Voyage en Asie, l’île du Bornéo

Bornéo, Sabah, MALAISIE

Sabah

Kota Kinabalu

L’île du Bornéo est la troisième île la plus grand du monde. A Kota Kinabalu, la grande ville de Sabah, c’est la pleine saison des pluies. Et aussi le nouvel an chinois. Près la jetée, dans le quartier du marché, les boutiques musulmanes sont restées ouvertes. D’autres rues affichent fermées, malgré des milliers de lampions de papier rouge qui décorent la cité, comme des guirlandes festives. Une ville fantôme durant ces jours fériés chinois. Un bonheur me saisit, de retrouver ce foisonnement culturel et religieux. Une richesse quotidienne, au croisement des mondes. De l’aube au crépuscule, il pleut toutes les larmes de la terre. Je me demande ce que mes jours ici, en cette saison, me réservent. Il m’apparaît que mon inspiration n’est en rien liée au temps qu’il et je me fais une joie de découvrir à contre-courant, un pays. Un matin, alors que je déambule au hasard, en me demandant où aller, deux camions croisent ma route. Ils sont décorés comme des chars de carnaval. Les camions défilent lentement puis se garent près d’une place piétonne. De jeunes artistes costumés, en tenue loufoque jaune canari, frappent de larges tambours colorés. Les artistes descendent de la benne vivement puis déchargent les instruments de musique et les imposantes parures en poils synthétiques, qu’ils s’empressent de revêtir. Je les suis enchantée. Avec une rapidité fulgurante, ils se déguisent de la tête au pied, en dragon velu doré, blanc, orange ou jaune. La tête du monstre est énorme et sympathique. Elle vous scrute de ses yeux globuleux. La queue danse, comme mille froufrous de carnaval. On dirait un serpent sur le bitume humide. Les acteurs costumés se préparent et attendent, immobiles les sons des gongs et des tambours rouges. Sous le ciel d’orage, la musique antique et rituelle résonne dans un grondement. Les acteurs s’agitent comme des marionnettes grandeur nature, au cœur d’une chorégraphie naïve. Une foule se rassemble autour d’eux. Les enfants sont émerveillés.

La pluie se déverse sans relâche mais à cet instant elle semble ne plus exister. Le spectacle s’achève. La pluie se tait. Les acteurs ôtent leur tête de plume et fument des cigarettes en plaisantant. Je contemple cette intimité de coulisses. C’est la magie du spectacle de rue, de dévoiler ce qui demeure caché. Nous nous sourions complices. Ils posent pour moi avec extravagance. D’un coup, ils remballent les costumes géants, hissent les lourds tambours dans le camion et montent à bord. Nous nous saluons frénétiquement tandis que les véhicules disparaissent au détour d’une rue. Un peu plus tard, devant un magasin chinois, une équipe de danseurs et musiciens offre un spectacle comme précédemment. Des jeunes hommes sautent d’un camion. Ils sont vêtus de hauts rouge feu et de pantalons noirs. Ils installent les instruments. Ils sortent les marionnettes géantes, à l’intérieur desquelles ils se glissent par deux. Le rituel démarre en un éclair. Les cymbales, le gong et le gros tambour noir laqué, initient le spectacle. Un vieil homme me confie que des étranges créatures vont faire leur apparition, pour purifier les lieux et porter chance au négoce. Trois marionnettes de couleur rose, rouge et jaune font leur entrée. Elles se dandinent et secouent la tête. Lorsqu’elles se frottent aux passants, la foule rassemblée s’exalte. Le vieil homme me dit que ces lions mythologiques sont des demi-dieux dont la protection, assure une année prospère. Devant les protagonistes, le patron du magasin donne un tas de vieux papiers, à l’un d’entre eux. Les animaux divins s’amusent à les détruire, en symbole de l’année qui vient de s’écouler. Sur des rythmes dissonants et rapides, ces bêtes salutaires dansent. Elles attirent ainsi les bénédictions des Dieux pour l’année à venir. Soudain, les trois monstres, la gueule ouverte, se placent en ligne, face au propriétaire. Ce dernier tient dans les mains, un plateau garni de gros pamplemousses verts et d’oranges à demi-pelées. Tandis que les marionnettes ouvrent grande la gueule et crachent des calendriers de la nouvelle année, le propriétaire tend les présents en guise d’offrande. Puis, il se fait photographier avec les trois lions divins, son plateau d’offrande à la main. Le rituel de bénédiction s’achève comme il a commencé. Chance et prospérité seront au rendez-vous durant toute l’année.

Le soleil naît dans une énigme. Je déambule jusqu’à la jetée. Un voile opaque enveloppe le port et les bateaux. Malgré la grisaille, des bateaux à moteur desservent les îles paradisiaques, à proximité. Je décide de me rendre sur l’une de ces îles. On m’indique un guichet où acheter mon billet. Le vendeur, fort aimable me nomme dans un flot, les cinq îles : Mamutik, Mamukan, Gaya, Sapi, Surup, comme le refrain d’une comptine. J’éclate de rire. Cette mélodie me fait l’effet d’un « sésame ouvre toi ». Il me conseille Mamukan. Dans la foulée j’embarque à bord d’un bateau à moteur. Le vent tourne comme un vautour. La coque du bateau frappe les vagues et couvre les passagers d’écume. L’île est sublime comme un poster immense. Le ciel pluvieux se reflète dans l’eau verdâtre, en une infinité de paillettes d’argent. La grève blanche éclairée d’ombres délicates, est belle en cette saison. J’emprunte le sentier qui fend la jungle jusqu’à la pointe de l’île. Des lianes sauvages s’entortillent autour des arbres aux racines épaisses qui tapissent le sol. Une végétation touffue d’une palette des verts brille sous les rayons solaires. Le silence est habité de mille chants d’oiseaux comme un langage musical fascinant. Lentement, je m’imprègne de cette atmosphère douce et énigmatique qui semble me souhaiter la bienvenue. Soudain, un animal surprenant s’agite brusquement, me coupe la route sur le sentier terreux et s’enfuie se cacher dans l’épaisse forêt. Il reposait à l’ombre, lové dans la fraîcheur d’un ruisseau, et a été effrayé au bruit de mes pas. C’est un varan. Je reste interdite et autant apeurée que l’étrange animal, primitif et affreux. Sa peau épaisse et lézardée scintille dans la lumière. Il rampe au sol et se dandine. Sa longue queue balaye la poussière. Je n’en reviens pas d’avoir rencontré un varan. A vrai dire, je l’ai pris pour un caïman, ce qui m’a foudroyé de peur. Près d’un arbre gigantesque, aux racines comme des branches, je respire profondément, pour me calmer. Les cris des oiseaux ressemblent à des rires comiques. Je crois les entendre se moquer de moi. Je poursuis le chemin, au sein de cette nature labyrinthique et vierge. Le soleil colore soudain les ombres vertes. Je débouche sur une grève de hautes roches, qui se jettent dans la mer délicieuse. Le vent danse et fait vibrer l’eau miroitante. Je contemple ce tableau nourrissant, puis m’en retourne à la jetée.

Face à une plage parfaite, je déjeune d’un riz aux légumes à l’indienne. Je suis heureuse que les Dieux de l’errance m’aient déposé au Bornéo, pour achever mon voyage d’écriture. En un clin d’œil, le temps se couvre et une fine pluie éclate sur le paysage détrempé. A l’heure crépusculaire, je m’en retourne à Kota Kinabalu et déniche une cantine musulmane populaire, ouverte jusque tard dans la nuit. Je jette mes premières impressions dans mon carnet de route.

Sur la route de Kudat

A l’aube, je quitte la ville en direction du Nord de Sabah. Sur la route de Kudat, je fais halte au village de Bavanggazo, où vit l’ethnie rungus, célèbre pour ses maisons traditionnelles en bambou, extrêmement longues. Je rallie par miracle la « maison longue » rungus du nom de Maranjak, qui est un centre culturel et aussi un gîte chez l’habitant.

