Mon Odyssée dans les Balkans, BOSNIE-HERZEGOVINE

Travnik

Travnik

Je découvre la ville de Travnik dont l’histoire passionnante m’attire irrésistiblement. Logé dans la vallée de la Lasva et cerclé par les hauts sommets du massif du Vlasic, le site fut peuplé sans relâche depuis la préhistoire jusqu’à la période romaine. Cependant, il n’émergea qu’au Moyen Âge après l’avènement du royaume du Bosnie au 13ème siècle, grâce à sa forteresse juchée sur une colline rocailleuse qui surplombe une florissante vallée. Cerclée de sommets étourdissants, les plus hauts du pays, elle est encore impressionnante de nos jours. De plus, Travink fut jadis la capitale de la Bosnie ottomane. Elle détient les remparts d’une cité médiévale, dont d’imposants vestiges sont parvenus jusqu’à nous. Aussi, depuis des siècles, la ville fut un creuset d’influences diverses, un lieu de carrefour de cultures variées qui se mêlèrent au fil du temps, créant ainsi une fusion ethnique d’une extrême richesse. Depuis des temps immémoriaux, la ville de Travnik fut à la fois la gardienne des traditions paysannes, ainsi qu’un lieu de passage de peuples venus des quatre coins des terres balkaniques. Ils se croisèrent alors dans l’ancienne capitale ottomane. De plus, la ville est dotée d’une aura magique, car elle fut également un haut lieu de la poésie bosniaque. En effet, le célèbre poète Ivo Andric, prix Nobel de littérature de l’ex-Yougoslavie, contribua à offrir à sa ville natale une renommée internationale. Il dépeignit dans ses romans les uses et coutumes de ses terres d’enfance. Il va sans dire que je brûle de me plonger dans l’histoire foisonnante de cette ville-carrefour entre l’Orient et l’Occident.

J’arrive de Sarajevo à Travnik par un matin d’été indien. Je rallie ma gueshouse, située sur une raide colline, à quelques jets de pierre de la fameuse forteresse. Une jolie maison à l’intérieur de bois. Elle offre une vue dégagée sur la cité, ainsi que sur ses nombreux minarets. Un endroit idéal pour écrire. Je m’installe mais sans plus tarder, je rejoins la forteresse, perchée sur un piton rocheux qui domine la ville. Pour y accéder un pont de pierre colossal traverse une rivière comme à l’époque médiévale. Mais avant de plonger dans la visite de ce site clé, je m’installe à la terrasse d’un café. Situé face au pont spectaculaire, il s’étire au-dessus d’un canyon dans le lit duquel s’épanche une rivière née des sommets lointains. Un serveur charmant me sert un cheese cake, accompagné d’une citronnade. Et semble heureux de ma venue, car en ce début d’automne, les touristes se font rares. Il me confie que la cité renferme des merveilles architecturales, religieuses, traditionnelles uniques en leur genre. Passionné, il me précise que l’été, des centaines de touristes venus de la capitale, du Monténégro, de la Croatie ou de l’Europe de l’Ouest affluent ici, afin de découvrir l’ancienne capitale ottomane bosniaque qui regorge de trésors. Un éventail tel un arc en ciel lance-t-il, amusé. Enjoué, il ajoute que la fameuse forteresse médiévale est l’une des mieux préservées du pays et qu’elle domine le quartier de Varos, la vieille ville, avec un charme spectaculaire.Je lui rétorque que je suis ravie de me trouver là, sur ces terres, mosaïque des peuples et des histoires. En effet, les fortifications de la grandiose forteresse représentent ce carrefour formidable, où depuis des siècles se mêlent Bosniaques, Turcs, Serbes, Croates, Juifs, Grecs, Tziganes et Aroumains.Le ciel se charge de nuages grisâtres. Ils confèrent à l’audacieuse forteresse un air sévère et ténébreux teinté de mystère. Erigée par les souverains de Bosnie à partir du 14ème siècle, elle se dota de fortifications importantes, lors de la prise de la cité par les Ottomans, qui développèrent la ville hors des remparts.Puis, elle fut saisie par la monarchie austro-hongroise à la fin du 19ème siècle. Je déambule au sein de la forteresse, dont les murs d’une épaisseur considérable sont stupéfiants. Un élégant minaret d’une mosquée de pierre domine l’entrée, gardée par unegrande porte en fer, après le passage du pont. Au gré des remparts qui serpentent sur le plateau aux reliefs escarpés, de ravissants panoramas s’étalent sur la vallée et la ville antique. Je sillonne sous un ciel lourd et blême les différents étages de l’édifice de pierre, d’où s’étirent terrasses et espaces verts aux pieds des remparts construits à flanc de falaise. En ce décor austère et minéral, se dresse une vaste tour polygonale datant du 16ème siècle. Elle abrite un musée ethnographique. A l’intérieur, une femme travaille sur un vieux métier à tisser, à la confection d’un tapis selon les coutumes locales. Je la contemple quelques instants actionner les pédales du métier à tisser, ainsi que les instruments de bois qu’elle fait passer savamment entre les fils tendus de laine. Elle réalise sereinement un motif particulier selon un savoir-faire ancestral. Avec une grande dextérité, elle s’applique à créer une représentation florale simplifiée de teinte rougeâtre et rose, comme on en trouve dans les maisons traditionnelles turques du siècle dernier. La