Fragments d’une errance merveilleuse, EQUATEUR

EQUATEUR

La Mitad Del Mundo

La trouvaille des ancêtres

 La minuscule cité comme un décor de carton-pâte scintille de mille couleurs sous le soleil. Je m’assoie à une terrasse juste en face de l’édifice qui symbolise l’Equateur. Un homme vient à moi et me confie que malgré les apparences, ici ne passe pas la ligne de l’Equateur. Ses yeux noirs comme du marbre brillent sous son feutre couleur savane.

– « Mais où donc est le centre au monde, si ce n’est pas ici ? » Je demande, intriguée !

  • « Dans un village alentour, du nom de Kalakali » répond-il du tac au tac.

Avant que j’aie le temps de poser la question qui me brûle les lèvres, il enchaîne :

  • « Désires-tu voir, la ligne exacte que les indiens Kitu ont tracé, il y a 1200 ans ? »

Mes yeux s’écarquillent et sans réfléchir, j’accepte l’aubaine tombée du ciel comme une météorite. Nous partons avec une camionnette pétaradante sur la route que peu à peu la brume dévore. Nous atteignons une place de village qui domine l’église laiteuse sur laquelle des morceaux de ciel gris bleu se reflètent. Une marque jaune coupe la route qui entoure le jardin. Nous descendons de voiture. L’étrange personnage me révèle avec un ton solennel que les indigènes, il y a plus mille ans ont découvert cela grâce à l’astronomie qui n’avait pas de secret pour eux. Il se tient immobile devant le simple trait de peinture au sol comme devant un temple sacré, et d’une voix grave, me révèle l’histoire ancienne comme un conte :

  • « Il y a bien longtemps, avant l’invasion Inca, les indigènes de ce coin du monde ont lu dans les astres et ont lu juste ! »

Il sort son GPS qui par une foule de calculs qui m’échappent, indique l’alignement parfait. Je le regarde fascinée suspendue à ses lèvres. Il poursuit son discours comme s’il se parlait à lui-même :

  • « Les ancêtres ont découvert les dates des équinoxes, celle du 23 septembre et du 21 mars où un soleil vertical ne dessine aucune ombre. Ils célébraient alors un rituel de la connexion au cosmos. Cette fête symbolisait l’unité de la mère, la Pachamama, du soleil, Taitainti et du père, Dieu, Hatun Pachakama. Ils gravissaient alors la montagne jusqu’à une plateforme de pierre sur laquelle est gravée une éclipse de lune. Le site sacré, au nom de Katikilia, allait accueillir les offrandes aux solstices. A la nuit, autour d’un feu, on jouait de la flûte en dansant afin de créer l’harmonie intérieure et spirituelle. Et c’est ainsi que les anciens remerciaient l’univers ».

Un silence s’ensuit comme au théâtre dans lequel je prends conscience que le récit vient de s’achever. Et comme je ne trouve rien à dire, il ajoute avec une pointe d’ironie dans la voix :

  • « Mes ancêtres avaient de parfaites connaissances et dire qu’on ne les a pas cru, par la suite. Par deux fois, on a construit des monuments qui symbolisaient le passage de la ligne de l’Equateur, au mauvais endroit. Ce n’est seulement maintenant que l’on peut prouver qu’ils avaient raison ! »

Il ressort son GPS comme s’il tentait avec cet instrument de mesurer l’invisible.

  • « Dieu, qu’ils étaient forts, s’écrit-il. Mes ancêtres ! »


Doucement, une fine pluie glisse du ciel. Nous regagnons la Mitad del Mundo, absorbés dans nos pensées.

Mindo

Sur le chemin aux 7 cascades

Il pleut sur le village aux 7 cascades, perdu dans une forêt tropicale scintillante et sauvage. Un délicieux brouillard coule du ciel et enveloppe délicatement les monts verts et purs. La nuit venue, offre une fête populaire de carnaval où de jeunes gens, le visage peinturluré et les vêtements dégoulinants dansent sur la place qu’une averse inonde progressivement. Quelques batailles d’eau ponctuent la scène jusqu’à l’heure où les étoiles glissent du ciel comme des comètes. Levée avec le soleil, je me dirige vers le large fleuve qui fend la vallée de son chant bourdonnant. Une vague de force m’enivre et me réchauffe malgré le froid. Entre deux éclaircies, je désire visiter les 7 cascades réputées pour leur spectaculaire beauté dans une jungle vierge. Aux portes du village, sur le chemin de terre qui mène dans les montagnes, je rencontre Louis qui décharge sa jeep et qui me propose de me faire découvrir justement ce lieu magique. Une route cahoteuse grimpe à l’assaut de la jungle folle. Par endroit, une vue fantastique plonge sur la plaine jaune et lointaine. Louis gare le véhicule sur un replat de terre boueuse. De là-haut serpente vers le fleuve niché plus bas, un sentier ocre que nous nous empressons d’emprunter. Un pont suspendu traverse un grand fleuve bouillonnant, d’où de chaque côté des falaises, jaillissent de blanches cascades. Louis qui se réjouit de me faire visiter son site de prédilection, me confie le regard perdu dans les tourbillons du torrent :