Je me demande quelle bonne fée m’a conduit dans cette communauté spectaculaire, riche d’histoire, alors que ce matin même, je ne connais pas l’existence de la tribu, aux coutumes remarquables. Je me félicite de laisser le hasard s’occuper de mon voyage. Au cœur d’une nature d’une densité incroyable, un couple charmant m’accueille dans la cabane du bord de route, qui fait office de restaurant. Je m’installe à une table et prends un thé. De l’autre coté de la voie, la demeure de style ancestral rungus, trône esseulée, parmi des monts touffus. La maison est construite en bambou. Elle est longue d’une centaine de mètres environ. Je contemple cette étrangeté avec fascination. Cette construction de style unique, s’étire le long du jardin, parmi les ananas et les fleurs tropicales. Il m’apparaît que la bâtisse repose sur de courts pilotis. Le mur, qui fait face à la route, recèle, sur toute la façade de bambou, d’une ouverture inclinée, munie de barreaux de bois, comme une fenêtre géante. Du restaurant, mes impressions vagabondent. Tandis que la dame, avec un calme silencieux, prépare un déjeuner de légumes, son époux m’invite à découvrir l’intérieur de la mystérieuse maison. Nous traversons la route bitumée. Devant l’entrée, s’érige une tour de bambou. On peut grimper en haut, à l’aide d’une échelle artisanale, et observer ce qui se passe, au loin. Je pénètre dans la maison. Un escalier de bambou conduit dans la partie plus ancienne de la maison. Elle s’étire en longueur, comme un corridor infini. Les lattes de bambou souples bougent sous mes pas. Une obscurité traversée de jets de lumière, provenant des fentes de bambou des fenêtres, confère à l’habitation antique, des airs de sanctuaire.

Des femmes, vêtues de sarongs fleuris sont assises à la lumière. Elles confectionnent des colliers de perle et des broderies sophistiquées sur des pièces de tissus noirs et rouges, selon les coutumes rungus. Je les regarde. Elles travaillent avec une application minutieuse. Chacun de leur geste est teinté de patiente. Une femme tient entre ses cuisses, un seau retourné sur lequel sont emboîtés, plusieurs colliers de perles jaunes et noirs. Avec une lenteur sereine, elles assemblent certaines parties des colliers avec du fil blanc, de façon à créer une parure impressionnante à la mode de leurs ancêtres. Une autre femme est occupée à enfiler des perles multicolores minuscules, pour la confection d’un pendentif indigène, qu’elle assemblera avec le collier. Plus loin, une autre est assise seule dans l’ombre. Devant elle, un métier à tisser. Elle actionne un bâtonnet qui sépare les fils de couleurs différentes, et achève la création d’un motif d’une fleur rutilante. Le silence est ponctué par des récits et des rires. Ces femmes, ont cette capacité inouïe de bavarder des heures, tout en confectionnant un ouvrage. Je les regarde admirative. Au-dessus de leur tête, des séries de colliers aux couleurs infinies sont exposées sur des bâtons de bambou, comme aussi des sacs en tressage traditionnel rungus et des textiles aux dessins foisonnants. Dans la demi-obscurité, je découvre avec une émotion extrême, la beauté du l’art rungus, transmis depuis des générations, de mère en fille.

Le Monsieur me sourit. Il m’invite à poursuivre la visite dans l’antre rungus, comme un musée antique. Lentement, j’avance dans la douce pénombre. Les bambous semblent danser sous mes pieds nus. Cette sensation première est des plus savoureuses. Je remarque des chambres en enfilade comme des dortoirs. Le long du couloir, des objets artisanaux sont exposés en souvenir des ancêtres.

Une hotte de paille pour les travaux des champs, un instrument à cordes qui s’apparente à une mandoline de forme carrée, des ceintures de tissus tressés. Nous quittons la première maison, descendons quelques marches, déambulons dans un couloir de bambou pour à nouveau grimper d’un étage et pénétrer une autre demeure, rattachée à la précédente. Le corridor s’étend sur une longueur insensée. Comme précédemment, les chambres sont regroupées sur le côté du mur, tandis que l’espace de vie se tient près des fenêtres de bambou. Je remarque une série de sphère de métal sombre, accrochée ici et là, aux poutres de bambou. En m’approchant, je découvre que ce sont des gongs servant à la musique traditionnelle.

Le Monsieur m’indique la chambre qui sera la mienne le temps de mon escale ici. Qu’il est délicieux de faire halte dans une maison singulière de style tribal et méconnu. Je suis traversée par une joie fulgurante, celle de m’imprégner des rites et coutumes millénaires rungus. Le Monsieur me regarde avec douceur et me confie que depuis des temps reculés, les habitants de l’ethnie rungus, avaient pour habitude de se rassembler dans une seule et même maison. Initialement, le chef du village et les ancêtres créent la partie de la maison la plus ancienne. Au fil des ans et des générations, la famille s’agrandit, et des extensions sont ajoutées à la maison. Selon la coutume, chaque chambre tient lieu d’habitation pour une famille. Par le passé, il arrivait que tout un village soit regroupé dans une seule et même maison traditionnelle. Si une personne extérieure à la famille, désirait vivre dans la maison, elle pouvait créer sa propre bâtisse, rattachée aux précédentes, ou vivre dans une des chambres déjà existantes, à condition de respecter le chef du village ou le père fondateur des lieux.

Selon la tradition, l’ethnie rungus s’organise selon un mode de vie communautaire et partage les récoltes comme aussi les profits liés aux ventes d’objets artisanaux, lors de marchés hebdomadaires dans la région.

Le Monsieur ajoute qu’il a lui-même construit cette maison, selon le modèle des ancêtres de sa tribu. Son souhait est de perpétrer une culture et des traditions vouées à disparaitre. Je le remercie pour sa gentillesse et le félicite pour cette fabuleuse action. Sur un ton émouvant, il me confie qu’à la nuit tombée, un spectacle de danse et de musique folklorique, aura lieu. Avec un air malicieux, il ajoute, que l’ethnie rungus a pour coutume d’offrir à chaque visiteur de passage, des festivités. Mon visage se fend d’un sourire et mon âme se grise. Le Monsieur m’invite à me délasser avant les réjouissances nocturnes. Nous éclatons de rire. Je déambule sur le plancher de bambou. Je suis émerveillée. Puis je me promène à l’arrière de l’extravagante demeure. Sous des sommets verdâtres noyés de brume, la « maison longue » repose, superbe. Je suis au bout du monde.

Je reviens sur mes pas et découvre, excitée qu’un tournage a investi les lieux. Une équipe de télévision, venue spécialement de Kuala Lumpur, installe, avec une efficacité renversante, décors et caméras. Un tournage d’un programme culinaire, en plusieurs épisodes. Le cours de cuisine télévisé se déroulera en face de l’entrée insolite de la maison, avec la tour de bambou ethnique en toile de fond. Je m’approche discrètement. Le réalisateur me fait signe de me joindre à l’équipe. Des acteurs répètent en pouffant de rire. Un homme jovial et gourmand dans le rôle de cuisinier. Une jeune actrice, belle et pétillante dans le rôle de l’apprentie cuisinière. Le cuisinier fait découvrir, avec une fantaisie légère, des recettes du Bornéo. Avec malice, la jeune femme s’émerveille des talents culinaires de son acolyte. Elle goûte les plats, en se régalant, et invite les téléspectateurs à suivre son périple. Le tournage débute. Les comédiens improvisent autour d’une trame écrite. La scène est comique.  Ils s’en donnent à cœur joie et je me mords les lèvres. A la fin de la prise, l’actrice charmante vient me saluer, ravie de recevoir la visite d’une étrangère, sur le lieu de son tournage. Elle se prénomme Eja. Elle est volubile comme un papillon et sucrée comme une mangue. Nous bavardons comme depuis toujours. Elle possède cette flamme de folie dans le regard, et cette exaltation propre aux actrices. Je la félicite pour sa prestation et lui souhaite le succès. Elle m’offre un sourire pimenté, à la mesure de ses rêves. Le réalisateur nous interrompt. Le tournage reprend. Je m’éclipse discrètement. La belle Eja me fait de grands signes avant que le mot magique « action » ne soit lancé et la transporte dans l’univers du jeu. De loin, je la contemple avec tendresse, sa silhouette sensuelle, son buste paré, pour l’occasion, d’un collier rungus, son long cheveux noir noué. Elle joue, mime et s’emballe, avec de grands gestes clownesques. Je lui envoie des pensées lumineuses pour que la chance l’accompagne.

Mais déjà le crépuscule rosit le ciel brumeux. La dame de la maison m’invite à prendre mon dîner dans la bicoque du bord de route. Elle me sert des patates douces sucrées et un plat de légumes verts et filandreux, à l’ail et au gingembre. La nuit vient et projette des ombres chatoyantes sur cette longue maison énigmatique, qui repose au cœur d’une jungle devenue noire. Après le repas, la maîtresse des lieux m’invite à regagner la maison. Dans l’espace commun, une troupe de danseurs et de musiciens se costume, en riant. A l’instar de ses acolytes, la dame revêt un costume de scène remarquable, symbole de son ethnie. Les préparatifs en habit tribal ressemblent à une cérémonie. Les femmes sont vêtues d’une robe bustier serrée à la poitrine, de couleur noir. Des fines broderies blanches et rouges, habillent les extrémités de la robe ou la totalité du tissu.