vision de l’artisane en action, me plonge avec délice dans des temps passés à jamais révolus. Elle est entourée de costumes traditionnels composés de chemisiers brodés, de boléros sertis de paillettes, ainsi que de chaussettes faites main au crochet. Je gravis les escaliers vers la partie supérieure de la forteresse. Des vestiges antiques s’étalent avec grandeur à l’assaut des montagnes orange. Je redescends alors vers le belvédère qui surplombe la ville. Je respire l’air pur et chargé de pluie des hauteurs, puis quitte les lieux, avant une promesse de pluie. Je rallie le quartier de la Plava Voda, au charme incontestable. Il est traversé d’une rivière cristalline, dont le nom signifie Eau Bleue. En effet, Il est apprécié des habitants ainsi que des visiteurs pour son cadre idyllique, lové au sein d’une vallée encaissée entre le promontoire de la forteresse et les contreforts du mont Kotol. Les Ottomans y aménagèrent une série de petites cascades, afin d’y installer des moulins à eau. Maintenant de ravissants restaurants habillent les abords du ruisseau invitant à la détente. Je prends une citronnade face à eau limpide qui s’épanche avec grâce. Le vent descendu des montagnes tourbillonne au-dessus du vieux cimetière musulman, avant de venir agiter les jaillissements du cours d’eau. Il se met à frémir sous le ciel opaque, prêt à éclater.Des mausolées imposants et des tombes de vizirs coiffées de turbans de pierre confèrent à ce décor bucolique des airs solennels. Je poursuis alors ma route dans la vieille ville à la rencontre de la très renommée mosquée colorée, la seule de ce type ayant survécu dans tout le pays. A l’instar de deux autres mosquées peintes dans les Balkans, décorées de ce style rare et unique ; l’une se trouvant à Tetovo en Macédoine et l’autre à Djakova, au Kosovo, ce ravissant édifice islamique regorge de couleurs. Il est peint d’arabesques fleuries, de motif de vigne, de dessins géométriques chargés de symboles anciens, aussi bien sur ses façades extérieures que sur ses murs intérieurs. La mosquée colorée fut créée au début du 19ème siècle, en l’honneur du sultan Soliman le Magnifique, en plein cœur du bazar de la ville commerçante, dont elle a gardé le nom. En dessus de l’édifice musulman, des arcades, elles aussi peintes de motifs réguliers constituaient le Bezistan, le bazar ottoman qui abritait un marché couvert de textiles. En ces temps-là, il y avait une dizaine de boutiques sous la salle de prière, ce qui permettait aux marchands d’abriter de riches étoffes, ainsi que de précieuses marchandises, venues de Raguse, de Venise, de Constantinople, de Perse ou de lointaines contrées sur la route de la soie.J’aurais vraiment aimé voir cela de mes yeux ! Cela est si fascinant que cela semble chimérique. Mais peut-être que mon âme incarnée en d’autres corps, en d’autres temps a déjà vécu des existences sur ces terres inspirantes. Les arcades accueillent de nos jours quelques ateliers d’artistes et d’artisans. Emue, je pénètre alors avec solennité dans l’édifice superbe, dont les décorations merveilleuses aux mille couleurs me font vibrer. Discrètement je m’installe sur de grands tapis dans l’espace nu, afin de me laisser traverser par ce décor somptueux réalisé avec une sensibilité admirable. Cet art pictural se développa au cours du 19ème siècle, lors de la décoration des mosquées ottomanes. Sur les murs, de riches motifs colorés de végétaux semblent s’animer d’une note naïve et pittoresque. Des peintures expressives de cyprès, de pruniers, de fleurs de lys, de tulipes ou de lilas se déroulent à l’oriental, en des formes circulaires, répétitives qui s’entremêlent entre elles avec un raffinement souverain.En une douceur spirituelle, le temps semble me bercer à la lisière du rêve et de la transe. Je me délecte avec ferveur de l’architecture resplendissante de la mosquée colorée, où se tisse intimement le profane et le sacré en une toile joyeuse, teintée d’innocence. Une méditation en un bain de couleurs vibratoires. Ma journée s’achève avec la visite de la maison d’enfance du célèbre écrivain, Ivo Andric. C’est une demeure traditionnelle de bois sombre d’un style truc et bosniaque. Le gardien du musée me présente les livres du poète insaisissable. L’auteur qui a marqué le siècle dernier par son œuvre remarquable fut traduit dans de nombreuses langues à travers le monde. Son roman le plus célèbre, La Chronique de Travnik, considéré comme un chef d’œuvre, dépeint à merveille la complexité d’une société aux influences diverses. L’écrivain s’inspire ainsi de la cité de Travnik à son apogée, au début du 19 -ème siècle, occupée alors par les troupes napoléoniennes venues de Dalmatie. Cela me donne envie de lire, de retour à Paris, deux de ses recueils les plus connus, Il est un pont sur la Drina et Les Chroniques de Travnik. Les ouvrages trônent tels des trophées dans les vitrines de verre d’une bibliothèque. Une promesse d’évasion poétique vers un monde oublié et qui m’était totalement inconnu. Un sourire dans le cœur, je regagne ma maisonnette sur le haut de la colline pour une soirée monacale dédiée à l’écriture.

