Extrait du récit de voyage, Nos âmes nomades, sur la route de la soie
Rencontre avec les bergers nomades jailoo
Une aventure rocambolesque m’attend dans les montagnes aux abords de Kochkor. Une chevauchée de trois jours à la découverte des lacs d’altitude et à la rencontre des bergers jailoo venus faire paître leurs troupeaux pour l’été sur les berges verdoyantes. Je fais la connaissance de Kaly, 17 ans, cavalier l’été et étudiant l’hiver. Il est le guide d’une petite agence communautaire d’écotourisme du village. Il me dit que les voyageurs aiment faire ce périple à cheval pour vivre un bout de la vie des bergers kirghizes. Je suis remplie d’une énergie entre ciel et terre, habitée par un feu intérieur que provoque la promesse d’une nature grandiose. Je me lance dans l’aventure à corps perdu. D’un village proche de Kochkor, au pied des montagnes vermeilles, nous montons sur nos montures pour d’incroyables péripéties. Nous chevauchons sur un chemin de pierraille dans une vaste vallée à l’assaut des hauteurs où reposent des lacs séduisants. Un sentier de cailloux sillonne la vallée comme aussi un grand fleuve ivoire qui serpente au cœur de la plaine dans un lit de pierres, et que nous suivons en gravissant les sommets. Des monts géants bordent la vallée et semblent nous garder prisonniers comme dans un étau. D’un côté du regard, des monts raides habillés de pierres achèvent la vallée, et de l’autre, des sommets dépouillés sans un seul arbre, et comme recouverts d’un velours vert olive où les chevaux en liberté viennent galoper. Le chemin grimpe à l’assaut des sommets. Le ciel se couvre de nuages vaporeux. Un vent siffle un air de montagne. Une fraîcheur pimentée enveloppe l’atmos- phère. Au détour d’un col, une nouvelle plaine s’ouvre d’un éclat d’un vert éblouissant où poussent des fleurs blanches et violettes. Des troupeaux de chevaux en liberté croisent notre route, tantôt broutant tranquillement l’herbe riche de la plaine, tantôt galopant au hasard d’une errance estivale. En contrebas, la rivière d’un bleu d’acier se divise en plusieurs cours d’eau qui déferlent dans la vallée pour former de petites marées d’un vert métallique dans lesquelles le ciel délavé vient se refléter. À mesure de l’ascension, les reliefs arides s’assombrissent d’une austère grandeur, que seuls habillent de gros rochers suspendus dans le vide, tandis que les collines nues tapissées d’herbage s’illuminent de soleil. La chevauchée se poursuit au hasard des lacets du chemin. Les chevaux traversent des rivières en nous éclaboussant pour trotter entre les rocailles vers de plus augustes pâturages. Parfois, les passages des chevaux sauvages excitent nos montures, et il faut alors bien tenir nos bêtes, prêtes à hennir avant de partir au galop dans la plaine perdue. Des cris aigus attirent notre attention lorsque nous traversons un plateau verdoyant et habillé de rochers épars. On distingue, ici et là, entre les grosses pierres disséminées dans l’herbe, des terriers devant lesquels des marmottes se dressent fièrement avant de disparaître en un clin d’œil se cacher sous terre. Nous faisons halte libérant les chevaux de leur charge, pour nous affaler dans l’herbe fleurie et baignée de soleil, où aussi des troupeaux de moutons et de chèvres se promènent. Des nuages cotonneux défilent dans le ciel limpide. Les monts impressionnants surplombent la paisible vallée comme des gardiens intransigeants veilleraient sur le château d’une princesse. Nous pique-niquons un melon au miel et des tomates au sel, au cœur de cette nature vierge d’une démesure indomptable. Lorsque le vent se met à souffler et que le ciel se métamorphose en un océan d’un bleu gris inquiétant, nous montons à nouveau en selle. Nous croisons en chemin de vieux cavaliers chapeautés à la recherche de bêtes égarées. L’ascension inépuisable se poursuit encore. Les chevaux ralentissent la marche, arpentant les pentes raides de la route que d’énormes rochers ont presque effacées. Avec peine, nous gravissons un col flanqué de rochers qui nous conduit sur un vaste plateau. Il abrite le lac Kol Ukok, qui resplendit d’une teinte d’acier, enserré de monts escarpés et de sommets semés de verdure. Le grand lac aux berges impraticables se dessine soudain, comme une apparition, vision enchanteresse venue nous surprendre à la sortie d’un col, à 3 000 mètres d’altitude. Une sérénité pure habille l’atmosphère. Les eaux immuables et vert-de-gris semblent dormir d’un sommeil originel, lovées dans un décor d’une pureté de naissance du monde. Un vent frissonnant se lève. Nous empruntons le chemin