Elles portent en travers du buste, des séries de colliers de perles, comme un habit, ainsi que des pendentifs de perles aux motifs et couleurs indigènes. Ce croisé de couleurs, aux lignes de perles superbes, leur confère un style de Reine. Elles portent une coiffure sophistiquée et magnifique, dont chaque petite fille rêverait pour aller à l’école. Sur le devant du crâne, elles portent un bandeau de tissu tressé et au milieu de la tête, un serre-tête orné de fleurs de plastique multicolores. Le chignon est habillé d’un peigne décoré d’une pyramide de tissu brillant, orné de grosses fleurs roses et rouges. Leur allure est exquise. Leur élégance inégalable. Elles semblent appartenir à un pays imaginaire. Je suis bouche-bée.

Les danseurs sont vêtus d’un sarong orange et d’une veste noire habillée de broderies délicates, qui rappellent les robes des danseuses. A la taille, un long foulard fait de pompons de laines assemblées, de couleur verte, jaune et rouge, tranche avec le ton sombre de la veste. Ils sont coiffés d’un tissu épais aux motifs géométriques, de couleurs infinies, et dont la dominante parme rose, est surprenante de gaîté. Les musiciens sont vêtus d’un costume noir, afin de ne pas être vu à la lumière, comme les marionnettistes.

Le spectacle débute. Les musiciens s’installent au sol sur les lattes de bambou, proches des gongs suspendus et des tambours de toutes tailles, disposés à terre. Quatre danseurs se placent sur scène face aux musiciens. Trois femmes d’âge mûr et un jeune homme. Lorsque les gongs résonnent, les danseurs forment une ligne. Le danseur lance un cri puissant comme celui d’un oiseau, et amorce des petits tours comme des pas, suivis de mouvements circulaires de bras, dans un sens, puis dans l’autre. Parfois les tambours retentissent et le cri répété du danseur, crève la nuit indigène.

La danse se poursuite dans une répétition hypnotique. Il me semble toucher à l’essence de l’art, celle inventée par les premiers habitants de la planète. S’ensuit une nouvelle danse extrêmement originale. Elle semble restée pure, malgré les affres du temps Un musicien se place sur scène face à un long bambou. Il dispose deux bambous immenses perpendiculaires à son bâton initial. Il les frotte et les frappe contre l’instrument primitif, sans les décoller du sol. Les danseurs se déplacent en jouant avec les longs bambous, qui dessinent et délimitent un nouvel espace scénique. Je suis subjuguée. Il me semble traverser le temps jusqu’à l’âge d’or du monde. Une femme très âgée regagne la scène. Sur son visage ridé comme un parchemin, une expression de fillette espiègle. La compagnie s’assoit au sol en tailleur. La vieille à l’allure formidable, sort une flûte de bambou coincée à la taille, et la place près de ses narines. Dans un silence absolu, elle inspire et souffle par le nez, pour faire chanter son instrument à vent. Son visage traduit une gravité concentrée, comme si elle gardait les traces spirituelles de ses ancêtres. Son chant fragile et cristallin se répand dans la nuit noire, comme une larme discrète sur la terre. A la fin de la performance, les danseurs et les musiciens l’applaudissent, en signe de respect. Je m’incline pour lui signifier mon trouble. Les danseuses m’entourent et posent devant mon objectif, comme des stars de Music-hall. Une danseuse me confie que l’art de la flûte est une invitation au mariage. Je la regarde ahurie. Comme après chaque spectacle, les artistes babillent et papillonnent en tout sens, gonflés par l’énergie magique et intarissable de la scène. Ils rient tandis que je leur lance des fleurs. Puis la troupe s’en retourne. Cette nuit est un voyage dans un monde fantastique.

Le silence revient. Le vent se lève. Une araignée gigantesque, accrochée sous la toiture de paille de ma chambre, me salue d’un crissement de pattes velues. Un frisson me parcourt mais je n’ai pas peur. L’aventure artistique de l’ethnie rungus m’élève vers les nues.

Kudat

Je rallie le port de Kudat, à la pointe nord de Sabah. Etonnement un soleil de feu s’infiltre sous les nuages et brûle l’atmosphère. Il règne une ambiance inspirante de navigation, de langueur insulaire et de croisées des chemins. Ce lieu symbolise un carrefour des mondes. Un temple chinois, exubérant à souhait, fait face à une mosquée au dôme d’or. Les fumées des spirales d’encens suspendus au plafond, orné de peintures de la mythologie chinoise, enveloppent les dragons en reliefs verts et rouges qui habillent les colonnes. Alors que je me recueille face au panthéon des dieux, trois bâtonnets d’encens entre les paumes, l’appel à la prière se propage dans le ciel blême. Ce mélange des genres est mon plat favori. La vision syncrétique du monde m’inspire. Le soleil monte. Je déambule dans le port. Des vieux chalutiers et des cargos de marchandises, délavés par les pluies, attendent au mouillage, le temps incertain d’une escale. De l’ombre des cabines, des marins échevelés et vêtus de vêtements décatis, sortent sur le pont me saluer, de grands gestes virils et sympathiques. J’emprunte des pontons de bois, aux abords desquels d’autres navires sont amarrés. A bord d’un bateau démantibulé à la peinture passée, à l’ombre du bastingage, un équipage joue aux cartes. Le capitaine, un marin philippin m’accueille avec chaleur. Dans un débordement comique, il m’invite à monter à bord et à embarquer pour les Philippines et l’île de Palawan toute proche. Il se plait à amuser son équipage. Je pousse un cri de joie, car cette île réputée pour sa beauté remarquable figure dans la liste des prochaines destinations d’écriture. Le capitaine hilare, se réjouit de mon enthousiasme et comme un clown, mime un départ imminent. Tous éclatent de rire. Nous nous souhaitons bonne chance, où que nous porte le vent. Je passe mon chemin. Plus loin, un équipage charge des blocs de glace à bord d’un chalutier. Le bateau partira ce soir pêcher au large ou transporter du poisson frais vers une destination inconnue.

De jeunes garçons me saluent en poussant des cris, comme si j’étais une sirène venue les saluer et protéger leur route maritime. J’aime ces ambiances de navigation, d’histoires d’hommes et de rêves de voyage. Il y a quelque chose d’impalpable dans l’air. Il me semble flotter sur un nuage. Ici et là, des cargos de pêcheurs à l’apparence étrange. Sur le toit, une galerie munie d’un grand nombre de projecteurs. Des marins m’indiquent avec les mains, que ces bateaux-là gagneront cette nuit le large pour la pêche au gros. Partout, je promène mon regard fasciné. Une série de cargos mouillent. Les coques bleu clair épousent à merveille le vent doux de l’eau. Je regarde au loin. Comme les marins de tous temps, le large m’intrigue. Ce désir d’évasion, ces îles lointaines et ces terres vierges, serait-ce là, l’essence profonde de l’être humain ?

Je poursuis ma route sur la croisette, croise en chemin un vieux chalutier décati par les vents et les marées. Sur le toit, des femmes trient des petits poissons séchés. Quelques hommes déchargent à terre des caisses remplies de poissons. Je jette un œil autour de moi, je vois une vie d’errance. Une troupe de fillettes font des va-et-vient sur la promenade ensoleillée. Elles sont vêtues comme des gitanes, avec de longues jupes fleuries et des chemisiers bouffants multicolores. Elles sont coiffées de serre-têtes garnis de brillants, et maquillées à la clown, avec des joues fardées de blanc. Elles s’occupent de jeunes enfants, pendant que leurs mères sont occupées avec le poisson, sur le bateau. Elles s’approchent de moi. Je les regarde admirative.  Elles jouent comme des actrices. Elles me dévisagent, hautains et moqueuses puis s’empressent de me demander de l’argent. Elles sont belles et cruelles. Comme je refuse, elles tendent la main, en forçant le geste. Je leur envoie le même geste amplifié, qui les fait rire. Leurs yeux s’attendrissent un instant et deviennent ceux des jeunes filles de leur âge. Sur le toit du vieux bateau, les mères édentées et vêtues en haillon, rigolent de la scène.

Les belles et infernales gitanes me fixent de leurs yeux sombres. Je soutiens leur regard. Je leur souris avec une sincère tendresse. Comme des Reines terribles, elles daignent me laisser passer. Je me retourne, leur demande avec les mains, si elles désirent manger un pain indien que je leur offrirai. Avec nonchalance, elles font non de la tête. Il m’apparaît alors qu’elles cherchent autre chose, de l’attention peut-être, qu’elles espèrent obtenir par la provocation. Nous nous faisons des signes amusés puis je passe mon chemin. Je me souviens d’une histoire qu’on m’a racontée, sur le Bornéo. Une population de gitans vit le long des plages. Ils sont à la recherche de coquillages, de bois de la mer et de petits poissons à échanger pour survivre. Ils sont nomades, et naviguent au gré des saisons. 