Jajce

Jajce

Quittant la gare routière, je traverse le pont qui me conduit dans le cœur de l’ancienne cité. Je passe par une gigantesque porte, vestige de la cité fortifiée moyenâgeuse. Soudain, apparaît la vieille ville encadrée par des remparts massifs qui serpentent le long des reliefs jusqu’à la rivière en contrebas. Sous un ciel blanc et lourd, la citadelle s’offre au regard sur une haute colline fortifiée. Le chemin de pierre grimpe à l’assaut de la vieille ville, dominant la rivière onctueuse qui défile dans la plaine. Des maisons traditionnelles en bois et en torchis, construites sur un étage de pierre semblent triompher d’une ère révolue, tandis que d’autres, détruites par la guerre récente, furent reconstruites partiellement faute de moyen. J’aperçois au gré de la balade de remarquables mosquées, que je n’avais jamais vu nulle part dans le monde islamique. Edifiées en pierre de forme rectangulaire et dotées d’un toit de taule triangulaire à quatre faces, elles disposent d’un minaret de bois. Il s’apparente ainsi à une jolie tour finement ciselée d’un palais oriental. Je suis impressionnée par l’emplacement exceptionnel de la cité au confluent de deux rivières, cerclées par d’élégants remparts et une forteresse imposante. D’étonnants panoramas de ce décor médiéval se découpent dans le ciel cotonneux. Je demande mon chemin aux quelques vieux que je rencontre sur les pavés inégaux du chemin séculaire. Je cherche désespérément mon logement, une chambre chez l’habitant, Chez Mima. Mais comme personne ne parle l’anglais et que la maison ne dispose pas d’enseigne, je me rends au musée ethnographique, afin d’obtenir de l’aide. Un homme fort aimable m’accueille chaleureusement. Par chance, il parle parfaitement l’anglais. Ainsi, il téléphone à mon hôtesse, dont la maison se trouve sur les hauteurs, juste à côté de l’entrée de la forteresse. Souriant, il me précise qu’elle viendra me chercher ici. D’un air malicieux, il me précise que je peux en profiter pour visiter le musée traditionnel. Il raconte la vie des habitants de Jajce lors des siècles précédents. Enjouée, je suis son conseil et découvre à travers des objets d’usage courant les uses et coutumes d’une fameuse bourgade au cœur de la Bosnie-Herzégovine. A travers un décor d’un intérieur reconstitué, composé d’un mobilier de bois sculpté avec goût, je m’imprègne de l’art de vivre des coutumes bosniaques, dont le style oriental et musulman s’apparente au raffinement turc de l’empire ottoman. Des costumes folkloriques faits de lainages tressés et de cotonnades brodées, ainsi que les tapis colorés, réhaussés de motifs floraux ou géométriques m’enchantent dès le premier regard. Avec admiration, je m’inspire du foisonnement créatif des traditions populaires du centre de la Bosnie-Herzégovine. Réjouie par ce déploiement de beauté, je retrouve le conservateur du musée. Je lui raconte que je suis heureuse de découvrir la cité mythique de Jajce. Tout sourire, il me précise que la cité est située en altitude sur un promontoire rocheux, au confluent de deux rivières impétueuses, la Pliva qui se jette dans la Vbras, avec une force incoercible. Leur rencontre d’une incroyable puissance ont creusé depuis des millénaires l’un des plus spectaculaires canyons du pays. Avec fierté, il ajoute que la ville est un trésor entouré d’eau et de verdure, tel un écrin protecteur unique. Elle contient à elle seule des joyaux inestimables d’une surprenante diversité. Des monuments romains, médiévaux, islamiques, austro-hongrois et communistes se superposent en un éventail stupéfiant. Passionné, il me raconte des bribes de l’histoire ancienne de la ville au passé glorieux. Jajce fut profondément façonnée par son histoire médiévale. Elle fut la dernière ville de Bosnie- Herzégovine à être conquise par les Ottomans, en 1527. La diversité de ses monuments est tellement fascinante qu’elle en devient presque symbolique. Au fil de son brassage de culture, la cité se dota d’un ensemble architectural d’une grande rareté, comme une église gothique, une mosquée portant le nom d’une femme, un temple romain dédié au dieu persan Mithra, un tombeau royal orné de symboles d’un culte chrétien disparu. Je lui souris, étourdie. Intérieurement, je brûle de découvrir les secrets de la mystérieuse cité des temps lointains. Mais une femme joviale fait son entrée dans le musée déserté en ce jour de pluie. Elle vient à ma rencontre, avec une joie débordante. Elle se prénomme Mima et vient me chercher. C’est chez elle que je vais loger pour les prochains jours. En bonne vivante, elle empoigne mon petit sac à main, tandis que je me charge de mon sac à dos. En éclatant d’un rire tonitruant, elle m’entraîne sur les pavés asymétriques du sentier qui gravit la colline jusqu’à la forteresse. Après quelques lacets, nous arrivons sur un replat, où se trouve sa maison de brique rouge. De la terrasse, une vue plongeante s’étale sur le centre-ville, ses habitations, ses venelles, ses échoppes et ses mosquées blanches. Juste à côté, il y a une mosquée originale, construite en pierre de forme rectangulaire et au toit triangulaire. Alors que nous pénétrons dans le patio de la demeure, le chant du muezzin se met à résonner avec une grande intensité, amplifié par un microphone. Un son rauque et puissant se diffuse avec une ardeur ivre sur la cité millénaire et pluvieuse, qui semble s’éveiller soudainement d’un long sommeil. Mima m’accueille dans sa maison. Sans un seul mot en commun, une énergie gaie et extrêmement vivante circule entre nous. Réjouit d’avoir de la visite, elle me présente à son mari, Emir, qui lui parle l’anglais. Généreuse, elle m’invite à prendre le thé, afin de faire un brin connaissance. Tandis que Mima prépare un thé fruité, son mari et moi nous nous racontons. Je lui explique les raisons créatives de mon voyage dans les Balkans. Avec un sourire doux, il m’affirme que cela est très positif. Il espère de tout cœur que mon livre parviendra à redorer le blason de la Bosnie-Herzégovine, qui a malheureusement très mauvaise presse en Europe de l’Ouest, depuis la guerre des années 90. Après un silence intense, il me confie d’un ton triste qu’il est heureux que des étrangers viennent jusqu’à Jajce, afin de découvrir les joyaux de la cité médiévale. D’un air amer, il me précise que cela l’enchante au plus haut point, après les drames et les traumatismes vécus par les habitants lors du conflit serbo-bosniaque. Avec une profonde mélancolie, il me murmure que de nombreuses personnes perdirent la vie. « Il n’y a pas une seule famille qui n’ait perdu un proche, un père, un frère, un enfant, une sœur. Criblés de balles ou morts de faim ! Tués pour quoi ? Tués pour rien ! D’ailleurs la maison dans laquelle nous nous trouvons fut incendiée par des tirs incessants. Très ancienne, elle céda sous de gigantesques flammes et finit en cendres. Après il y eut la reconstruction, pas à pas, avec très peu d’argent et beaucoup de souffrance au cœur. « Silence lourd et dense. Grande émotion intérieure. J’ai la gorge nouée et le cœur au bord de l’explosion. Regards échangés dans une immobilité silencieuse. Ecoute compassionnelle au-delà des mots. Mon plexus me brûle. Envie de pleurer mais je me retiens. Silence encore. Puis, Emir prend la parole et dit comme pour se convaincre : « il faut oublier, être joyeux, ne garder que