Fragments d’une errance merveilleuse, PEROU

PEROU

Chachapoyas

Les sarcophages de Karajïas

Du village de Cohechan, la route conduit à Cruzpata où se trouve la falaise aux sarcophages. Un sentier de boue longe des champs de maïs puis dégringole la montagne jusqu’au pied de la falaise rougeâtre qui abrite le site funéraire des ancêtres chachapoyas. Perchés sur des hauteurs impraticables, tout en haut d’une roche sacrée, sur une minuscule terrasse, reposent depuis plus de mille ans, les sépultures de terre contenant les momies de grands guerriers. Ces sarcophages peints et décorés, à l’allure humaine comme de grandes sculptures, sont impressionnants. Ornés de symboles de couleur rouge, ils indiquent un centre funéraire car cette couleur représente la mort.  L’expressivité de leur visage face à l’horizon immense, est d’une beauté à couper le souffle. Sur les têtes des personnages, on trouve quelques crânes blancs qui sont ceux des ennemis vaincus, symbole de victoire. Les yeux rivés vers ces sculptures superbes et intrigantes, le temps semble se confondre avec la mort. On distingue sur le sommet les traces d’un sentier qui par le passé reliait le plateau à la falaise et on comprend mieux comment ces géantes silhouettes ont été transportées dans ces lieux insolites. Selon les indiens chachapoyas, les ancêtres seraient venus d’une grotte dans la montagne, et au moment de la mort, retourneraient à leurs origines, au cœur de la montagne. Les personnes importantes comme les rois, chamans ou guerriers avaient le devoir à leur mort de reposer dans la montagne et par là même de retourner aux sources de l’existence. Selon la cosmovision chachapoyas, l’origine de la vie vient de la montagne.

Les dieux vivent à l’intérieur de l’univers tout comme les humains qui se demandent comment accéder à l’inaccessible. Proche des sarcophages des guerriers se trouvent une niche où reposent les dépouilles de chamans. Dans la coutume chachapoyas, les chamans guident les guerriers en leur prédisant l’avenir lors de rituel avec des feuilles de coca. La croyance dit que dans la prochaine vie, le chaman indiquera au guerrier un chemin illuminé.

Je poursuis sur le sentier qui borde la falaise d’où un sarcophage a chuté avec les pluies. Sur une pierre plate comme un autel, des ossements épars ont été rassemblés. L’envie me prend de les toucher mais je me fais arrêter net dans mon élan par un homme qui me révèle qu’une légende morbide plane autour de ce squelette fracassé. Celui qui aurait le malheur de toucher cette dépouille recevrait la visite d’un fantôme, nommé Antimonio, pendant les deux nuits suivantes avant de mourir fatalement, le troisième jour. Une étrange vibration enveloppe l’atmosphère. La montagne au loin étincelle d’une blême lumière. Je déambule encore sous une voûte d’où s’échappe une chute d’eau jusque dans la plaine. Plus loin, les ossements d’un chaman ont été retrouvés et assemblés. J’aimerais lui voler son savoir.  Je fais une prière. L’homme rit. Son rire se mêle au ronronnement de la cascade et devient inquiétant. Je lève les yeux une dernière fois vers les sarcophages à la lisière des cieux. Ils m’apparaissent comme des œuvres d’art contant l’éternité. Le cœur gonflé, je m’en retourne. Cette nuit, je ne rencontrerai pas le fantôme.

Cascade de Gocta

La légende de Grégorio et de la sirène

Le bus me dépose au village de Cocachimba d’où un sentier fait les montagnes russes jusqu’à l’impressionnante cascade à deux étages, de plus de 700 mètres de haut. Le chemin longe des maisons de terre, des fabriques de canne à sucre, des plantations de bananes puis glisse dans la vallée jusqu’au pont qui traverse le fleuve avant de remonter un autre flanc de la montagne. Par endroit, entre les frondaisons, on aperçoit la spectaculaire cascade qui s’épanche des sommets dans un fracas assourdissant. A mesure que l’on s’avance, une opaque fumée blanche se soulève de la lagune et se mêle aux chutes d’eau pour s’envoler dans les airs. Une magique impression se dégage de ce lieu et chaque visiteur est époustouflé. Après deux heures de marche, nous arrivons aux pieds de la cascade qui resplendit d’une pure beauté. Les ancêtres chachapoyas ne s’aventuraient guère si près car ils craignaient les charmes de la sirène des eaux qui les entraînait dans l’autre monde. La légende raconte que Grégorio, un paysan chachapoyas avait pour coutume de s’aventurer jusqu’à la cascade où il retrouvait la sublime sirène qui ne cessait de l’envoûter.  Il prétextait alors s’entraîner aux feux d’artifices dans ce lieu sauvage. Une nuit qu’il rentra chez lui, sa femme découvrit dans les poches de son pantalon, des bijoux et parures féminines. Furieuse, cette dernière décida de ne rien dire à son mari mais de le suivre dès le lendemain pour démêler cette affaire. A l’aube, au lieu de partir aux champs, Grégorio se précipita sur le chemin de la cascade pour retrouver la belle et inaccessible créature. Sur une roche au bord de l’eau, trônait la sirène et Grégorio de la rejoindre comme un somnambule. Plus loin, sa femme jalouse observait la scène. Jamais son mari ne lui avait apparu si mielleux. Elle se mit à crier de rage. Aussitôt, la sirène plongea dans les eaux souterraines en entraînant Grégorio qui ne revint jamais au village. Lorsque gronde la cascade, on raconte depuis, que Grégorio fait exploser des feux d’artifices de l’autre monde.