de poussière qui surplombe les berges, et qui conduit à l’autre extrémité du lac, face aux montagnes lointaines dont les pics resplendissent de la blancheur scintillante des neiges, que le soleil revenu illumine avec intensité. La chevauchée se poursuit sur une sente terreuse qui suit le tracé du lac jusqu’à son extrémité. Les eaux d’un vert profond, assombries ici et là par un convoi d’épais nuages, reposent avec une tranquillité contemplative à la porte du ciel. Sur la rive opposée, les pentes raides et dépouillées des montagnes glissent avec sévérité dans le lac, rendant toute promenade impossible. À la pointe du lac, sur les berges herbeuses, juste au-dessous d’une série de pics enneigés qui achève le décor, on distingue au loin des yourtes blanches. Elles sont disposées par paire, une pour les familles de bergers et une pour les voyageurs, et laissent échapper des fumées grisâtres dans le ciel assombri. Dans la plaine florissante qui s’étale entre les rives du lac et les reliefs impénétrables, des chevaux se promènent près de l’eau avant la tombée du jour. Le paysage m’apparaît comme un rêve impalpable. Nous sommes bientôt arrivés. Nous suivons la route jusqu’aux yourtes d’une des familles de bergers jailoo, amies avec Kaly qui étudie avec leur fils. Les chevaux habitués au chemin, et heureux d’arriver enfin, pourraient partir à grand galop, si nous ne les tenions avec fermeté. J’arrête un instant mon cheval. Je contemple cette fortunée nature des hauteurs, ce lac d’un vert d’eau pure que le vent du soir fait trembler avec délicatesse, la plaine qui s’étale jusqu’aux sommets blancs de neige, royaume des troupeaux gardés par les bergers, dont les yourtes en peau de mouton claire habillent le paysage d’une indéfinissable poésie de voyage. Sur les pentes raides des berges d’en face, des troupeaux de moutons et de chèvres gambadent. Et dans la douce lumière du jour mourant, ce ne sont plus que de petites taches brunes, noires ou écrues qui sillonnent à l’horizontale les sommets désolés comme des fourmis sur des rochers. Nous traversons à gué des rivières d’un bleu pur. Elles déferlent des glaciers dans un lit de pierres jusqu’au lac paisible avec une musicalité rafraîchissante. Le chant de l’eau traversé du sifflement du vent s’impose dans l’harmonie silencieuse du plateau. Un frisson d’enchantement et d’ivresse me parcourt. Nous arrivons enfin chez le berger Altunbek et sa famille. Devant les yourtes, nous descendons de cheval. Kaly s’empresse de décharger les chevaux fatigués alors qu’Altunbek vient à notre rencontre. Notre hôte nous invite à pénétrer à l’intérieur de la yourte réservée aux visiteurs de passage. Debout devant un poêle à bois, sa femme, Kenche, nous fait signe de nous installer. Des tapis colorés aux motifs de losange, faits de laine de mouton et garnis de coussins brillants et brodés entourent l’intérieur de la yourte. Leur fille, Nursia, une ravissante adolescente âgée de quatorze ans, apparaît à l’entrée avec son petit frère, Samar, un adorable bambin de trois ans. La mère nous sert un thé noir d’un samovar argenté qui frétille sur le poêle. Son sourire traduit un grand cœur. Kaly et moi prenons place sur les matelas aux tissus fleuris et savourons, dans la chaleur de la yourte nomade, le thé accompagné de petits biscuits et de marmelades faites maison. Kenche et Nursia s’installent près de nous, avec cette énergie alchimique qui fait d’un moment simple un moment inoubliable. Nous sommes heureux de partager ces instants bénis, qui naissent de rencontres uniques, prémices d’une vraie aventure. Avec une douceur émouvante, Kenche me raconte qu’elle vient pour l’été sur les rives du lac d’altitude, avec toute sa famille, les enfants étant en vacances, pour faire paître les troupeaux de chèvres, de moutons et de chevaux avant de les ramener à la bergerie ou à l’étable de Kochkor, ou de les vendre avant l’hiver. Avec un sourire serein, elle poursuit son récit, tandis que le petit Samar lui grimpe sur les genoux et tente de chiper des biscuits sur la table basse. Dans un rire teinté de légèreté, elle confie qu’elle aime le contraste de cette vie nomade, l’été, semblable à celle de ses ancêtres, avec la vie sédentaire, l’hiver, dans le village de Kochkor. La petite Nursia, tout enjouée de pratiquer son anglais, soutient les dires de sa mère en ajoutant qu’elle aime à savourer le silence et la beauté du lac perdu dans les montagnes, comme aussi sa vie de lycéenne pendant l’année scolaire. Tout en racontant, son visage rond s’illumine, ses yeux bridés s’éclairent, et son rire cristallin