les belles choses ! D’ailleurs, je suis heureux, j’ai une femme formidable et suis père de trois enfants brillants ». Avec un brin d’espièglerie, il ajoute qu’il détient les secrets de bonheur. Alors que je le regarde amusée, il m’avoue qu’ici en Bosnie-Herzégovine, on est heureux d’un rien. Lui comme tant d’autres de ses compatriotes ont su développer un mode de vie relié à l’essentiel. « Une soirée simple à écouter le feu crépiter en savourant un bon rakia » me lance-t-il en souriant. Puis, d’un ton plus sérieux, Emir me précise qu’il ne va que très rarement au supermarché, à l’instar de nombreux villageois de la région. Les Bosniaques qui vivent dans les campagnes cultivent tous un jardin, ce qui leur permet de survivre, même sans travail et sans argent. De plus, ils arpentent les montagnes avoisinantes, afin de trouver des plantes médicinales capables de les soigner. Selon un savoir-faire transmis de génération en génération, ils trouvent les plantes plus efficaces et plus fiables que les médicaments qu’ils n’affectionnent pas particulièrement. Tranquillement, il me précise que cela fait 25 ans qu’il utilise les plantes pour soigner toute sa famille, et que cela est la meilleure des médecines, car naturelle, organique et brillante. Avec une expression de malice dans les yeux, mon hôte se lève, disparaît puis réapparaît avec une boîte en carton contenant des sachets de différents herbes, racines ou fleurs des montagnes. Avec délicatesse, il ouvre les petits sacs qui contiennent des plantes de différentes textures, couleurs et parfums. Il me confie qu’il les utilise les plus souvent en tisane ou en décoction. Fièrement, il m’avoue que cela lui évite le docteur. Touchée, je lui rétorque qu’il détient indéniablement les clés de survie du monde de demain, doté d’une précieuse connaissance en médecine naturelle, ainsi que d’un jardin potager, le joyau de la nouvelle ère. Il pense ainsi vivre la vie de ses ancêtres mais comme tout est cyclique, il est indéniablement en avance sur son temps et incarne les paradigmes du futur. Nous rions de bon cœur. Surgit Mima comme une tornade dans le patio retro décoré de brique et de broc. Chaleureusement, elle nous sert le thé puis s’installe avec nous. Heureuse de ma présence, elle se met à éclater de rire spontanément en se roulant une cigarette avec dextérité. Tout en tirant de grandes bouffées, elle s’adresse à moi en bosniaque, comme si j’étais de la famille. Son mari me fait un clin d’œil et me confie que l’énergie positive de sa femme l’aide énormément au quotidien. Cela lui fait un bien fou pour parvenir à vivre la beauté de la vie dans l’instant présent. Quelque chose d’impalpable se met à vibrer en moi. Je suis touchée par notre rencontre. Il m’apparaît que cette famille bosniaque m’offre une leçon existentielle, un exemple de sagesse, de force et de courage. Emue, je me demande quel est le secret de résilience de ces êtres qui ont traversé les plus grands cauchemars et connus les plus terribles tourments. Après avoir survécu à toutes ces horreurs, ils parviennent à encore aimer l’humanité, le monde et la vie. Et décident d’aller à la rencontre de l’autre, en transformant leur maison à peine reconstruite en humble gîte, afin de recevoir la visite d’étrangers leur offrant d’autres réalités et histoires. Je me sens fière d’habiter sous leur toit quelques jours, de séjourner dans l’unique chambre destinée aux visiteurs. Mima tire encore sur sa clope, en exhalant des bouffées de fumées. Nous buvons le thé. Les rires colorent l’espace blessé. Je suis heureuse d’être là chez ces gens qui ne renonceront jamais à vivre ni à sourire. Et ravie aussi que l’argent que je leur laisse puisse les aider à rénover leur maison. Les ombres se métamorphosent en lumière. Nous nous sourions tendrement. La fine pluie qui s’épanche du ciel se tait soudain. Emir m’invite à me promener à la rencontre des merveilles de la cité. Je dépose mes bagages dans ma chambre aux rideaux bleus, puis gravit les pavés de la venelle qui conduit à la forteresse. Une porte massive de pierre trône à l’entrée de l’ancienne cité, dont le bas-relief d’un blason sculpté atteste de la présence royale. Triomphant sur le sommet d’une colline, la forteresse de Jajce achève admirablement les fortifications de la cité médiévale. Elle fut créée à partir du 14ème siècle et remodelée par les Ottomans. Elle fut fondée par Hrvoje Vukcic Hrvatinic, roi de Croatie, qui fut aussi grand-duc de Bosnie et duc de Split. Ce souverain impulsa à la cité un développement considérable qui fera d’elle la capitale de Bosnie. Au début du 15ème siècle, elle devint le siège des bans de Bosnie. Je pénètre alors la cité fortifiée, dont l’espace nu et dépouillé m’étonne. Par-delà les remparts, de magnifiques panoramas s’étalent sur le cœur de la ville ainsi que sur ces faubourgs alentours qui griment à l’assaut des collines verdâtres. Dans la cour recouverte d’herbes sauvages, il y a seulement un magasin de munitions ottoman datant du 18ème siècle et un réservoir austro-hongrois. Je circule autour des remparts en un chemin de ronde et me laisse imprégner par les paysages à la fois urbains et ruraux du décor montagneux qu’offre la cité de Jajce. Les vielles murailles de pierre reposent à la fois puissantes et oubliées à la porte du vide, laissant couler sous elles d’intenses rivières qui entourent la cité moyenâgeuse. Il me semble écouter le vacarme des siècles passés dans les replis du silence des remparts esseulés. Dans une trouée de ciel, un soleil pâle et éphémère se fraye en passage entre deux nuages gris. Je quitte la forteresse pour sillonner à travers les venelles pavées de la vieille ville. Des anciennes demeures bordent les ruelles désertées. Leur épais mur de pierre est surmonté d’une construction de bois rectangulaire et d’un toit en triangle fait de lamelles de bois. Les dernières maisons sont devenues de véritables vestiges. Elles ont échappé par miracle aux tirs des armées serbes qui n’ont pas épargné les villages. Certaines d’ailleurs sont en ruine, ayant certainement été bombardées puis laissées à l’abandon faute d’héritier. D’autres restaurées récemment ont été construites en brique, mais dans un style similaire typique de Jajce. Des vues splendides se découpent sur la forteresse des hauteurs ou sur les remparts massifs qui dégringolent de la colline fortifiée, en serpentant à flanc de falaise jusqu’au cœur de Stari Grad. Blotti dans l’enceinte de pierre, en contrebas de la forteresse, le centre historique forme un grand losange, cerné par des remparts. Une fois de plus, je suis frappée par l’élégance des monuments qui se côtoient en un mélange des genres superbes. De la période médiévale se dresse la tour de l’horloge, élément architectural typique des villes balkaniques, datant de la fin du royaume de Bosnie. La période ottomane dota la cité de joyaux rares, comme les mosquées rectangulaires de pierre, flanquées d’un minaret de bois telle une tour d’un palais royal, ainsi que des magnifiques maisons de style turc datant du 17ème siècle. Une grâce toute orientale se diffuse alors dans les airs avec un charme irrévocable. Animée d’une exaltation ardente, je poursuis la découverte de la cité des merveilles. Je remonte une rue sinueuse qui gravit la colline vers la forteresse. Et découvre, les vestiges de l’église gothique