Le coucher de soleil qui s’étale face à la croisette, est une splendeur. Les nuages deviennent rosés et le ciel jaune citron. Je prends un thé dans le vent du crépuscule. A la nuit, je trouve à me loger dans le quartier du marché, dans un hôtel chinois, décoré comme une pagode. La réceptionniste, une jeune femme charmante, écoute des mantras du bouddhiste chinois. Ces sons envoûtants ont un effet purificateur. Ils semblent apaiser son cœur. Je descends dans la rue piétonne et dîne dans une cantine musulmane, d’un plat de légumes verts. Des jeunes filles voilées et gracieuses m’entourent comme un essaim d’abeilles. De bavardages en rires, nous terminons la soirée en posant comme des princesses.  Le restaurant s’est transformé en un studio photographique. Le lendemain, c’est le jour de marché. Autour du marché couvert, des femmes sont assises à terre sur des nattes et vendent du tabac artisanal, des fruits, des tissus et colliers ethniques. Je reconnais les bijoux et textiles de la tribu rungus. Une femme, costumée selon la mode folklorique de l’ethnie, me lance un grand sourire et m’invite à essayer les parures rungus.

Pour divertir la galerie ou comme antidote à l’ennui, elle me passe autour du buste, des colliers de perles ravissants. Elle me presse de défiler devant les étals, parée de la sorte. Ses collègues s’esclaffent. Des rires aigus et exhalés s’élèvent.  Cet échange théâtral est un bain de joie pure. Je lui rends sa parure formidable qu’elle ne cherche pas à me vendre, puis me conduit vers son amie, une vieille dame costumée à la mode d’antan. Cette dernière vend les fameux peignes en pyramide, ornés de fleurs brillantes comme des couronnes. En un clin d’œil, je me retrouve coiffée d’un triangle sublime aux couleurs éclatantes, comme parée d’une tiare tribale. Devant toute l’assemblée, la dame me tend un miroir et m’invite à contempler mon portrait, costumée à la mode locale. Je m’extasie comme à mon habitude, sous les rires euphoriques des marchandes et ceux de la foule, venue se rassembler face à cette singulière attraction. Il n’y a rien de plus grisant que ces joies éphémères. Gonflée d’énergie, je poursuis la balade, arpente le marché original et parfumé. Une jeune fille me vend des quartiers de melon vert, tandis qu’un homme me suggère d’acheter de gros pomelos jaunâtres et un fruit du jacquier. Je déambule parmi les montagnes de citrouilles et de cocos. Plus loin, un homme fait résonner des gongs traditionnels qu’il tente de vendre aux passants. Une musique puissante résonne devant son échoppe nomade. Une femme souriante désire que je la prenne en photo devant son étal de poissons séchés aux fragrances écœurantes. Une atmosphère exquise m’enveloppe à chacun de mes pas. Il m’apparaît que dans ces lieux oubliés des cartes, je trouve mes plus grandes sources d’inspiration. Une atmosphère chargée d’amour me transporte comme des ailes.

Simpang Mangayau (tip of Bornéo)

Je m’aventure à la pointe extrême nord de Sabah, qui est aussi celle de toute l’île du Bornéo. Ce site sublime et isolé, alimenté par des milliers de légendes des temps anciens, renferme un mystère. J’imagine les populations contempler la mer infinie et se dire qu’ils étaient aux confins du monde, j’imagine les marins contempler la mer tumultueuse et se demander où se cachaient des contrées inconnues et des îles aux trésors. Mon âme s’anime des lumières du fantasme.

A Kudat, je monte dans un taxi. Une très belle route relie Simpang Mangayau. Des cultures de palmes, des cocotiers et bananiers, bordent la voie. Une atmosphère dépeuplée et radieuse colore le paysage.  Quelques maisonnettes de bois s’égrènent de temps à autre. Elles sont décorées d’ornement chinois. Très peu de véhicule croisent notre route. Le soleil irradie le ciel bleu et illumine les champs alentours. A la pointe, noyée de soleil, une longue plage sauvage, que de hautes roches surplombent, s’étire en une courbe parfaite. Nous sommes arrivés à destination. Le taxi me dépose devant le point de vue, qui s’étire dans la mer de Chine, immense et émeraude. Dans un café perché sur les hauteurs, je prends un thé au gingembre. Des roches géantes presque lunaires, s’élancent dans les eaux féeriques. Il règne ici une ambiance de solitude vibrante où seul le chant du vent vous tient compagnie. Au loin, les roches semi-noyées qui trempent dans les eaux claires, rassemblent à des monstres marins indéterminés. Le tableau est étincelant. J’éclate de rire toute seule. Je descends le chemin qui rallie la divine grève, habillée d’une infinité de troncs d’arbres et de bois déposés par la marée. Le soleil frappe. La promenade est longue sous la chaleur de midi. L’eau verte brille à rendre aveugle. Il me semble entendre le silence frapper mon cœur. Il n’y a pas âme qui vive. Cette absence me fait l’effet d’une caresse. Le long de la plage, il y a une « maison longue » de style rungus qui accueille les visiteurs. Elle trône avec grâce sous le soleil blanc. Je la contemple avec tendresse. Elle semble abandonnée en cette saison. Ici et là des paillotes qui exposent des coquillages rares et gigantesques, qu’il serait presque criminel d’acheter en souvenir. Je fais halte dans une lodge en construction devant la plage. Le propriétaire des lieux m’accueille avec une spontanéité amicale. Il me confie qu’il vient de Kota Kinabalu et désire faire découvrir ce site magique aux voyageurs. Il m’invite à m’installer sous un auvent de la terrasse. Je prends un thé citronné à l’ombre de la brûlure solaire. Il me demande quel bon vent m’amène ici. Je lui réponds que je suis à la recherche d’inspiration pour achever l’écriture d’un récit de voyage. Il me jette un regard teinté d’une lueur particulière, puis avec une générosité naturelle, m’annonce qu’il a une histoire pour moi. Je le regarde comme étourdie. La grève immense et esseulée étincelle de blancheur. Le vent qui siffle dans les branches des palmiers semble faire partie de l’histoire comme un personnage mythologique. J’écoute ce chant qui précède le récit. Le patron s’installe à ma table. Il prend le temps de me conter une histoire vraie aussi fascinante qu’une légende.

  • « Il y a très longtemps, des navires venus de l’Empire de Chine naviguaient vers cette terre méconnue dans le but de faire du commerce. Cependant, à cette époque reculée, les récifs et les coraux proches des côtes, rendaient la navigation dangereuse. Malgré leur connaissance des étoiles et des mers, les marins ne soupçonnaient pas l’existence de ces rochers fatals qui se cachaient dans si peu de fond.  l ne fut pas rare que des navires se cognèrent contre ces roches immergées. La coque se fendit alors violemment et le navire aussi puissant qu’il fut, coula irrémédiablement. Si proche de la plage, il est probable que les marins échappèrent à la noyade en nageant jusqu’à la grève. Savaient-ils nager il y a mille ans ?

Les cargaisons de marchandises, elles, se perdirent avec le navire, dans les fonds marins ténébreux. »

L’homme me jette un regard complice et attendrit puis poursuit son récit interrompu, en plein suspens.

  • « Il y a quelques temps de cela, les pêcheurs et les marins ont découvert l’existence de sept épaves, qui reposaient depuis des siècles dans un oubli mortel. Certains des navires coulés se trouvent à une distance accessible à l’homme, d’autres restent à jamais intouchables. Ces trouvailles improbables ont attiré les bandits de la région, qui espéraient trouver de l’or dans les coffres et calles, que personne n’avait encore ouvert. Certains se sont aventurés la nuit sur la grève délaissée, et ont plongé jusqu’aux épaves éventrées. A la place de l’or, ils ont trouvé de la vaisselle de terre cuite, marquée d’un dragon, symbole chinois appartenant à la dynastie Sung, il y a près de mille ans. Comme des malfaiteurs, ils ont pillé les épaves les plus accessibles, pour revendre les plats antiques à des brocanteurs. Maintenant, cette découverte suscite des recherches archéologiques et peut-être la création d’un musée ! »

Le conteur fait silence, son regard à l’horizon, comme s’il cherchait la fin de son histoire. Puis me fixe d’un air étrange.