d’enfant colore ses paroles comme une musique de l’âme. Ses cheveux ébène coiffés d’une longue et épaisse tresse lui donnent un air sauvage, au cœur du décor ancestral et exotique de la yourte drapée de tissus aux tons écarlates. Avec une voix d’ange, elle m’offre encore et encore du thé, qu’elle mélange dans la théière à l’eau brûlante du samovar. Sa mère m’invite généreusement à déguster les friandises et le nan fait maison, déposés sur la table. Avec un air amusé, elle ponctue ses paroles de gloussements allègres en réajustant son foulard de bergère. Le temps s’écoule dans une délicatesse indicible alors que dehors, dans l’immensité immaculée du paysage, le vent se lève avant la nuit et nous fait frémir. Surgit à la porte la yourte, le fils aîné, Zalckar, âgé de seize ans, un beau jeune homme timide qui, en langue kirghize, nous invite à la traite des juments. Nous sortons tous sous le ciel infini que d’épais nuages cotonneux habillent. Ils glissent avec une grâce prodigieuse sur le lac indigo aux reflets noirs. Près de la yourte, aux portes de la steppe, quelques juments sont attachées à un cylindre de métal. Altunbek détache à tour de rôle les juments que sa femme trait dans le vent piquant des montagnes. À l’heure crépusculaire, mon regard étreint la plénitude de la steppe nue bordée par les reliefs arides et orangés dont les pics sont recouverts de glace. La blancheur limpide des neiges se confond aux nuées. Avant la nuit, je me promène sur les collines vert foncé des berges, puis descends vers les rivières d’un bleu lagon, venues des glaciers et qui se jettent dans le lac serein aux reflets émeraude. Sur la rive, devant une yourte voisine, des bergers jettent un filet à l’eau. Un adolescent marche dans l’eau glacée afin de bien l’étaler pour la nuit. Cris et rires se mêlent à la mélodie de l’eau et au silence grisant du vent. Je m’installe quelques instants sur une pierre au bord d’une des trois rivières d’un bleu cristallin dont le murmure envoûtant réduit au silence. Je plonge dans une profonde contemplation. Le froid me fait frissonner. Les appels de Nursia comme les cris du petit Samar me sortent de mon voyage intérieur. Avec tendresse, la jeune fille m’invite à regagner le campement nomade pour le dîner. Je regarde autour de moi, le ciel tapissé de nuages a recouvert les eaux obscures que le vent fait trembler dans un lumineux ressac. Et les troupeaux de moutons et de chèvres ont investi les berges obscures et fraîches. Des centaines de bêtes au pelage noir, brun ou blanc reposent maintenant dans une immobilité étonnante, à l’heure de la tombée de la nuit. Je rejoins Nursia alors que son petit frère s’amuse à exciter les deux chiens de berger qui gardent les troupeaux. Gentiment, la belle Nursia m’invite à pénétrer dans la yourte qui sert de demeure à toute la famille jailoo et dans laquelle Kenche est occupée à cuire des oromos aux légumes et une soupe dans une grande marmite chinoise. Surgissent Altunbek et son fils avec des seaux de crottin qu’ils déversent dans le foyer du poêle et qui sert de combustible dans une nature déserte où les arbres se font rares. Nous dînons ensemble, dans une atmosphère familiale authentique. À l’instar d’Altunbek, son fils est peu bavard tandis que les deux femmes s’animent, heureuses de ce partage. Les rires se mêlent au grondement du vent. Une évasion de l’âme. À la fin du repas, alors que Kenche nous régale de confiture à tremper dans le thé, Altunbek sort une bouteille de vodka avec des petits verres pour nous réchauffer. La soirée est un incendie de légèreté, à l’image du vent fou qui fait claquer la peau de la yourte dans un frisson nocturne. Avec une nonchalance sensuelle, Kenche s’allonge sur un matelas moelleux et tapissé d’un tissu fleuri, soupire en riant, puis fait mine de s’endormir. Dans un souffle, les yeux dans les miens, elle me confie qu’elle est enceinte. Touchée, je lui confie que son enfant a bien de la chance de naître au cœur d’une nature si sauvage. « Da, Da ! », dit-elle en rigolant. Mon cœur se grise de cette surprenante connexion sur les rives du lac Kol Ükok perché sur les hauteurs. Je ris de tendresse envers ces âmes magnifiques. Je pense au petit Samar, son fils de deux ans qui court après les moutons et les chèvres dans la steppe éperdue et qui déjà monte à cheval avec son père. Un petit homme, un cavalier nomade qui chevauchera seul à l’âge de cinq ans, dans la plaine autour du lac. Quelle initiation à la vie de la nature ! Quel singulier destin que de naître dans une famille de bergers jailoo dans les montagnes kirghizes !