Sainte-Marie, dont les élégantes ruines habillent la vieille ville d’un cachet inestimable. La toiture de l’édifice fut détruite lors d’un incendie, il a presque deux siècles. Mais étrangement l’ancienne église catholique est restée debout contre vent et marée, son beffroi n’ayant jamais subi aucune sorte de saccage. Edifiée à la fin du 14ème siècle par les Franciscains à l’emplacement d’une église romane datant du 12ème siècle, elle servit par la suite d’église royale. C’est là que furent consacrés les derniers rois de Bosnie. Lors de la conquête musulmane, elle devint une mosquée du nom du Sultan Soliman le Magnifique. Les vestiges de l’édifice de pierre ouvert aux quatre vents dégagent une grandeur déchue, dont émane un parfum d’une nostalgie romantique qui enflamme mon âme. Juste à côte, un autre site original s’offre à la découverte des visiteurs. Ce sont de surprenantes catacombes. Creusées dans la roche au 15ème siècle dans le style roman, puis achevée avec des voûtes gothiques, elles abritent une chapelle catholique, dont la nef de pierre accueille des niches funéraires. Je pénètre alors dans l’antre obscur comme dans les entrailles de la terre. Une odeur d’humidité se dégage de ce lieu insolite blottit dans les replis secrets des roches. Des éclairages illuminent par endroits des cavités funéraires. Elles m’apparaissent soudain terriblement morbides. Une épaisse obscurité semble faire frémir les parois rocheuses depuis des siècles, sans qu’aucune lumière du jour ne vienne éclairer l’austère chapelle souterraine. Autant dire que je ne vais pas faire de vieux os dans la primitive chapelle. Surprise, je découvre derrière l’autel de pierre sombre, trois symboles creusés dans la roche : une croix patriarcale, un soleil et un croissant de lune. Le premier représente la Mort et la Résurrection du Christ, tandis que le soleil et la lune illustrent des évocations du culte de la mort et du sommeil éternel, selon un rite chrétien pratiqué au Moyen Age en Bosnie-Herzégovine. Je pénètre plus avant dans le creux de la terre par une minuscule cavité creusée dans le sol de la nef, conduisant à une crypte souterraine. Impression d’être venue me réfugier dans les coulisses de la Terre-Mère ou de retourner à l’essence silencieuse du néant originel. Je me dis que les peuples inventèrent d’incroyables sites, afin de contrecarrer la mort. Malgré sa singularité, la crypte chrétienne est la plus insolite que j’ai visité de ma vie entière. Mais en cet œuf cosmique ténébreux à l’odeur de moisi, j’ai l’impression d’être prisonnière des geôles des enfers. Aussi, je quitte les mystérieuses catacombes d’un rite religieux disparu, pour respirer à nouveau à la lumière du jour. Je quitte le cœur de l’antique cité, sors de la ville fortifiée par un de gigantesques portes médiévales, puis longe la rivière Vbras en direction d’un autre site surprenant. A quelques encablures reposent les vestiges oubliés d’un temple romain dédié à la divinité persane Mithra. Décidément, la ville regorge de curiosités autant rarissimes que précieuses. Je regagne ainsi le petit mithraeum romain datant du 3ème siècle, l’édifice le plus ancien de Jajce. De ce temple persan, il ne reste que quelques ruines, mais étonnement un magnifique bas-relief de la divinité indo-iranienne Mithra, qui survécut aux ravages du temps et à l’oubli. Vibrante, je contemple la remarquable sculpture taillée dans une grande roche triangulaire. D’une facture puissante, elle semble revivre sous mes yeux ébahis. C’est une représentation classique du Dieu Mithra, toujours dépeint en être à la fois humain et mythologique, coiffé d’un bonnet phrygien et paré d’un costume oriental. D’une noble et fière allure, la divinité invincible figure en train de sacrifier un imposant taureau, entourée de deux personnages portant des oriflammes. Emue, je me laisse traverser quelques instants par la splendeur ressuscitée d’une croyance lointaine aux confins de la Perse et de l’Inde, que la mémoire de la terre conserva précieusement pendant des siècles. Je trouve fascinant de découvrir un tel trésor en une cité médiévale de Bosnie-Herzégovine. Il me vient à l’esprit que les peuples des civilisations passées voyagèrent incroyablement aux quatre coins de la planète, mêlant ainsi leurs croyances et leurs arts en un savant brassage de rites et de cultures. Il n’y a rien qui puisse me séduire plus au monde. En effet, ce culte monothéisme fut rapportée au 1er siècle de notre ère des frontières orientales de l’empire romain par les armées de légionnaires, parties en conquête vers l’Est. Pendant près de trois siècles, il prospéra allègrement avant d’être interdit à la fin du 4ème siècle, lorsque l’empereur Constantin se convertit au christianisme et l’imposa comme religion d’état. D’autres mithræa furent découverts en Dalmatie, mais à ce jour ce temple persan est le seul à avoir été mis à jour en Bosnie-Herzégovine. Intérieurement, je me connecte en un éclair à cette croyance perdue, dont les pouvoirs occultes et bienfaisants devaient être bien tangibles pour avoir séduit les armées romaines en mission aux confins de l’empire. J’ai l’envie secrète de faire renaître ce dieu du royaume des ténèbres, afin qu’il vienne promptement m’éclairer de ses sagesses ancestrales et magiques. Et telle une prière spontanée, l’implore de me guider de sa lumineuse lanterne, comme il a dû le faire pour de brillants peuples pendant des millénaires. Un silence rosâtre semble se déverser sur moi comme une coulée de lave. De chaudes vibrations crépitent telle une flamme vigoureuse au cœur de ma poitrine. Il me vient que pour aimanter ses rêves dans l’incarnation, il faut encore davantage offrir son amour au monde. Troublée par ce message porteur de sens, je remercie la divinité Mithra pour sa révélation symbolique. Ainsi, je rallie le centre-ville et déniche par hasard un restaurant populaire. Il recèle des plats végétariens, un miracle dans les Balkans. Une dame joviale qui s’adresse à moi dans un allemand parfait, me sert un risotto aux poivrons grillés, accompagné d’une soupe de haricots rouges. Je me régale de ces mets succulents. Un vrai bonheur après des mois de salade grecque. Mais la nuit tombe sur le village antique, tel un rideau sombre sur le théâtre de la vie. Je gravis la pente ardue de la vieille ville pour regagner ma maison éphémère. En chemin, les mélopées d’Allah se mettent à inonder le paysage sonore de la verte vallée. Les fréquences chantées en des calligraphies de notes incandescentes s’élèvent dans les airs jusqu’aux remparts de l’imposante forteresse, noyée de brume nocturne. Un instant de pure poésie se dessine dans les cieux musulmans, puis se dissout sans crier gare en un silence magnétique. Je retrouve mes hôtes. Ils m’accueillent avec une immense chaleur. Tout sourire, Mima m’offre un thé turc à la pomme, ramené d’Istamboul par sa sœur tandis qu’Emir met des bûches dans le poêle. Emerveillée par la cité de Jajce, je leur raconte mes découvertes. Ils semblent ravis pour moi. Nous bavardons dans l’allégresse. La chaleur du feu de bois envahit la pièce. Un sentiment de familiarité m’enveloppe. Je me sens bien chez ces gens riches de l’intérieur. Je les remercie du fond du cœur pour ces moments de partage, puis me retire dans ma chambre décorée de bleu et couche mes émotions sur papier pour la postérité.  