  • « Veux-tu savoir ce que j’ai fait à l’annonce de cette nouvelle ? », « Oui ! » Je réponds bêtement ! « Dès que j’ai su que les épaves découvertes avaient été pillé, j’ai tenté de sauver de la main des brigands, ce qui restait des trésors. Afin de préserver l’histoire fascinante de la pointe extrême de l’île, j’ai donc repêché la vaisselle Sung. D’ailleurs, tu peux la voir, elle trempe dans une bassine de la cuisine ! Si cela peut t’inspirer ! « 

L’écoute de ce récit semble avoir arrêté le temps. J’ai l’impression de devenir l’héroïne d’un roman d’aventure, de me glisser dans la peau d’une Adèle Blanc Sec. Le propriétaire des lieux m’invite à découvrir des antiquités chinoises, destinées au commerce il y a mille ans, et que les aléas des vents et des marées ont réduit au silence du fond des mers. Nous nous levons de concert. Dans une cuisine, entre ombre et lumière, de grands plats d’un vert de gris, sèchent à terre tandis que d’autre flottent dans une cuvette. Je contemple la vaisselle qu’un malheureux naufrage a conduit jusqu’à nous. Je touche de mes doigts la matière immuable, effleure le dragon en relief gravé au cœur de chaque assiette, puis soulève un plat lourd comme du métal sur lequel une croûte de coquillage et de sédiments marins se confond à la laque d’origine. Une émotion me traverse avec fulgurance. Serait-ce de me sentir appartenir à cette chaîne humaine qui traverse les âges ?

Le soleil décline lentement comme à la fin d’un spectacle. De tout cœur, je remercie cet étranger pour son récit extraordinaire. Ma bonne étoile semble briller dans la lumière du crépuscule.

Pulau Banggi

J’entends parler de l’île Banggi, au large de Kudat, comme d’un lieu retiré et traditionnel. Malgré un bateau quotidien, cette île est peu visitée des voyageurs. Elle offre le spectacle d’une vie locale où il ne passe absolument rien. La seule occupation qu’on y trouve est celle d’attendre un bateau. Il va sans dire qu’elle représente pour moi une mine d’or. Un beau matin, je rallie l’île de Banggi. La mer est houleuse et le ciel lourd de pluie. Le ferry file avec une rapidité fulgurante. Un passager me confie qu’auparavant, seuls de vieux chalutiers ou des bateaux à voile se rendaient sur cette île lointaine. La navigation était longue et aléatoire, et dépendait des vents et les marées. Sur cette grande île complément recouverte de jungle, la population vivait de façon recluse. Je lui réponds que j’ai hâte de découvrir de mes propres yeux, ce bout de terre égaré quelque part dans la mer de Chine. La pluie se dissout comme un rien et laisse apparaître un faible soleil. Nous amarrons au petit port de Karakit. Devant la jetée, quelques camionnettes attendent des passagers, qui se rendent dans les villages, sur des routes en terre qui traversent la forêt. Je ne sais où aller. Je pénètre dans le premier café du port. Dans ce décor paisible, deux travestis poudrés comme pour un show, m’accueillent avec un enthousiasme inattendu. L’un d’eux me sert un thé au citron, et m’offre des bananes légumes frits, à goûter. Il me confie avec d’amusantes manières, qu’il y a quelques îlots proches de Banggi, qui recèlent des forêts, des plages et des tribus mais qu’il faut trouver une barque à moteur pour s’y rendre. Il se peut qu’un pêcheur puisse m’y accompagner mais rien n’est sûr en cette saison. Je le remercie pour ces informations et lui avoue que je me contenterai de visiter cette île sur laquelle je viens d’embarquer. Il éclate d’un joli rire en cascade qui ne laisse personne indifférent.

Je me lève et lui de m’indiquer avec douceur, des gargotes sur pilotis, derrière la mosquée au dôme d’or, dans lesquelles je peux déjeuner de poisson. Je sors. Il est encore tôt. Le soleil monte et illumine la sphère dorée de la mosquée. Des étals d’un petit marché, des femmes voilées me saluent chaleureusement. Quelques tables sont disposées en ligne pour prendre un café. Un vendeur coiffé d’une toque musulmane, me suggère de visiter une partie de l’île, jusqu’au village de Limbuak. C’est là que s’achève la route bitumée. Il me confie, aimablement qu’après ce village, il n’y a que des sentiers impraticables qui mènent à quelques hameaux, mais que cette aventure demande plus de temps. Je passe mon chemin, emprunte une impasse bétonnée en bordure de l’eau. Des pontons de bois bringuebalants conduisent à des habitations sur pilotis. Malgré une évidente misère, les maisonnettes sont décorées de fleurs et de rideaux colorés. Je déambule au hasard, emprunte un ponton comme une venelle, qui surplombe l’eau d’un vert étincelant. De l’intérieur des demeures, on me hèle ou me dévisage étrangement. Les enfants se crient quelques mots d’un ponton à l’autre, et accourent à mon passage. Des barques élimées par les pluies, flottent sous le soleil, et au bout des jetées rapiécées, des gros bateaux délavés font escale. Je trouve à le loger chez l’habitant, dans une jolie cabane, les pieds dans l’eau. La couleur des murs d’un rose bonbon qui tire sur le fuchsia, me rend pleinement heureuse. De ma fenêtre, je contemple l’eau qui danse jusqu’à l’infini. Au loin, un îlot peuplé de quelques cases sur une plage de sable. Une tribu de nuages semble tirer un trait sur le paysage. La quête de ces impressions me conduit ici. Ces visions-là me font écrire. Je retourne au village. Les enfants qui sortent de l’école, inondent la grande rue. Les fillettes portent le voile. Des groupes se forment et se chamaillent comme partout dans le monde. Je me promène enchantée. Dans une cour de terre, il y a une cabane de bambou construite dans un arbre. Une dame charmante m’invite à la visiter. Lentement je grimpe l’échelle de bois et m’installe dans une case, perchée sur de hautes branches. Des enfants surgissent dans la cour et jouent à chat. Leurs hurlements brisent ma tranquillité méditative. De mon arbre, je les contemple. Cette insouciance bienheureuse qui les anime, ces instants de liberté, à rire sous le soleil ardent, me remplissent d’une joie troublante. Mon enfance semble se superposer à la leur. Elle défile sur le film de l’existence alors qu’ils dansent dans la poussière ocre. Mon cœur se serre. Je redescends de l’arbre et erre dans le village désert à l’heure de midi. Seul le chant du muezzin éveille les âmes. Une poésie frissonnante colore l’atmosphère. Je grimpe dans une camionnette qui se rend quelque part le long de la route. Aux confins de cette île presque vierge, personne ne parle l’anglais et ne comprend ce que je cherche. Le véhicule démarre. Les femmes accompagnées d’enfants me sourient, sans prononcer un mot. Tout à coup, la voiture bifurque sur une piste de sable qui s’enfonce dans la nature verdâtre. Je descends à la hâte de voiture et me retrouve sur la route bitumée, abandonnée et brûlante de soleil. Le temps s’étire sous la torpeur. Pas l’ombre d’un transport. Au loin, dans l’aveuglante réverbération du soleil, apparaissent les contours d’une voiture. Instinctivement, je me place au milieu de la voie et fais de grands signes au chauffeur. Je ne me vais pas rester plantée là, au beau milieu de nulle part, sous la fournaise. Une voiture rouge s’arrête. Le Monsieur fait un aller-retour à Limbuak puis regagne Karakit, le village portuaire. Le long de la route, quelques maisons s’égrènent. Elle est bordée de jungle et de cases de planches sombres. Seuls quelques écoles habillent le décor. Des bandes d’enfants marchent jusqu’à chez eux. On distingue parfois un chemin de sable poussiéreux qui fend la verdure à la rencontre d’un village perdu. Soudain, la route se jette dans la mer. Le véhicule s’arrête. Je regarde autour de moi. Au bout de la route bitumée, il y a la mer et une jetée superbe et vierge. Des hauts roseaux se courbent avec délicatesse face à l’étendue turquoise. Quelques cases semblent posées là par hasard. Je demande au Monsieur où nous sommes.  Il répond en souriant que nous nous trouvons au village de Limbuak. « Un village ? » Dis-je en éclatant de rire. « Oui, un village où il n’y a rien ! » lance-t-il amusé. « Pas même une échoppe pour prendre un thé ? « Rien de tout cela ! Juste un ponton qui s’élance vers la mer », « Où ça ? », « Au bout de ce sentier ! Va voir, ça vaut le déplacement, c’est magnifique ! j’ai juste une course à faire puis nous repartons à Karakit ! »