Dans la soirée, lorsque je regagne la yourte des invités, je suis frappée par la beauté du lac qui vibre d’une sombre luminosité aux pieds des collines rocailleuses, qu’une lune blanchâtre éclaire avec un charme improbable. La nuit est constellée d’étoiles filantes qui dansent au-dessus des sommets aux glaces éternelles. Je regagne ma demeure nomade dans une émotion première. Un vent glacial fait valser la nuit. L’aube m’éveille et avec elle, les bruits de l’eau et ceux des bêtes. Devant ma porte, s’étale la steppe qui plonge dans les eaux d’un vert pur qu’un soleil froid éclaire avec ardeur. Un silence perçant siffle au rythme harmonieux des rivières qui chantent dans la plaine du matin. Le petit Samar, qui joue devant la yourte, me salue d’un grand rire angélique puis disparaît à l’intérieur. Je suis accueillie à bras ouverts par Kenche et sa fille, occupées à faire du pain artisanal nommé nan comme en Inde. Tandis que la mère malaxe la pâte blanche, Nursia l’aplatit sur la toile cirée à l’aide d’un rouleau à pâtisserie. Les femmes sont tout sourire. Nous nous saluons comme depuis toujours. Avec une gaîté chaleureuse, Kenche m’explique que ce matin les bergers ont l’intention de s’adonner à un jeu traditionnel qui est leur distraction favorite. Son visage s’éclaire d’un air malicieux. Sur un ton poétique, la douce Kenche me conte une histoire insensée. Depuis des millénaires, les bergers se regroupent certains jours propices pour se divertir ensemble. Ils choisissent une chèvre au hasard dans le troupeau, lui attachent les sabots, l’égorgent puis lui coupent la tête. Puis, tous montent à cheval, un cavalier ayant pris avec lui, le corps sanglant de la pauvre bête. Des équipes se forment. Dans une furie équestre qui fait tourbillonner la poussière de la steppe, les cavaliers tentent de se voler le corps meurtri, une grosse boule de poils noirs comme un ballon tâché de sang. Les femmes lisent dans mes yeux ma frayeur comme aussi ma curiosité de découvrir une telle pratique ancestrale. Kenche met le pain au four tandis que Nursia débarrasse la table blanchie de pâte. Dans un grand rire, Kenche dit que le spectacle des hommes des steppes se déroulera après le petit déjeuner. À ma mine décomposée, Nursia répond que je ne suis pas obligée de tout regarder.