  • « La vie est semblable à cette rivière. Disons que la vie de chacun symbolise cette rivière et les cascades qui rejoignent le flot des eaux, les influences extérieures. Chaque cours d’eau termine sa course dans le fleuve. Ce sont les influences extérieures qui enrichissent notre vie sans en changer le cours, car notre vie est un flot intarissable qui file jusqu’à la mort et dont personne ne peut entraver la course ! »

Je le regarde perplexe. Le soleil s’est levé avec une fureur surprenante par ces temps de pluie. Louis m’observe avec douceur, puis m’entraîne vers un chemin qui grimpe sur les falaises. Avant que le sentier ne dégringole à nouveau, apparaissent des bassins que de belles cascades emplissent inlassablement. Je lui emboîte le pas, dans une sorte de précipitation fébrile, jusqu’à grande chute d’eau. Le torrent semble descendre des marches d’escalier. Il me regarde l’air heureux et me dit :

  • « Voici mon lieu spirituel, mon temple, l’endroit où les eaux se déchaînent et lavent les âmes fatiguées des futilités de la vie ordinaire. Ici, je me sens faire partie de la nature, en phase avec le grand tout. Une énergie vivifiante me traverse et me souffle la paix ! »

Le son de sa voix se perd dans le ronronnement sourd des chutes que de sombres reliefs ombragent avec un brin de mystère. Nous nous asseyions sur des roches humides et gardons le silence, fascinés par la puissance des eaux qui s’épanchent avec grandeur. Mes poumons s’ouvrent, s’emplissent d’énergie. Il me semble boire à la source de la vie, et d’y puiser une force miraculeuse. Louis, comme s’il m’avait deviné depuis le début, depuis la route de terre près du village, me sourit avec des étincelles dans le regard.

  • « Je crois que nous nous comprenons ! » me lance-t-il sans en dire davantage.

Absorbés par ce fascinant spectacle, nous restons ainsi jusqu’à ce que l’averse nous force à rebrousser chemin. De retour au village, je le remercie de cette aventure spirituelle qu’il a eu le cœur de bien vouloir partager avec moi.

  • « C’est le destin ! » me lance-t-il du volant de sa voiture qui démarre en creusant un sillon de boue sur son passage.

Saquisili

Le marché indien du jeudi

En cheminant vers le sud, c’est aussi la route des 9 volcans. J’arrive à Saquisili, un village indien logé dans une vallée montagneuse. La vue s’étire sur le grand volcan Cotopaxi dont les nappes blanches des neiges éternelles se confondent avec les nuages. De l’autre côté du regard, une montagne aux pics blanchâtres pointe vers le ciel. Au crépuscule, le vent se lève. Sur la place du marché, de gros camions bariolés sont garés. Des paysans déchargent des énormes sacs de riz, de haricots rouges, de pommes de terre pour le marché du lendemain.

Une foule se presse déjà sous les fumées des grillades et des odeurs huileuses, vers les étals qui servent des soupes chaudes, avec des morceaux de cochons taillé dans le vif. Des femmes splendides vêtues d’un feutre vert-bouteille et d’une plume de paon trônent parmi des montagnes de poireaux et de choux. Sous une lumière blanchâtre des néons, des familles dînent dans une atmosphère festive et bruyante. Dans la nuit parsemée d’ombres et de crues lumières des ampoules électriques, s’étirent à perte de vue, des milliers de chapeaux habillés de plumes, parure traditionnelle de la région. Des jeunes filles défilent devant moi timidement. Elles portent des jupes de velours sombres, de hautes chaussettes d’un vert étrangement fluorescent, un châle de laine rose, rouge, ou violet vif et parfois un enfant au dos enroulé dans un poncho. Quelques vendeurs qui portent de lourdes marchandises poussent de grands cris pour se frayer un passage et bousculent les passants. Une femme enveloppée dans un châle bleu me vend une eau de fruit mélangée avec du miel. Des enfants sales coiffés de bandeaux tressés pleurnichent au sol dans la poussière au pied de cagettes de maïs et de carottes. Je quitte l’atmosphère étouffante du marché de nuit, et retrouve la plénitude d’un décor silencieux. J’emprunte le sentier de terre qui quitte le village. Dans la demi-pénombre, se dresse au loin le fascinant Cotopaxi, le plus haut volcan actif du monde qui semble toucher les cieux et dont la cime luisante brille dans les étoiles.