Ce chauffeur est mon sauveur. Je le regarde amusée. Cette aventure m’étonne. Je descends de voiture et emprunte le chemin désert et ombragé. Il y a une case de taule devant laquelle aboient des chiens. Des dizaines de noix de cocos éventrées sèchent au soleil. Bananiers et palmiers bordent le chemin, qui s’achève devant la mer parfaite. Un long ponton de bois clair s’étire comme une figure esthétique et habille le paysage nu. Il n’y a pas une once de vent ni l’ombre d’une âme. Me retrouver seule dans ce lieu fabuleux, m’apparaît le fruit d’une sorcellerie invraisemblable. Je m’abreuve du décor comme d’un nectar. Cette vision me grise. J’atteins le bord de l’eau. Je déambule sur un très long ponton. Au bout, il y a une cabane ouverte aux quatre vents, qui embrasse l’écume translucide.  Un garçon me salue avec une tendresse étonnée. Je lui demande ce qu’il fait là. Il dit qu’il attend son père, parti pêcher le thon. Il pointe la petite barque bleue comme le ciel, qui flotte lentement proche de la rive sauvage. Je regarde cet enfant radieux et seul, qui n’a pas l’air de s’ennuyer au cœur de ce décor bouleversant de beauté. Cette vision semble désincarnée. Nous nous saluons. Je rebrousse chemin. La voiture rouge est toujours là. Le Monsieur m’attend. Je monte à bord. Nous filons sur la route chauffée de soleil jusqu’à Karakit. Le Monsieur me conseille avec humour de déjeuner au bord de l’eau, la seule chose à faire sur cette île. Il me dépose à destination. Je le remercie pour ce singulier voyage puis regarde la voiture filer vers la rade. Sur la jetée, près de la mosquée au dôme d’or, quelques vieux chalutiers, délavés par les marées et les vents, amarrent en silence. L’eau brille de reflets turquoise et le soleil blanchit le ciel. Des cabanes sur pilotis le long des pontons s’étirent sur la mer bleue. Le linge sèche, les vieilles dorment et les enfants sortent de l’école en blouse blanche. Une atmosphère inspirante comme il y a mille ans. J’ai la fascination des îles reculées, l’imaginaire s’éveille sur des légendes. Je regagne la berge, m’installe à la table d’une cahute et commande pour quelques Ringgits, des filets de poisson et du crabe au curry. Un bateau de marchandises vient d’amarrer. Sur le ponton des restaurants, des montagnes de caisses de cartons et de bondonnes de gaz bloquent le passage. Des jeunes hommes bruyants et en sueur, déchargent des marchandises.  Je suis tout au bout de la terre. Les heures filent. Je me laisse absorber par le tableau de cette vie quotidienne, appartenant à un autre âge. J’écris jusqu’au crépuscule. Des lignes roses se dressent dans le ciel puis glissent dans l’eau azurée. Au cœur de cette splendeur mourante, l’appel à la prière semble sorti de mon imaginaire. Des brumes parme disparaissent dans la nuit lumineuse. Les étoiles ravissantes se lèvent. Le vent dévoile une lune en balançoire. Je reste sur la jetée, à saluer le ciel étoilé. On me regarde comme une curiosité. Chacun rentre chez soi. Une heure plus tard, le village entier semble dormir d’un profond sommeil de maléfice.

Récit de mariage

Sur le bateau qui rallie Kudat, je fais la connaissance d’un jeune couple charmant Salmiah et Maslan. Ils sont assis à côté de moi. Comme le hasard fait bien les choses. Maslan, le jeune homme, m’annonce avec fierté qu’ils viennent de se marier. Je les regarde avec une attention démesurée. Ils semblent étonnés. Je leur confie simplement que le mariage me passionne depuis que mon fiancé a demandé ma main. Nous éclatons de rire. Maslan me conte l’histoire de leurs noces.  La belle Salmiah reste silencieuse et se contente de ponctuer, de rires timides, le récit de son époux. Le récit durera toute la traversée. Il m’apparaît que je devais ramener ce souvenir de mon épopée au nord du Bornéo.

  • « Nous nous sommes mariés sur l’île de Banggi, selon la tradition musulmane. La famille de Salmiah vient d’un village perdu de cette île. Il était important que la cérémonie religieuse et la fête se déroulent là, afin que les convives appartenant à la famille ou les invités comme les voisins, puissent participer à la fête. Notre mariage fut arrangé par nos familles pour notre bonheur. Le jour de la cérémonie, l’Imam s’est déplacé de la mosquée jusqu’à la maison des parents de Salmiah, pour prodiguer le rituel sacré musulman de l’union. Nous avons récité des prières des versets du Coran, afin de protéger la demeure familiale et notre mariage maintenant indissoluble. Le fait d’accepter la décision familiale quant au choix de l’époux ou de l’épouse, protège l’union contre le malheur. Le professeur de l’école coranique était aussi présent et a récité des psalmodies bénéfiques. La cérémonie a été merveilleuse. Nous sommes très heureux. La fête s’est déroulée sur deux nuits entières. Nous avons beaucoup dansé, un D.J. passait des musiques traditionnelles et aussi contemporaines, des morceaux anglo-saxons. Nous avons beaucoup rit, nous nous sommes amusés. Les invités étaient ravis. Une fête de mariage réussit est un signe de bon augure. Depuis, nous vivons à Kudat. J’ai un emploi dans l’industrie de l’huile de palme et ma femme reste à la maison »

Salmiah éclate d’un rire perlé. Elle est vêtue de sombre, et coiffé d’un voile noir qui enserre son joli visage rond. Maslan achève son récit. Le bateau amarre. Salmiah m’offre un immense sourire. Nous descendons à terre. Je leur souhaite bien du bonheur. Au bout de la jetée, nous nous séparons.

Sur la route de l’est, à travers le Sabah

Je fais escale au célèbre Mont Kinabalu. Je rallie un lodge de montagne. Le chemin qui conduit au gîte est bordée de fleurs tropicales. Le ciel est perlé de flocons argentés. L’air est piquant. Mon enfance me revient en mémoire. Soudain, la brume opaque s’ouvre comme rideau et laisse apparaître la fameuse montagne dont les trois pics dénudés et grisâtres, vibrent de mystère dans l’air humide. Au cœur d’une nature foisonnante, le mont Kinabalu trône, immense, dans une forêt d’altitude. Une majesté troublante se dégage de ce tableau. Aux portes du ciel, le sommet esseulé, semble s’éveiller d’un sommeil ténébreux. Une puissance magnétique se repend sur le monde. Un silence envoûtant enveloppe l’atmosphère.

Le lendemain, je me promène à l’intérieur du Parc National. J’emprunte au hasard, des sentiers fléchés qui sillonnent au sein d’une jungle merveilleuse. Un chemin conduit à une rivière délicieuse d’une chaude couleur ocre. Le jeu des ombres sur la rivière d’or ressemble à des apparitions. Les oiseaux cachés derrière des branches infinies, chantent de concert. Un autre sentier grimpe à l’assaut de la forêt obscure. Il y a de grands arbres au tronc nu et blanc, qui s’élèvent vers le ciel nuageux, des lianes enchevêtrées qui serpentent autour des branches, des fleurs aux couleurs éperdues et des plantes inconnues. Je poursuis la balade. Je rêve, je me trompe de chemin, me perds, virevolte et chute dans la boue. Mon expédition est un fabuleux désastre. J’en ris toute seule.

Le lendemain, je poursuis la route jusqu’aux sources d’eau chaudes du nom de Poring, qu’une ravissante forêt entoure. Je prends un bain dans des eaux sulfureuses. Puis traverse une partie de la jungle sur un pont suspendu qui chemine d’arbres en arbres. La promenade se passe à une cinquantaine de mètres au-dessous du sol, sur une planche de bois souple, bordée par des filets. Ce mouvement aérien, vertigineux, offre une vue unique de la splendide forêt. Les grands arbres aux feuillages circulaires ressemblent à des rosaces sculptées. Elles se dessinent en contre-jour dans le ciel blanc. J’ai le vertige. Je reste immobile au milieu du pont, qui danse comme un fil dans le vide mélodieux. Des musiques d’oiseaux habitent ce décor insolite. Je redescends à terre, et emprunte un sentier qui conduit à une cascade adorable, protégée par des arbres noirâtres aux racines déployées. Je m’abreuve de cette pureté. Je rallie le village et m’installe dans une chambre chez l’habitant. Dans la maisonnette de bois peinte de couleurs vives, il règne une exquise atmosphère. Dans le salon, au mobilier des fifties, la fillette de la famille dessine. Elle jette un œil distrait au téléviseur qui diffuse une série à l’eau de rose. Je m’installe à ses côtés, me prépare un thé. Nous plaisantons comme des amies. Une pluie fulgurante colore la fin du jour. Je consacre ma soirée à l’écriture. Ma chambre aux teintes oranger et jaune, me réconforte. Je me sens bien dans ce pays sauvage mais mon amour me manque terriblement.