Le peintre des fleurs

Dès mon arrivée dans la cité médiévale, je découvre une prestigieuse bâtisse transformée en galerie. De hautes fondations en pierre soutiennent un étage en bois, selon les traditions architecturales de la région, influencées par le style ottoman. Une massive porte de bois ouvre sur une cour cerclée d’un épais mur de pierre. Visiter cette maison est une plongée dans le passé incroyablement riche de la cité aux multiples visages. Un homme au regard magnétique m’accueille. Des ondes positives émanent de lui, ainsi qu’une touche d’originalité. Je pressens qu’il est artiste. En plein dans le mil. Il se présente à moi, me révèle qu’il est peintre et professeur de dessin pour les enfants au sein même de la galerie, son atelier se trouvant à l’étage. Il se prénomme Samir. L’exposition comprend des peintures figuratives de paysages de la région, ainsi que des œuvres abstraites d’art contemporain des artistes locaux. Mais, il me quitte pour aller peindre à l’étage. Je déambule ainsi au cœur d’œuvres qui narrent les splendeurs naturelles de la cascade, des montagnes, des habitants en costumes folkloriques se tenant devant leur maison vieille de plus d’un siècle. Je remarque une grande qualité des traitements des aquarelles. Cela rend les paysages et ses nuances de teintes légers et poétiques. Parfois la trame réaliste disparaît de sa forme narrative pour réapparaître en filigrane, entourée de couleurs, de symboles, de messages, tel un voyage onirique à la Chagall. Mais partout, je retrouve avec joie les trésors des environs, qu’ils soient créés par l’homme ou par la nature. L’indéniable talent des artistes me conte avec délicatesse le passé d’une région à la culture ancestrale. Au gré des images figuratives teintées d’une abstraction métaphorique, je découvre de singuliers regards. Grâce à des techniques savantes, une sensibilité expressive se laisse deviner. Tandis que j’admire les maisons anciennes sur des dessins au crayon, les mêmes qui vallonnent la vieille ville perchée sur la colline, l’artiste m’invite à visiter son atelier. Je découvre ainsi des peintures de fleurs, des natures-mortes ou des paysages réalisés avec un raffinement extrême. Les toiles vibrent de couleurs vives, chargées de joie et de lumière. Aussi, je suis touchée par la grande maîtrise du travail sur les fleurs. Elles sont peintes avec minutie, précision, mais aussi grâce et légèreté. Cette facture appliquée et pourtant libre me rappelle les paysages ou les décorations d’intérieurs de l’art pictural japonais, comme si l’artiste entrait en méditation lorsqu’il peignait, afin de transmettre à travers son regard la magnificence du monde. Mais je plonge plus avant dans la série des fleurs. Elles s’étalent par-delà le cadrage de la nature morte. L’élégance mêlée de fantaisie colorée me touche en profondeur. Les peintures de cet artiste semblent résonner à l’unisson avec mon être entier et répondre aux paradigmes de mon écriture. J’ai l’étrange impression que ses toiles sont les couleurs tangibles de mes mots vagabonds, descendus des nues rosâtres de ma vision sacrée de l’existence. Troublée, je demande à Samir quel est son leitmotiv de création. Tout sourire, il me répond qu’il désire dans ses œuvres faire rayonner la beauté. Et la laisser se diffuser comme une essence invisible et précieuse dans la conscience humaine. D’une part grâce à la couleur, qui est très parlante. Car chaque couleur possède son énergie propre et son pouvoir intrinsèque. Mais d’autre part grâce à une mise en scène figurative, où l’attention portée à la composition mettra en perspective le raffinement des détails d’un bouquet de fleurs foisonnant. Je lui avoue que j’adore vraiment son travail. Son regard détient une once de magie. Elle semble recouvrir son univers d’un voile de gaité, d’harmonie et de volupté comme le feraient des lunettes aux verres roses. Etonnée par ma remarque, Samir me répond que c’est exactement cela qu’il s’est senti appelé à faire naître. Révéler la part de lumière et de joie du monde qui l’environne, afin de l’ancrer en nos fugaces existences. En quête de la fragilité poétique du vivant, il la dépeint avec un art admirable pour nous offrir un bain purificateur aux couleurs vives. Nous nous sourions avec tendresse. Je crois rêver. Cette rencontre fortuite parle à l’essence de mon âme. Je frémis comme une pâquerette sous la brise légère. Nous nous saluons en nous souhaitant le meilleur. 