Devant les maisons de bois qui brodent la route, se promènent des cochons noirs. On entend les aboiements des chiens. Doucement, les restes de crépuscule se font absorber par la nuit noire. Je repose dans un froid perçant en attendant le jour.

A l’aube, je sors de mon auberge sur les hauteurs et descends vers le marché. La plaine semble immobile, figée par le givre. Au cœur du village, l’animation bat son plein. Aussi loin que s’étend le regard, les couleurs vives des ponchos contrastent avec la blancheur des sacs de riz, et cet esthétisme d’un autre monde me captive entière. Des femmes silencieuses me contemplent avec étonnement. Toutes portent une série de ras du cou en perles dorées et un chapeau à la tyrolienne qui leur confère un air moderne. Je déambule fascinée entre les éventaires d’épices, les bacs à fleurs, les cageots de fruits.

Autour des marchandises à même le sol, un attroupement se forme. De vieux paysans ridés palabrent en quichua d’une voix forte. Les négociations ne semblent jamais finir. Je m’arrête. On me dévisage avec une neutralité qui ressemble à de l’indifférence. Je passe mon chemin. Toutes les ruelles du village sont bordées de petites marchandes de pains, de glaces, et de vendeurs d’épices. Je tourne jusqu’à l’ivresse comme dans un manège resplendissant de couleurs.

« La Narize Del Diablo »

Un train de fête foraine

Ma descente vers le sud a commencé. Je rallie Alausi, un village indigène blottit au creux de belles montagnes, qui dégage une tranquillité d’antan où les traditions ne semblent pas mourir. Je me rends à la gare ferroviaire et attends le train fameux qui fait une boucle jusqu’à la célèbre « Narize del Diablo » pour regagner Alausi une heure et demi plus tard. Il y a quelques années, les gens se rendaient vraiment quelque part alors que maintenant ce voyage est devenu à lui seul, une attraction. Ce train renommé qui date de la révolution industrielle et qui sillonne les hauteurs, de canyons en précipices sur de fins rails à la porte vide, m’enchante terriblement. Je le guette. Il surgit soudain avec un bruit tonitruant comme dans les films. L’excitation me pique. En face de la gare, des indiens aux laines lumineuses et aux chapeaux feutrés, attendent adossés à un mur, l’ouverture d’un édifice, dans un silence de tableau. Cette foule immobile et parée avec grâce face à ce train mythique, a quelque chose d’irréelle. Le soleil fait briller les rails antiques de la station surannée. Je monte à bord avec une foule. Et m’assois juste derrière le conducteur qui porte une casquette de machinaux d’antan. Le train démarre en trombe et s’aventure sous de grosses roches au pied d’un vide éblouissant. Au fond d’une vallée, on aperçoit une rivière verte qui trace son sillon parmi la végétation, une falaise de laquelle jaillit une cascade blanche, et un plateau esseulé où s’érigent quelques masures de bergers. Les rails serpentent et il me semble à chaque virage, plonger dans le merveilleux précipice. Je me crois dans un train fantôme qui défile devant de spectaculaires reliefs. Au loin, quelques bergères courent après des chèvres ou attendent le train, un balluchon sur l’épaule. Ce paysage et son animation, serait-il un décor en carton-pâte ? De retour à Alausi, je saute dans un bus pour Canar.

Une musique romantique crève les baffles. J’ai le cœur léger.

Machalilla

Les vestiges d’Agua Blanca

Enfin, je rejoins l’océan après le froid des Andes. Je descends du bus par hasard. Ici, il n’y a rien à faire, un village très simple comme tant d’autres, le long de l’immense côté qui couvre toute la partie ouest du pays. Une plage infinie s’étend jusqu’aux roches. Je trouve à me loger dans une cabane au bord de l’eau, chez l’unique famille qui loue des chambres. L’atmosphère est joviale. Des petites filles caramel jouent dans le sable tandis que la mère étend des mètres de linge sur une clôture de bois. Au bout de la grève, une foule s’agite autour des bateaux de pêcheurs revenus au port. Je marche dans le village abattu de chaleur. Autour d’une église blanche, il y a une grande roue de fête foraine que des hommes démontent en criant. Autour de la place, quelques roulottes délavées qui vendent glaces et jus de fruits.

