroyable. Je fais de même et pose au sein de ce cadre idyllique. Le capitaine prend mon appareil et me shoote sans répit. Puis je m’éclipse pour une méditation de pleine conscience, lovée en un recoin face au vide impardonnable. Il me semble alors absorber ce paysage splendide dans chacune de mes cellules. Mon esprit et mon cœur s’illuminent de paix et de lumière, au sein de cet horizon nouveau, métaphore de ce que l’existence devrait refléter. Puis, le capitaine m’invite à rejoindre le groupe, afin de regagner le bateau. Je dégringole le sentier de forêt, agile comme une biche et légère comme une plume d’aigle. Le bateau rebrousse chemin. Et sillonne sur les eaux en lacet qui vibrent d’une jolie teinte émeraude. Nous croisons ici et là quelques barques de pêche. Sur les rives raides et sablonneuses, il n’y a rien si ce n’est quelques pêcheurs solitaires, amoureux de la quiétude des lieux. Tandis que le groupe bavarde, je rentre en moi-même. Mon regard se perd encore un peu sur les sommets, où des massifs touffus s’étirent au-delà de la profonde gorge. Etonnée, je distingue une sente de sable qui fend la falaise. Elle rejoint sur les hauteurs, des chalets de bois qui triomphent face au vide à la porte du ciel.

Je contemple encore ce chemin intriguant qui m’appelle, mais que je n’emprunterai jamais. Une impression d’inachevé me traverse. Tant de lieux qui m’attirent. Des chemins oubliés des cartes, des villages perdus, des collines sans nom que je n’aurai jamais la chance de découvrir. Car tout voyage reste incomplet et reflète l’imperfection intrinsèque à toute création et à toute vie. Il nous enseigne alors la satisfaction avec ce qui est, la présence à l’instant, le détachement. Car le voyageur chemine les bras grands ouverts, prêt à savourer les cadeaux que l’errance lui offre chaque jour, tout en sachant qu’il ne pourra jamais rien emporter de tangible avec lui, si ce n’est des bienfaits immatériels comme la joie, la sagesse, l’amour ou la connaissance. Une fois de plus, mon voyage me file entre les doigts comme un sable fin. Je dois laisser derrière moi, les paysages inspirants et les belles rencontres de ce jour pour cheminer vers l’ailleurs, les mains vides et le cœur nu.

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