Je me pose sur une roche et contemple de tout mon soul cette merveille de la nature. Les eaux qui chutent ressemblent à une avalanche. La lagune enfumée et impénétrable semble se remplir de neige poussiéreuse. Les embruns inondent le paysage autour. Mon esprit vogue comme en méditation. Lorsque je m’approche des eaux, un vent violent me repousse en arrière. Il me semble que la sirène protège encore son royaume. Je rebrousse chemin à bout de souffle. Un brûlant soleil éclaire les sommets. Quelle chance de vivre cette vie.

Revash

Les mausolées du haut de la falaise

Ronald m’accompagne pour découvrir ces tombes encastrées dans la lointaine montagne. Un transport nous conduit de Chachapoyas sur la route de Leymebamba vers le sud. Le chemin de terre à flanc de falaise serpente dans un décor grandiose où démesure et immensité se confondent. Par endroit, la route longe un fleuve ocre élargi par leS pluies qui semble se précipiter avec une effrayante vitesse. Nous traversons des villages aux maisons de terre dont les balcons de bois sculptés me rappellent le Népal. Quelques vieux à cheval à l’allure impressionnante reviennent de je ne sais où. Des enfants sales dévalent en courant une pente boueuse. Des femmes en jupe de laine, vêtues de châles brodés sont assises sur le pas d’une porte, un enfant au sein. Une impression de bout du monde plane dans les airs. Ici et là au hasard des lacets, des pierres peuplent la route, venues s’échouer ici avec les glissements de terrain. Ronald descend de voiture et dégage la voie. Une brume épaisse glisse du ciel et voile le paysage. Par endroit, la vue devient impossible. Après quelques heures, nous arrivons enfin du pied d’une montagne d’où s’élance le sentier pour le site funéraire de Revash. Nous sommes dans la vallée de San Miguel de Killay. Nous descendons de voiture et amorçons la marche. Le sentier zigzague entre vallons, cailloux et ruisseaux. Nous traversons à gué des rivières ou marchons dans le courant pour rejoindre le chemin détruit par la saison des pluies. Le décor est étonnant. Un bonheur calme pique ma poitrine. Le brouillard se lève comme par enchantement et dévoile la géante falaise au loin, où sur les hauteurs sont blotties les superbes sépultures de la culture chachapoyas. Les tombes en forme de maison dominent ce paysage magique depuis onze siècles. Tombées dans l’oubli, elles ont été redécouvertes depuis peu. La brume passe avec le vent et ouvre le paysage comme un tableau. Le regard en l’air, je contemple les demeures des morts de l’époque pré-inca. Quelque chose d’envoûtant se dégage de ce cimetière ancestral. Les mausolées brillent dans la lumière. Ils sont peints de blanc avec des bandes rouges sur les façades. Il y a aussi des fenêtres carrées, rectangulaires, ou en forme de croix. Etonnée, je demande à Ronald ce que signifie le symbole de la croix dans la cosmogonie chachapoyas. Il me répond qu’il s’agit de la Croix du Sud, une constellation devenue un symbole religieux indigène. Le corps du défunt repose à la porte du ciel, tandis que son esprit se prépare à voyager dans une autre dimension. Dans le creux de la grotte, au-dessus des sépultures, on trouve des peintures rupestres qui représentent des formes géométriques cosmiques, des personnages mythiques, des animaux. Une force insondable émane de ce lieu funéraire. Ronald dit que les ancêtres conservaient les corps momifiés sur les hauteurs de sites spectaculaires pour que se réincarnent les défunts en être humain meilleur. Selon les croyances, seule l’élite de la communauté chachapoyas détient ce privilège. Les rois, les chamans et les guerriers. Lors des funérailles, le défunt part en voyage avec toutes ses richesses comme aussi des offrandes de céréales et de viandes pour les dieux. Soudain, des masses cotonneuses passent dans le ciel et masquent les maisons tombales. Il m’apparaît que les grands personnages chachapoyas se sont lassés de nos regards. Je les remercie de la visite en embrassant la terre humide et les laisse reposer en paix. Nous saluons la brume mystique et regagnons la route. Cette énergie qui régit le monde m’apparaît éternité.