Konjic

Konjic

La vieille cité ottomane dont les vestiges de pierre brute trônent le long des rives de la fougueuse rivière Neretva représente l’une des plus anciennes villes du pays. Ainsi, le site cerclé par les montagnes Prenj et Bjelasnica fut habité depuis le Néolithique. L’histoire de la cité est d’ailleurs intimement liée au fleuve écumant. Elle porta le nom de la célèbre rivière qui prend sa source dans les montagnes serbes. Ainsi, elle alimente le lac de Jablanica, poursuivant jusqu’à Mostar, avant de se jeter en fin de parcours en Croatie dans l’Adriatique. Dès mon arrivée à Konjic, je me rends dans le vieux quartier ottoman Junuz-Caus qui date du 16ème siècle, logé sur les rives de la délicieuse rivière. Elle s’écoule avec une grâce hypnotique, ample et cristalline, le long du cœur de la cité turque, dont la prospérité rayonna dans les Balkans. Un soleil suave illumine les eaux. Elles se déploient en abondance au pied de montagnes verdoyantes et de sommets nus. Un somptueux pont de pierre de l’époque ottomane, à fois élégant et massif rallie les rives pittoresques. Ses arches imposantes aux lignes pures dégagent une beauté picturale indémodable. A l’entrée du quartier ottoman, des anciennes demeures appelées Konak, dont le nom signifie maison en turc, étaient jadis habitées par l’élite dominante, le Pacha de la ville ainsi que par les membres de l’administration. Comme de coutume, autour du pont photogénique vieux de cinq siècles, de magnifiques mosquées anciennes s’égrènent ici et là le long des rives. D’une architecture typique ottomane, elles s’apparentent à de ravissantes maisons de pierre. La façade principale est flanquée de poutres, créant ainsi une entrée ombragée, donnant sur un jardin fleuri et son cimetière musulman. Parfois la toiture de lauzes grises s’articule en deux partie, couvrant ainsi le patio, décoré de tapis à prière, en une atmosphère intime et protégée des feux solaires. Une autre mosquée qui repose avec un charme esthétique au bord de l’eau fut jadis un Tekké soufi. Appelé la Maison des Derviches, il accueillait les chefs spirituels de la branche mystique de l’islam, réputée pour sa sagesse, sa tolérance, son ouverture sur le monde depuis des temps reculés. La mosquée de pierre blanche est décorée d’arches de bois ciselé, ce qui confère au lieu sacré une allure naïve ravissante. En dessous, la rivière limpide s’écoule avec une quiétude formidable sous le ciel pastel. Sur les rives d’en face repose un imposant caravansérail. Il abrite aujourd’hui un restaurant au bord de l’eau. Jadis, il revêtait une importance considérable, placé au carrefour des routes d’échanges. Dans ce lieu élégant et insolite, nomades et marchands se croisèrent le temps d’une étape en provenance de Dubrovnik sur la côte Adriatique ou de Constantinople. Inspirée par ce lieu chargé d’incommensurables histoires, je traverse le pont puis rejoins le vieux Han. Je m’installe à la terrasse surplombant la large rivière pure, que je n’arrive pas à quitter des yeux tant sa texture, sa teinte et son énergie radieuse sont un baume pour le cœur et un baiser pour l’âme. Face à un thé turc, noir et fort, comme des milliers de nomades le firent avant moi, je laisse voguer mon imaginaire, au gré du courant frémissant des eaux céruléennes. Puis, je me rends au musée ethnographique, logé dans une magnifique maison traditionnelle, une riche demeure ottomane. Au gré de la visite, il m’apparaît que les costumes folkloriques ont des similitudes avec ceux rencontrés au bord du lac Rama. Mais ceux des populations qui vivaient le long de la Neretva semblent plus colorés. Je remarque des broderies multicolores qui ornent les chemisiers féminins, ainsi qu’une débauche de couleurs vives des tapis alors que les créations textiles des populations du lac Rama sont dominées par une teinte lie de vin et des ornementations plus sobres. Aussi, les costumes traditionnels à la mode de Konjic sont agrémentés de voilages brodés pour les femmes. Portés à la façon musulmane, ils recouvrent les cheveux, mais sont réhaussés d’une toque turque placée en dessous du foulard, alors qu’au bord du lac Rama, les coiffes s’apparentaient davantage à des chapeaux de cotons repliés, ces populations étant d’obédience orthodoxe. Aussi, les tenues féminines sont agrémentées de ceintures de lainage, serties de pompons d’un style très oriental, qu’un caraco ottoman ceintre comme le veut la tradition vestimentaire qu’on retrouve de nos jours à Istamboul. J’apprends aussi que l’ethnie qui vivait le long des rives fertiles de la Neretva développa une riche agriculture, mais aussi l’apiculture et le vin. La tribu cultivait de l’avoine, du millet et du maïs, ainsi que des oignons blanc et rouge, des pommes de terre, des haricots, du chou. Elle accordait une grande importance à la culture d’arbres fruitiers qui prospéraient en ces terres abondantes. Elle récoltait ainsi pommes, poires, pêches, abricots, prunes, cerises, noix et noisettes, ainsi que le raisin qui s’étalait sur de vastes vignobles, destinés à la fabrication du vin local. De plus, la population vivant près de hauts sommets était constituée de bergers. Ils transhumaient les mois d’été dans les montagnes avec leurs grands troupeaux de vaches, de chèvres, moutons et de chevaux. Sur ces hauts pâturages, des bergers d’autres régions d’Herzégovine ou de Dalmatie se retrouvaient alors. Ils s’installaient ainsi à la saison chaude avec leur famille dans des cabanes de bois sommaires, entourées de bétails au sein d’une nature bénie. Tout en déambulant à travers l’exposition d’objets d’usage courant, je suis émerveillée par la diversité remarquable des populations de ces terres à la croisée des chemins, au carrefour des croyances, des modes de vie et des mondes. Je quitte le musée, charmée par la créativité puissante des cultures des siècles passés qui peuplèrent l’Herzégovine, dont les joyaux simples et pourtant ingénieux ont traversé les affres du temps. Je m’installe dans le restaurant situé en une imposante demeure turque, contiguë au musée. Au bord de l’eau, face au scintillement de la rivière émeraude aux reflets diamantés, je déjeune de légumes grillés accompagnés d’une purée maison. Quel luxe d’avoir un menu un peu plus varié que d’habitude ! Sur ce point, il est extrêmement difficile d’être végétarienne dans les Balkans, car les populations sont si attachées à la viande, qu’ils considèrent les légumes, les céréales, les salades comme de simples accompagnements, sans développer la moindre créativité concernant la façon de les préparer. Face à ce décor de carte postale, installée à la terrasse d’une maison authentique, vieille de cinq siècles, je savoure mon repas comme un présent des dieux. Face à moi le vieux pont, emblème de la cité, se reflète sur la rivière translucide. Mais l’appel à la prière incontournable fait gémir à l’unisson les minarets de la ville, tel un cri de l’âme qui aspire à la vie éternelle. La pureté des variations orientales me fait frémir. Le soleil irradie de teinte écume le décor de légendes du pont de pierre fendant les eaux turquoise.