Tous regrettent que j’arrive à la fin de la foire. Dans le petit restaurant de mon auberge, la mère me prépare des filets de poissons au citron avec des bananes frites. Le père vient à ma table et m’invite à visiter une communauté indigène manteno, du nom d’Agua Blanca. à quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Du bord de la route, il arrête un tuktuk. Le chemin est sauvage. Une végétation aride se mêle au sable blanc. Le soleil frappe. Nous parcourons quelques kilomètres à l’intérieur des terres.  A l’entrée de la communauté qui se compose de quelques cabanes et d’un musée archéologique, Arturo m’accueille à bras ouverts. Il m’apparaît encore que je suis au bien endroit.  Nous pénétrons le musée où on trouve des poteries antiques. Arturo m’explique que les urnes funéraires comme les ustensiles de cuisine ont été dénichés au sein de la communauté indigène manteno. Au mur, des photos des indiens du village en double regard avec les sculptures des visages sur les jarres ancestrales. La ressemblance est frappante. Amusé, Arturo me révèle que tout le village descend directement de cette tribu. « Ce sont nos ancêtres ! » lance-t-il avec fierté. Je lui confie que je suis ravie de ce parcours initiatique.

Tout sourire, il me propose de visiter les monticules sacrés et temples de solstices parmi une riche nature. Nous longeons quelques tombes qui logeaient jadis sous les habitations. Des oiseaux rares aux longues queues se perchent sur le toit du rancho. Nous traversons le rio Buena Vista qui est un fleuve asséché et dont lit de rivière rassemble à un canyon. Arturo me confie que par le passé, les ancêtres manteno voguaient sur de fines pirogues qui les conduisaient jusqu’à l’océan. Ces paroles m’ouvrent l’imaginaire. Il me présente un fruit rouge appelé baruasco de la taille d’une prune qui servait alors le somnifère pour les poissons. Les pêcheurs en déposaient des morceaux à l’intérieur des filets, les poissons endormis remontaient alors à la surface et cela facilitait la pêche. Nous poursuivons la route. Un chemin blanc qui fut jadis le fleuve, serpente jusqu’au lointain. On se croirait aux portes d’un désert.  Nous quittons le canyon brûlant de soleil et pénétrons un jardin d’arbres fruitiers. Orangers, manguiers, goyaviers, et bananiers parfument les airs de fragrances sucrées. Nous déambulons à l’ombre fraîche sous les hautes frondaisons des arbres, jusqu’au temple des solstices dont il ne reste que les fondations qui reposent dans un silence d’église au pied d’un mont inaccessible. Au loin s’étire une forêt vierge dans une plaine brûlée. Le temple adossé à la colline impénétrable semble s’être immobilisé dans une perfection primitive. Autour des vestiges, Arturo m’indique, les blocs de pierres disposés tous les 5 mètres et qui furent jadis des « sièges de pouvoir » où les personnalités venaient s’installer pour cérémonies et rituels. Il me fait remarquer des traces de masques décoratifs représentant jaguars et singes, symbole de la prospérité de la tribu. Le temple cuit de chaleur et vibre de silence. Je m’assieds sur la terre brune, pose mes mains sur les pierres décorées et pénètre le monde du sentir. Le temps semble m’échapper et mes mains chauffer comme un soleil. J’ouvre les yeux. Arturo me contemple avec douceur. Il me confie qu’ici de grandes fêtes se donnaient pour les solstices, le 21 juin et le 21 décembre. Nous poursuivons le chemin conduisant à une lagune gris argent qui brille étrangement dans le vent. Arturo me dit que l’eau est sulfureuse et qu’il est bon de se baigner ici. Quelques enfants pataugent alors que les femmes s’enduisent le visage de terre noir ébène aux propriétés bénéfiques.  Ravie, je fais de même comme aux temps reculés. Le regard d’Arturo rayonne d’une paix profonde. La boucle du parcours qui s’achève passe devant un mirador de bois dont la vue s’étend sur la vallée du rio Buena Vista. Des monts verts luisent de lumière à la lisière des nuages. Je respire l’infini. Arturo m’offre sa bienheureuse présence dans ce silence contemplatif. Nous retournons au village. A la terrasse d’une échoppe, des hommes burinés jouent aux cartes pour de l’argent. Je le remercie pour ce voyage dans un monde révolu et saute dans le tuktuk qui m’attend. Je regagne Machalilla enchantée. Je remercie le père de la famille de ses bons conseils. A la plage, le coucher de soleil surgit du ciel boursouflé comme un tableau cosmique. Des traits mauves encerclent l’astre rouge. Les fillettes vêtues de maillots de bain pailletés déambulent avec moi jusqu’aux rochers qui marquent la fin de la baie. Elles posent devant mon objectif comme des stars.