Le lendemain, je prends un bus jusqu’à la réserve naturelle de Sépilok. Je réside dans un lieu magnifique, un lodge construit entièrement en bois, au milieu d’une jungle impraticable et fascinante. D’un balcon, je regarde émue les grands oiseaux blancs voler en tribu et découper les cieux clairs de leur danse éperdue. De petits oiseaux rouges et verts font des apparitions fugaces, proches des fleurs mauves. Mon cœur vibre. Je me lie d’amitié avec une jeune fille qui travaille dans le lodge. Elle se prénomme Ella. Elle est d’une beauté lumineuse et d’une douceur ravissante. Son sourire illumine mes jours ici alors que mon cœur souffre d’une absence. Son rire cristallin, au cœur de cette nature bourdonnante et reculée, m’apparaît comme un message d’amour ultime. J’aimerai l’emporter avec moi par de là l’errance, comme un symbole de gaité et de rêve.

Le lendemain, je me rends dans une réserve naturelle, qui est un centre de réhabilitation à la vie sauvage pour orang-outang. Les grands singes se promènent de lianes en lianes. Sur une plate-forme de bois perchée sur un grand arbre, ils surgissent des profondeurs secrètes, à l’heure du repas. Des gardiens les nourrissent de bananes, de lait et de cannes à sucre. Une femelle avec sa progéniture accrochée en bandoulière, surgit de la jungle impénétrable. Elle danse comme une funambule avant de se gaver comme une ogresse. Une émotion me traverse. Il m’apparaît que nous somme le 14 février, le jour de la Saint-Valentin. Etrangement, je me trouve parmi une peuplade de gros singes qui font leur cirque, avec une nature sauvage en toile de fond. Je poursuis la promenade jusqu’à l’orée de la grande forêt tropicale. Un sentier zigzag à travers une forêt époustouflante. Des arbres géants vous donnent le vertige, les cris des oiseaux vous surprennent, et les singes qui gambadent sur les branches près du lac, vous effrayent. Je m’installe sous un abri élégant au bord de l’eau et entre dans une longue contemplation. Mon âme s’enflamme. Bastien figure dans mon ciel. Je sais que l’amour n’a pas de limite, que le cœur est profond comme l’océan. Il pleut par intermittence comme si le soleil et l’eau se partageaient l’univers. Je regarde la pluie tomber et le soleil briller sur le lac serein. Je retourne chez moi. Je m’abreuve du soleil couchant sur les sommets de la jungle, et regarde la nuit tomber dans un chant fini. Le sourire d’Ella rivalise avec le crépuscule.  C’est ce que Dieu a inventé de plus beau.

Kinabatangan

Je rallie le village de Sukau, au bord du fameux fleuve Kinabatangan. Le soleil brille entre les gouttes de pluie. Le village composé de quelques cases de bois, me séduit au plus profond. Des impressions millénaires et sauvages me parcourent. Le large fleuve Kinabatangan traverse une forêt formidable, peuplée d’une faune et flore exceptionnelle. Il file au cœur d’une immense jungle impénétrable. Le long du hameau reculé, je déambule au bord de l’eau. Des paillettes de lumière éclairent les eaux ocre d’une touche poétique. Des pontons de bois habillent les berges délicieuses. Des barques colorées se cognent en silence. Quelques singes roux sautent de branches en branches, au-dessus des arbres fruitiers, tandis que des buffles noirs broutent l’herbe humide entre les cultures de bananiers. Sur de hautes branches, une tribu d’oiseaux à corne, nommé Horn bill Rhinocéros, remuent de la tête comme s’ils répondaient à des questions. Le long du chemin, des habitants, au balcon de maisonnettes de bois, me hèlent avec un enthousiasme étonnant. Sur ces terres lointaines, le long de la rive fascinante, je marche en silence. Ici et là, entre les branches apparaissent des vues resplendissantes du large fleuve couleur terre, qui glisse immuable, vers la jungle infinie. Des images d’Amazonie me reviennent en mémoire. Une paix aux mille bruits habite la forêt vierge, qui s’étale sous des nuages lourds et blancs. Un murmure secret comme un mystère, imprègne les lieux quasi sacrés. Mon âme vibre à une fréquence élevée. Au bout du village, aux portes d’une savane tropicale inextricable, il y a un lodge au bord de l’eau. Je m’installe dans une chambre de bois et déjeune sur la terrasse ombragée. Une vue s’étire sur le jardin peuplé de citronniers et de fleurs rutilantes. Les propriétaires des lieux, une famille chaleureuse, me propose une virée en bateau sur le fleuve fascinant, au soleil couchant. Mon regard s’allume. Je tends la main à cette aventure unique qui s’offre à moi.

Le fils de la famille, un jeune homme charmant, m’invite à monter à bord. Avec un grand sourire, il me promet une épopée inoubliable. J’embarque sur une barque à moteur. Mon cœur pince. A cette heure crépusculaire, un spectacle formidable se déroule sur les berges. Des troupes de singes se promènent sur le faîte des grands arbres à la recherche de nourriture, des oiseaux rares et colorés sortent de leurs cachettes et des éléphants se frayent un chemin à travers la jungle jusqu’aux rives pour s’abreuver avant la nuit. Nous filons au cœur du large fleuve cuivré, qu’une folle nature borde avec une élégance émouvante. Au milieu de l’eau, les berges touffues d’un vert sombre paraissent lointaines. La polyphonie des oiseaux cachés est épatante d’harmonie. Soudain, la barque ralentit et s’approche des rives à la végétation entre mêlée. Le jeune homme m’indique un gros serpent jaunâtre enroulé en spirale, qui dort d’un sommeil de plomb, sur une branche épaisse. Plus loin, une famille de singes, au long nez comme un bec de canard, s’agite ici et là dans les airs avec une fluidité d’acrobate. Un insecte étrange qui s’apparente à une libellule géante, volette près de nous. De la berge, un gros singe accroché à une branche, aperçoit l’insecte. En un clin d’œil, il saute à terre et d’une patte experte attrape la pauvre bête qu’il dévore en une bouchée. Je pousse un cri. Que la nature est cruelle ! Nous poursuivons la balade. Le fleuve s’assombrit. Au loin, de gros nuages d’un gris argenté, glissent avec une tendresse esthétique sur l’eau caramel. Un vent moite embrasse les nues. Les arbres dénudés des berges se dessinent en contre-jour. Une unité de ton d’une gaie tristesse caresse l’atmosphère. La barque ralentit. Un mouvement agite les hauts feuillages bizarres de la rive. Nous nous approchons. Les herbes crissent, les branches grincent, les bambous se rompent. Le jeune homme me crie avec une joie éclatante que je suis extrêmement chanceuse, les éléphants sont de sortie, ce soir. Derrière les feuillages, ils s’agitent, jouent de la trompe, arrachent les branches afin de se tracer un chemin jusqu’au fleuve. Ils passent la tête entre les trouées de la jungle, ouvrent la gueule comme s’ils éclataient de rire et poursuivent inlassablement leur marche vers l’eau. Le regard piquant et les oreilles flottantes, ils déambulent avec fracas dans la jungle détrempée. Puis, ils passent comme une caravane. Une émotion extrême m’envahit. Celle de faire un avec l’Univers. Ce tableau d’une note primitive ressemble à l’origine du monde. Je suis bénie. Des larmes me montent aux yeux. La pluie vient comme un message. La barque file à nouveau. Le paysage devient flou. Le froid se lève. Nous regagnons le gîte entre chien et loup. J’écris mes lignes dans le silence bourdonnant de la nuit.

A l’aube blanche, alors que la terre dort encore d’un doux sommeil, j’emprunte un sentier boueux qui longe le fleuve, à l’orée de la jungle folle. De grands oiseaux noirs, surpris au bruit de mes pas, s’envolent à la hâte dans un claquement d’ailes sonore et effrayant. Des lianes aux courbes indicibles semblent préparer un ballet insensé dans les demi-ténèbres de la forêt matinale. Un bonheur secret me traverse. Le long fleuve vibre dans un silence marron glacé. Une inquiétante beauté glisse sur la forêt. Je reviens sur mes pas jusqu’au lodge et m’installe sur le ponton humide qui flotte sur l’eau muette. De la rive opposée, des brumes opaques comme des fumées, se répandent sur le paysage profond. Le temps s’écoule comme une chanson. Doucement le fleuve se teinte d’une pâleur hypnotique. Une femme voilée, la mère de famille, vient m’apporter un thé au lait. Elle sourit de me voir immobile et songeuse dans le décor de l’aube. Une tendresse humaine circule comme un fluide. L’air devient noir et la pluie déchire le ciel. Emue, je fais mes adieux à ces êtres aimables et reprends la route du sud jusqu’à Semporna.