Le canyon de Cotahuasi

Sensations à fleur de peau

La longue route d’Arequipa à Cotahuasi ressemble à un paysage sur une autre planète.

Des formations orangeades recouvertes de sable blanc peuplent l’immensité vierge. Le ciel crépusculaire descend avec lenteur et se fond aux reliefs cosmiques et roses. Le bus file à grande vitesse en déplaçant des nuages de poussière qui se mêle au décor sablonneux. Mon âme s’envole dans les fumées du lointain. Puis vient la nuit qui nous transporte à l’aurore au village de Cotahuasi. Une magie indicible plane dans les lieux inconnus qui pourtant m’attirent comme un charme. Une église de pierre sculptée trône parmi les maisons blanches. La vie s’anime avec effervescence. Des dames enveloppées dans des ponchos multicolores servent du thé au citron et au miel d’un étale à même la rue tandis que des passant s’agitent sur la plazza de Armas, leurs charges enroulées dans des tissus brodés. Je contemple cette fresque vivante avec une légèreté inexplicable avant de sauter dans la première camionnette qui dessert le canyon le plus profond du monde. L’aube fraîche colore de jaune la route spectaculaire qui serpente dans le fond de la vallée. Les hautes falaises semblent nous engloutir peu à peu à mesure de la descente. Quelques maisons au toit de toile brillent de reflets argentés dans la démesure du paysage jaunâtre. Une caravane à cheval croise notre route et marche vers les profondeurs reculées du canyon. Une beauté se dégage de cette image nomade. Nous nous arrêtons avec la piste au bord d’un pont suspendu sous lequel glisse un fleuve clair. L’aimable chauffeur m’indique le chemin à travers le désert, qui conduit à la cascade Sipia, réputée pour sa grandeur. Je chemine seule sur une voie de sable sous d’ocres falaises, qui desserrent leurs étreintes. Je traverse quelques parcelles cultivées où broutent des ânes. De souriants paysans me tirent leur chapeau avec l’air étonné. La chaleur frappe l’aridité. Un vent de poussière brouille le regard puis danse jusqu’aux monts nus et oranges. Une violence douce se lit dans ce paysage désarticulé et majestueux. Je longe le fleuve furieux. Des cactus géants bordent le chemin qui grimpe jusqu’au plateau dominant le précipice. Je m’aventure face au vide évanescent et découvre la formidable chute d’eau qui s’épanche jusqu’au fond du gouffre dans lequel court le fleuve. Une profonde émotion m’envahit à la vue de cette force démente qui coule dans le ravin. Il n’y a rien que du silence et le grondement des flots. Je lève les yeux sur les sommets infinis et dorés et n’en revient pas d’avoir atterri dans ce décor magnifique. La chaleur pique comme les épaisses épines des cactus. Les larmes viennent. Je pense à toi, à notre amour né sur ces terres qui s’étirent jusqu’aux confins du monde, à nos sentiments exacerbés en harmonie avec ces paysages grandioses que la magie des rites anciens n’a pas délaissée. Tout résonne, l’écho du vent, mes larmes et l’eau, l’émotion intense dans ces lieux insolites. Je me trouve dans le canyon le plus profond du monde en proie à la passion la plus ravageuse de mon existence. Le signe est fulgurant. La chaleur devient insoutenable. Je regagne le bord de l’eau, chemine dans cet univers brûlé de lumière jusqu’à une grotte délicieusement ombragée dans laquelle je m’endors. J’entends quelques hommes passer tirant des mules. Je regagne le pont. Je fais halte dans la cabane l’Olga qui m’offre d’attendre la camionnette à l’ombre. Pendant qu’elle cuisine pour les travailleurs qui font exploser les pierres de la route, je m’allonge sans un mot sur le banc de sa cuisine et m’endors à nouveau. Il m’apparaît doux de partager ces bribes de vie simples et pénétrantes.