Dehors, le soleil a grimpé dans les nues vaporeuses et éclaire les monts neigeux et le lac parfaitement turquoise que des rayons d’or viennent caresser avec un esthétisme singulier. Un groupe d’hommes se tient debout près des montures prêtes à chevaucher, devant une chèvre sacrifiée aux jeux du cirque kirghizes. Les bergers se hèlent d’une voix forte et parlementent avec une excitation intense avant de monter en selle et de galoper dans la steppe poussiéreuse. Les cavaliers se regroupent puis s’écartent avec une frénésie vertigineuse, tandis qu’au loin les chevaux en liberté bondissent, hennissent ou galopent. Dans la mêlée, les cavaliers se disputent la bête décapitée. Les chevaux se frôlent, s’empêchent, se cognent à grands coups de sabots, dans un bruit assourdissant, puis se séparent avec une fulgurance stupéfiante. Les cavaliers s’arrachent l’animal sacrifié avec une intensité ivre, presque emmêlés les uns aux autres pour se séparer à nouveau dans un rythme effréné. Je contemple cette scène primitive, cet étrange et stupéfiant spectacle venu de la nuit des temps distraire les bergers des steppes de leurs longues journées solitaires. Et il me semble voyager par-delà les mondes vers un ailleurs à jamais impénétrable. Je remarque mon guide parmi les joueurs, acclamé sans cesse par le groupe. Kaly est sans doute le meilleur d’entre eux, le plus fin et le plus rusé cavalier, et dont les prouesses innombrables semblent lui faire remporter la victoire. L’heure tourne. Le jeu fou et sanglant se poursuit. Les chevaux hennissent et s’épuisent sous le soleil tandis que les bergers se tachent de sang et de sueur. Parfois la boule de poil, écartelée par deux cavaliers, tombe au sol comme une masse inerte avant d’être piétinée par des coups de sabots. La tête me tourne, je n’y tiens plus, et regagne la yourte où, devant l’entrée, les femmes préparent de la crème fraîche dans un grand récipient de métal. Elles éclatent de rire à la vue de mon visage blême puis m’invitent dans la tranquillité féminine de la yourte, pour un thé accompagné de douceurs sucrées. Le soleil monte dans le ciel. Je retrouve Kaly exténué et dont les mains sont tachées de sang. Il désire malgré tout m’entraîner à cheval à travers la montagne aride, à 3 500 mètres d’altitude, aux abords du lac Kol Tor qui repose au pied des glaciers éthérés. Un vent de folie vagabonde souffle sur la steppe dépouillée et baignée de soleil. Nous montons en selle et au petit trot, grimpons à l’assaut de l’imprenable montagne, par un sentier de terre qui sillonne entre les pentes raides encadrées de grosses roches noirâtres. Nous atteignons une cascade qui dégringole des hauteurs rocailleuses dans une vallée de roches d’un noir d’encre austère et effrayant. À l’ombre d’une grande falaise, nous laissons les chevaux se reposer, pour poursuivre l’ascension à pied sur une sente de cailloux qui grimpe par-delà les pointes des reliefs vers le plateau qui abrite le lac verdoyant et isolé. Quelle joie profonde de découvrir, à la porte des cieux, ce lac d’un vert glacé, entouré de sévères falaises et dans lequel deux fiers glaciers viennent se refléter. Un vent glacial se met à souffler. Il fait trembler le miroir des eaux vert sombre et brouille ici ou là l’image reflétée des sommets enneigés. Kaly, épuisé par la lutte à cheval, se trouve un coin dans l’herbe près d’un rocher à l’abri du vent, s’allonge de tout son saoul et s’endort, indifférent à cette nature qui l’a vu naître. Enveloppée d’un frisson glacé, je caresse du regard ce paysage pur où perfection et grandeur s’unissent. Au loin, par-delà les pics vierges, le ciel se voile de lourdes masses noirâtres que le vent impérieux fait rouler vers le lac endormi d’un mystérieux sommeil. Kaly s’éveille et avec une mine d’enfant, me fait comprendre qu’il a faim. Nous pique-niquons sur les rives terreuses du lac qu’un ciel d’orage recouvre d’une mélancolique teinte grise. Nous avalons quelques tomates avec du pain avant qu’un grondement de tonnerre, comme un avertissement venu du monde surnaturel, nous fasse quitter les lieux qu’un ciel noir a rendus légèrement lugubres. Arrivés dans la plaine qui enlace le lac Kol Ükor, un soleil de montagne illumine avec ardeur le paysage. Dans le ciel, pas l’ombre d’un orage, pas la moindre trace de ce que nous venons de vivre, comme si nous avions inventé cette histoire. Exaltés, nous regagnons la yourte. Elle est peuplée de bergers qui viennent de terminer la ripaille d’un jour de fête. La chèvre du sacrifice. Des odeurs nauséabondes de viandes grasses envahissent la demeure nomade. Nursia et Samar m’attendent pour se promener au bord de la rivière. Les rires de cristal se confondent à la mélodie de l’eau. Les jours filent. Par un matin bleu de soleil, Kaly et moi quittons les rives enchantées des bergers nomades. Nous chevauchons sur le fin chemin de terre qui surplombe les eaux suaves et turquoise. Nous laissons derrière nous les yourtes blanches disparaître comme des mirages. Ce rêve d’une autre humanité. Jamais je n’oublierai le visage baigné de tendresse de Kenche, le sourire pur de la belle Nursia, les rires aigus du petit Samar et les silences enveloppants d’Altunbek. Mon cœur navigue entre joie et tristesse.