Ile de Mabul

Au crépuscule, j’atteins le port de Semporna. Une lumière oranger illumine la baie, qu’un marché flottant borde avec une note pittoresque. Le dôme d’or de la belle mosquée me rappelle l’Orient. Le chant d’Allah résonne avec volupté sur le marché grouillant. Des femmes timides éventent des poissons fraîchement pêchés, tandis que des hommes m’invitent à déguster des gâteaux à la coco et des mandarines très sucrées. Lentement, le jour décline comme un astre qui s’éteint.

Le lendemain, je rallie l’île paradisiaque de Mabul, au large de la mer des Célèbres. Sous le soleil brillant, la traversée est une splendeur. Le bateau quitte le port de Semporna, longe le marché flottant et les habitations sur pilotis des berges, puis file sur l’eau transparente comme un miroir. Ici et là, des îlots minuscules de sable blanc sur lesquels une cabane est plantée comme par miracle. Des images de l’archipel de San Blas, au large du Panama, me reviennent en mémoire. Le soleil fait vibrer l’univers comme une harpe. Nous amarrons sur l’île fabuleuse. Je marche sur le sable fin jusqu’au village traditionnel.  De longs pontons de bois pâles s’étirent sur l’eau translucide. Dans le fond, on aperçoit des coquillages, des étoiles de mer et des oursins. Devant les maisons flottantes, du linge sèche par millier comme une fresque d’art naïf. Sur des sentes de poussière, des enfants font des figures acrobatiques ou sont assis en ronde devant un jeu de cartes. Au bout d’un ponton qui surplombe les eaux turquoise, il y a un gîte chez l’habitant qui accueille les visiteurs. Je m’installe dans la famille de Monsieur John. Je pénètre dans ma chambre, regarde par la fenêtre. Une vue féerique s’étend sur le village flottant et ses barques colorées. La mer des Célèbres éperdue de beauté, embrase l’horizon. Une barque rouge conduite par un enfant passe lentement. Le soleil brûle le ciel crémeux. La mer se retire très loin et laisse le fond marin dénudé sous la lumière. Des colonies d’enfants pataugent sur les récifs à la recherche de coquillages rares et de petits poissons. Une fillette passe sous ma fenêtre, les pieds dans l’eau verdâtre. Elle tire une bassine attachée à une corde comme une luge dans laquelle elle entasse des crustacées et des coquilles vides. Plus loin, un groupe d’enfants penché sur une roche semi-noyée, s’écrie de joie à la vue d’une pieuvre venimeuse et d’une étoile de mer bleu-noir.

La chaleur monte mais le village entier semble se promener dans la mer, qui s’est enfuie au loin. Le temps s’étire. Je quitte ma chambre, m’installe sur le ponton cuit de chaleur et m’imprègne de ces images d’une singulière poésie. Au loin, le tracé des nuages cotonneux aveugle de blancheur. Dans ce décor d’absolu, quelques bateaux de pêcheurs fendent le paysage tandis que des barques pagayent lentement. Des comptines chantées par des enfants à la recherche de trésor colorent le silence. Je réalise que mon escale au Bornéo est sur le point de s’achever. Mon cœur éclate en mille morceaux. Délicatement, le soleil cuivré sombre dans la mer fuchsia. Une jeune fille de la maison vient s’assoir près de moi. Elle est rieuse et désire lier connaissance. Nous bavardons dans la légèreté de l’air. Devant nous apparaît une barque à rame qui défile lentement. A bord, une famille vêtue comme des gitans. On nous lance des regards lointains. Les femmes portent des bracelets d’or et de longues jupes à volants. Je demande à la jeune fille qui ils sont. Gentiment, elle me répond que ce sont des nomades qui naviguent au large de l’île de Sabah. Elle pointe dans la mer un bateau attaché à une ancre. Son visage s’illumine d’un sourire. Elle se lance dans un récit fascinant :

  • « C’est là qu’ils vivent, à bord de ce vieux rafiot. Ils font escale quelques temps, près d’une île ou d’une baie. Dès que les vents tournent, ils lèvent l’ancre vers d’autres horizons. Parfois, ils touchent terre mais repartent au plus vite par de là les mers, car la vie sédentaire leur donne le mal de terre. Lorsqu’ils font escale près d’une plage, ils collectent des coquillages et pêchent des poissons, qu’ils vendent au hasard de la route. Ils ne parlent pas le malais mais, un dialecte, le Bajau. Ils ne savent ni lire ni écrire. Leurs enfants ne vont pas à l’école. Ils vivent entre eux comme des gitans de tous les temps, à pérégriner contre vents et marées. Quand les femmes gagnent de l’argent au marché, elles s’empressent d’acheter des bracelets d’or qu’elles portent fièrement comme des tziganes. »

La jeune fille me sourit d’un air mutin comme si elle aussi, était fascinée par ce mode vie, vieux comme le monde. Elle se lève et m’offre une noix de coco fraîche. Un voile rosâtre enveloppe les nuées. Je reste suspendue au ciel mauve sur lequel se dessine le bateau des gitans. La vie m’apparait comme une immense légende. Une seule existence ne suffirait pas pour narrer les histoires que porte la terre. Lentement, la mer des Célèbres devient pourpre. L’astre rouge-feu glisse sur les nuages mauves. Un chalutier se tient devant le soleil. Une perfection émouvante nous emporte dans la nuit. Sur le ponton, maintenant éclairé à la lumière électrique, je prends un thé. Des garçons de la famille tirent des fils de nylon du large. L’un d’eux vient de pêcher une pieuvre. Elle crache de l’encre noire, de colère. Malgré la nuit, l’eau translucide reste d’une époustouflante transparence. Soudain, l’ombre d’une tortue géante se profite à la surface. Je m’approche et ébahie, distingue, la tortue énorme. Elle patauge en donnant de temps à autre, des coups de tête. Une indicible émotion me parcourt. Pour la première fois de ma vie, je me trouve en présence d’un animal de la sorte, qui flotte à proximité d’un ponton, à l’heure de l’apéritif. La jeune fille m’annonce que le dîner est servi. Je dîne de poisson grillé aux légumes verts accompagné d’une salade de papaye. Une lune terriblement pleine apparaît au-dessus d’une montagne de nuages neigeux. Des palmes, comme des tentacules se découpent dans le clair-obscur. Le vent souffle dans le feuillage. La lune livide semble répandre son miel dans le ciel brillant. Les étoiles s’allument une à une comme des lampions. J’ai des frissons. Je me retire dans ma chambre solitaire. Mon amour me manque à la folie. J’aime à m’en rompre l’âme. 

La lumière aveuglante de l’aube me tire du sommeil. L’univers semble bleu comme un tableau de Klein. Je salue Monsieur John. Une barque de Gipsy amarre devant le ponton. Deux hommes, les cheveux hirsutes et les yeux silencieux, présentent d’un geste simple, les poissons du jour, à vendre. Ils sont accompagnés d’une marmaille adorable et nue. Au fond de la barque, des crabes et des poissons rouges remuent désespérément dans l’air torride. Après un court échange avec Monsieur John, les Gipsy s’en vont tenter leur chance ailleurs. La barque démarre et sillonne l’eau limpide. Les enfants agitent leurs petites mains dans la lumière bleue, habitués aux départs éternels de la vie errante. Je m’installe à l’ombre sur le ponton comme dans une loge au théâtre. Des enfants naviguent jusqu’à moi dans un gros bidon coupé en deux, d’une éclatante couleur orange vif. Deux fillettes nagent comme des sirènes en poussant la large bassine dans laquelle trempent des petits garçons. Comme de grandes personnes, les fillettes amarrent devant l’escalier de bois du ponton, attachent à un pilier, leur bateau de conte de fée, puis plongent dans les eaux délicieuses. Elles sont d’une grâce merveilleuse. Dans un silence ému, je m’abreuve de ce savoureux spectacle qui traverse les âges. La marée se retire sans crier gare. Des tribus d’enfants surgissent de toutes parts, tirant sur l’eau, des seaux replis de coquillages et de trouvailles précieuses, comme le traîneau du Père Noël. Le soleil monte et blanchit l’horizon. Je fais mes adieux à cette terre bénie.

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