L’horizon en feu se couvre de rires cristallins. La nuit vient alors que l’électricité a sauté dans tout le village. La douche au sceau éclairée de bougie me paraît poétique. Cette escale inattendue tombe à pic. Mon voyage me connaît bien.

Cuenca

Communauté quichua Chilcatotora – Centre Kushi Waira

Par une journée initiatique

Cuenca est une ville coloniale ravissante. Il est tôt. Je déambule malgré la pluie entre les églises, jusqu’au marché aux fleurs. D’enivrants parfums se lèvent. Quelques étales de guérisseurs vendent des racines curatives et des crèmes de poudre de coquillage. Devant les échoppes flottent des amulettes contre les mauvais esprits. J’achète une noix de coco à un marchand ambulant qui me l’ouvre à la machette. Je me demande de quoi sera faite ma journée. Je flâne parmi les éventaires et découvre sur la place « la casa de la Mujere », une association des indiens quichuas qui offre un tourisme communautaire pour découvrir la culture indigène des montagnes. Une femme au sourire enfantin, me suggère une journée initiatique dans sa maison perchée sur les hauteurs. Avec douceur, Blanca me conte que nous passerons du temps avec les femmes de la communauté, à raconter des histoires, faire de la musique et la cuisine, comme un moment de vie inoubliable. Je lui renvoie son sourire. L’innocence dans son regard et son désir de partage ont raison de moi. Blanca paraît contente. Je le suis tout autant. Nous sautons dans une jeep qui nous conduit par une route chaotique à 3000 mètres d’altitude, loin des bruits de la ville. Une plaine gigantesque s’ouvre à mesure que nous grimpons. Des maisons de bois peuplent le décor aux reliefs époustouflants. Ici et là, des bergères aux costumes colorés courent après des chèvres égarées et nous saluent au passage. Nous arrivons dans une maison de terre au toit de palmes, plantée sur un plateau qui surplombe le vide. La plaine verte et humide s’étire sous nos yeux et se fond au ciel brumeux. Une tribu de femmes nous attende et me salue en riant avec une volubilité de fillettes. Elles portent des jupes de velours brodées de fleurs et un feutre sombre qui habille leur silhouette avec une classe étonnante aux portes du ciel. Généreusement, elles accueillent les visiteurs avec un tamales, une purée de maïs disposée dans une large feuille verte. Blanca m’offre une eau aromatique de plantes médicinales dans un petit verre, qu’elle mélange avec une dose de zhumir, un alcool de canne. Etonnée, je demande si la boisson est forte. Il m’apparaît surréaliste de commencer à boire de si bonne heure. Avec malice, Blanca répond à ma surprise, en m’affirmant qu’en altitude, il faut se réchauffeur. Les femmes rient avec exubérance. Je fais de même en avalant mon breuvage ravageur, élixir de vie éternelle sur ces hauteurs désespérées. Elles m’entraînent dans la cuisine artisanale où sur des feux de bois, sifflent des grosses marmites pleines de légumes et de pois. Une dame âgée quitte le fourneau et revient avec un coq blanc et un cuy, une sorte de rongeur, auxquels elle tranche la gorge avec un grand couteau. Elle trempe les pauvres bêtes dans de l’eau bouillante, puis déplume le coq et embroche le cuy qu’elle fait rôtir au-dessus du feu. Mon cœur se soulève à la vue du sang. Je lui avoue que je suis végétarienne. Je n’ai pas à m’en faire, il y a une palette de verdures. Les autres femmes pilent des épices et des céréales sur une pierre plate tandis que les enfants de Blanca, Alex et Marta, s’amusent à se courir après parmi marmites et bassines. La joie est explosive dans cette cuisine où la vie s’écoule dans un pépiement féminin universel. Alors que les plats mijotent, Blanca m’entraîne dans la pièce principale où quelques femmes l’attendent pour un interlude musical. Avec une voix charmante de crécelle, Blanca comme un troubadour, me présente la musique folklorique des Andes du nom de kakitankina.