Je rentre à Cotahuasi. Des guirlandes de plastique flottent au-dessus des ruelles dans une atmosphère de fête. Un couple sur le pas de leur porte m’offre un vin cuit savoureux, spécialité du village. Nous bavardons de la vie avec l’ivresse qui naît. Un homme dans une échoppe me parle de Madame Bovary. Une tendresse m’envahit.

Comme il est étrange d’entendre ces mots-là dans un village du fond de l’univers. Une musique suave m’attire irrésistiblement. Elle vient d’une épicerie sombre. Un jeune homme joue de la harpe dans un mouvement inspiré. Une vieille femme m’invite à m’asseoir puis regagne le comptoir derrière lequel elle s’accoude. Une jeune fille, Mercedes, entre dans l’échoppe, se place au côté du musicien et entonne un chant mélancolique comme une plainte avec une voix de cristal. Le rythme langoureux conte l’amour sur les accords de la harpe. L’envolée est superbe.  Une foule se rassemble bientôt à l’entrée de la boutique et tape dans les mains. La belle Mercedes mime avec exaltation les méandres de l’amour sur des airs populaires. Le tableau est féerique. D’un geste lent, Mercedes m’invite à danser.

Dans un murmure, elle me souffle : « Danse pour moi comme je chante pour toi ! »

Doucement, je me lève et dans un roulement de hanches, brandis les bras au ciel. Les vagues de mes mains lui rappellent d’autres mélodies, les inclinations de sa voix guident mes pas. Nous créons à l’unisson dans un sentiment de grande félicité. Nous nous embrassons. Le public rit de joie. Dehors, la nuit est froide. Une lune pleine et parfaite illumine le ciel noir. Je me demande : « ce soir, m’aimes-tu, mon amour, quelque part, sur les terres sacrées ? »

A l’aube, je m’aventure à Pampamarca, un village sur les hauteurs du canyon. La camionnette file au rythme du soleil qui se lève et illumine les profondeurs d’une teinte papaye. Une route de poussière tranche la falaise et borde parfois un vide effrayant. Les indigènes aux yeux lumineux emmitouflés dans des tissus fluorescents, rient aux éclats de mon effroi. Le hameau surplombé par la « forêt de pierres » dont les pics acérés semblent crever les nappes nuageuses, semble inanimé sous le soleil terrible. Le chauffeur m’indique une échoppe où déjeuner. Je pénètre la boutique sombre où une généreuse mamita m’accueille dans un rire. Dans une caisse, il y a des tomates que je lui tends pour qu’elle me les prépare avec des œufs. Joviale, elle me lance qu’elle n’a jamais cuit des œufs brouillés et qu’elle serait ravie que je lui donne la recette. Avec une complicité pleine d’allégresse, nous nous retrouvons devant la vieille cuisinière à parler de l’amour. Après le déjeuner, elle m’indique un sentier qui traverse le village jusqu’aux terrasses de pierres qui abritent des cultures verts et jaunes, et qui dégringolent le long du canyon. Les toits de taule des demeures argentent le ciel. Au fond de la vallée, des champs en étoile comme une mosaïque puzzles un plateau. La composition de ces parcelles aux dégradés de couleur, est splendide. Au cœur de l’ensemble, trône une maison blanche dont la vive lumière se réverbère sur le toit métallique. Au bout du chemin, une paillote sert de mirador face à l’infinitude qui s’étire de la terre jusqu’aux astres. Je prends conscience de la perfection du paysage : le canyon géant dont les falaises ocres plongent dans le vide, une cascade au loin dont le chant parvient jusqu’ici, les cultures comme des œuvres d’art, les montagnes qui s’étalent comme des vagues, et couronnant le tout, les reflets blanchâtres des glaciers qui illuminent l’horizon. L’émotion me submerge. Ce monde est fou et grandiose comme notre amour. Avec précipitation, je sors de mon sac un morceau de pain, le pose sur une roche plate comme un autel, cueille des fleurs couleur citron et mauve que je dépose en cercle autour de l’offrande, rajoute une pièce de monnaie et quelques mèches de cheveux, puis m’entend entonner une prière à voix haute à la Pachamama. Je suis comme possédée, criant aux glaciers et au vide terrible, la folie de mon cœur, la démesure de ma passion. J’aime à me rompre l’âme. Mon corps n’existe plus, je voyage par l’esprit, mes émotions se mêlent à la grandeur. Une chaleur m’envahit. Je reviens à moi dans un éveil. Je retourne au village où la mamita m’attend avec un plat de riz aux légumes. Elle me suggère de trouver rapidement un époux car le temps presse. J’éclate de rire. Elle me souhaite bonne chance. Avant de me quitter, elle me confie que la Grande Mère Nature finit toujours par écouter les souhaits et exhausser les vœux.

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