Ses partenaires se passent en bandoulière de gros tambours qu’elles frappent dans un rythme lancinant. Le timbre de Blanca ressemble à celui d’une lolita qui nous chanterait l’amour en une langue inconnue. Je suis aux anges, le regard rivé sur ces femmes amusantes vêtues en costume ethnique comme depuis mille ans. Je les applaudie sans pouvoir m’arrêter. Blanca, dans le même élan me ressert un verre d’alcool de canne, puis s’en jette un derrière le gosier avec une habitude d’experte. Nous rions aux éclats. Entre un vieil homme, membre de la famille de Blanca, pour mettre la table. A mon grand étonnement, il installe des nattes au sol en une ligne horizontale qu’il couvre de tissus puis vide dessus des bassines de légumes et les viandes. En souriant, il m’annonce que c’est la tradition ici, d’étaler la nourriture à même le sol, pour une fête ou une cérémonie. Cette coutume s’appelle la Pampamessa. Une façon de se rapprocher de la Pachamama et de se connecter à l’univers. Je suis soufflée et le regarde déverser des montagnes de carottes, de pommes de terre, de féculents, de maïs comme pour un banquet. Les femmes nous rejoignent et nous nous installons autour de la Pampamessa pour un repas sacré. Blanca nous distribue des cuillères de bois et chacun dévore son monticule de nourriture qui ne semble jamais finir. Dans un bol, elle nous sert un fruit cuit, du nom de sambo qui ressemble à de la rhubarbe.

Après le repas, le vieux me conduit à travers champs vers un sentier effacé par de hautes herbes, dans le creux d’un canyon où coule paisible un cours d’eau azur. Avant de longer la rivière, au-dessus de laquelle s’étire le plateau, il ramasse des feuilles d’eucalyptus pour un feu rituel. Surprise, je lui demande la signification de ce feu à l’entrée du canyon. Il dit que des personnes ont perdu la vie ici en glissant de la falaise. Ce feu est une offrande aux esprits pour qu’il nous ouvre la route et protège nos pas.  Une fumée blanchâtre et parfumée semble suivre le chemin qui conduit à une cascade. Ici, les habitants ont pour habitude depuis des lustres, de se purifier et de parler aux cieux. Soudain, le ciel vire au noir. Les enfants de Blanca surgissent en courant et grimpent aux arbres comme des singes. Nous marchons vers le bassin minuscule qui est un lieu sacré puis remontons la colline jusqu’à la route. De luxuriants vallons nous entourent. Des fermes esseulées semblent suspendues aux portes du vide. L’univers est subjuguant. Dans un cri, le ciel se crève et inonde la terre. Nous courons nous réfugier. De retour, Blanca nous attend pour une visite de son jardin, antre de la médecine traditionnelle. On y trouve toutes sortes de plantes aux propriétés savantes. Au loin, les sommets se noient dans les nuages, mais le ciel sous nos têtes, reste bleu. Les enfants se mettent à la musique et l’écho d’une joyeuse cacophonie se propage dans la vallée. Sous un arbre, les femmes créent un grand cercle avec des cailloux et des pétales de rose. Puis, allument un feu au centre avec des feuilles parfumées. Le vieux me demande de pénétrer le cœur pour une cérémonie de protection. Avec un bouquet de branches, il me fouette le corps pour chasser les mauvaises ondes, puis se remplit la bouche d’une dose d’alcool de canne qu’il me crache dessus. Les femmes assises en ronde contemplent la scène, amusées. Je remercie le guérisseur pour ses bonnes intentions et retrouve Blanca installée sur une pierre face à l’horizon qui tourne au jaune. Elle me sourit avec tendresse. Des spirales pastels se dessinent dans le ciel. Elle me dit que les coutumes sont restées identiques à celle des ancêtres. Les habitants possèdent une grande connaissance des plantes curatives et détiennent les secrets de la magie ancestrale. Ici les femmes ont peur des médecins et préfèrent accoucher à la maison avec une sage-femme qui connaît les secrets de la nature. Gentiment, elle me dit que le périple s’achève, que c’est l’heure de rentrer en ville. Je lui confie avec émotion que je suis ravie de ces instants de partage. La jeep nous attend. Une bachata résonne pour animer notre voyage. Je fais mes adieux à la communauté.

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