Avant de regagner les rives du lac de Jablanica où je réside, je me dirige vers un atelier très fameux d’ébénisterie, qui abrite un musée de sculpture sur bois. Fondé il y près d’un siècle par Gano Niksic, l’atelier Rukotvorine développa un savoir-faire traditionnel, transmis de père en fils. Il était spécialisé dans la création de meubles de style ottoman, ornés de motifs floraux de frises en arabesques, ainsi que d’objets décoratifs. Je suis reçue par une artisane, qui a la gentillesse de me faire visiter les lieux. Au cœur du petit musée, elle m’enseigne les différentes étapes de la création d’un bas-relief de bois, qui ornera une table-basse ottomane, une armoire imposante, un coffre de rangement ou une boîte à bijoux. Elle me dévoile les motifs traditionnels d’origine turc, composés de frises végétales, d’ornementations florales, d’arabesques décoratives, de courbes, de dessins géométriques ou de grappes de raisin, emblème de l’Herzégovine, région réputée pour ses vignes et son vin depuis des temps lointains. Passionnée, la sculptrice m’explique que le fondateur de l’atelier contribua à rendre populaire cet art traditionnel presque oublié, à travers la Yougoslavie, ainsi que par-delà les frontières. En effet, au début du siècle, le talent incomparable de cet ébéniste hors-pair le conduisit à l’exposition universelle de Paris, aux foires artisanales de Vienne ou de Prague, où il devint célèbre. En effet, après la 1ère Guerre Mondiale, l’art sculptural bosniaque doté pourtant d’une haute technicité et de qualités esthétiques complexes et fascinantes, restait encore complètement méconnu en Europe. Mais ce savoir-faire incroyable fut transmis au fil des générations et perdura depuis près d’un siècle. De nos jours, l’un des descendants de cette illustre famille d’artisans dirige l’atelier de fabrication de la sculpture sur bois. Outre les meubles traditionnels ornés de décorations florales et de marqueterie d’un style à l’ancienne, le propriétaire a inventé un design contemporain chic et épuré. La matière brute est alors travaillée avec noblesse. Les ornements folkloriques épousent avec une grâce sans pareil les meubles nobles, destinés à de luxueux espaces nus. La jeune femme conclut la visite en m’apprenant que les créations nées de l’atelier, soit d’un style ancestral ou au contraire très moderne, sont achetées par-delà les mers et les déserts, aux Etats-Unis comme aux Emirats. Je la remercie d’avoir initiée la profane que je suis, à l’art quasi sacré de la sculpture sur bois. Et c’est avec des étoiles dans les yeux que je regagne les berges moussues et verdâtres du lac de Jablanica. Lui aussi s’est évaporé lors de la sécheresse de l’été, à l’instar du lac Rama. Sur un ponton de bois qui surplombe un marécage verdâtre, je me délasse sur une chaise longue sous un vent crépusculaire d’automne. Face à moi, les monts boisés retiennent les nuées vaporeuses de la brume. Elles s’installent ainsi à mi-hauteur de la montagne, telle une ceinture de mystère et de fraîcheur. Un bateau bleu repose sur la boue verte du fond des eaux, devenue pelouse molle et impraticable. Mouettes et hérons emplissent le paysage de vols raffinés dans les trouées de brouillard. Je regagne ma maison nomade chez l’habitant, dont le rez-de-chaussée m’est entièrement destiné. Après un bon thé chaud, je me mets à relater inlassablement mes tribulations bienheureuses sur les terres balkaniques jusque tard dans la nuit.

Pocitejl

Pocitejl

Je m’aventure dans un village pittoresque encadré de falaises, dont les habitations traditionnelles ottomanes s’étirent sur les hauteurs. Des remparts en pente bordent le demi-cercle que forme le village de Pocitejl. Une puissance forteresse est juchée sur le sommet de l’ancienne cité médiévale. Ce bijou architectural, incroyablement photogénique, lové entre les falaises depuis le Moyen-Age repose au bord de la Neretva. Elle fend alors la plaine avec une délicatesse picturale. Une fois de plus, je me retrouve à une cité carrefour, voie d’échanges incontournables et de brassage de cultures. La cité ravissante de Pocitejl, située entre la Bosnie et la Dalmatie, déclencha des fureurs. Au milieu du 15ème siècle, elle appartenait au fondateur du duché semi-indépendant de l’Herzégovine, Stjepan Vukčič, qui vivait également dans la forteresse de Blagaj. Mais comme toujours, la cité tomba aux mains des Ottomans conquérants, qui la transformèrent en un comptoir commercial sur la route de Raguse, l’actuel Dubrovnik. Au fil du temps, les turcs la dotèrent d’édifices ottomans. Ainsi, ils renforcèrent les fortifications médiévales afin de se protéger de l’invasion vénitienne, empire très puissant à partir du 17ème siècle. 

Je relie Pocitejl en bus depuis Mostar. Du bord de la route nationale, apparaît le village de carte postale. Il trône avec une élégance de légendes à flanc de colline, le long d’un large méandre de la fameuse rivière qui traverse le pays jusqu’à l’Adriatique. Je rejoins l’entrée du village sur une voie pavée. Mon regard embrasse la toile charmante de ce décor idyllique. De vieilles maisons ottomanes en pierre sont disséminées sur la colline noyée dans la verdure, dont les toits en lauze scintillent de reflets d’argent sous les rayons du soleil. Sur les hauteurs, les ruines de remparts et de bastions achèvent ce tableau d’une autre ère avec une grandeur émouvante. Comme il est encore tôt, le village semble dormir. Les boutiques sont fermées ainsi que les bâtiments ottomans du vieux bazar du quartier de Donje Polje. Comme par enchantement, un intarissable soleil colore déjà l’atmosphère d’une magique éperdue. Je fais halte devant le vieux caravansérail Sisman Ibrahim Pacha, qui abrite maintenant le restaurant Han. En ce silence d’aube, je me laisse rêver à ces temps disparus. Quel devait être le foisonnement de cette auberge ottomane ? Elle accueillait chaque nuit des marchands des caravanes venant de Mostar ou de Constantinople, ainsi que les marins qui naviguaient vers la côte dalmate. Ils se croisaient le temps d’une escale dans l’antre animé du caravansérail. Là, ils partageaient leurs aventures et échangeaient des denrées précieuses. Après une nuit de sommeil ou de fête, les uns chargeaient leurs chameaux, tandis que les autres embarquaient les marchandises sur les navires qui descendaient le cours de la Neretva jusqu’au prochain port dalmate. Juste à côté, un vieux hammam, surmonté de dômes de plomb semble complètement abandonné. Il luit pourtant d’une clarté argentée sous le feu solaire, en cette journée bénie d’été indien. Non loin de là, repose une ancienne medersa, elle aussi vouée à l’oubli, dont l’élégance originale a raison de son délabrement. L’ancienne école coranique est surmontée d’un grand dôme. Là se trouvait jadis la salle de classe. Les cinq coupoles indiquaient les chambrettes des élèves qui étudiaient le Coran. Emerveillée par tant de beauté d’un temps oublié, je m’aventure joyeusement par un labyrinthe de venelles escarpées à la découverte de ce joyau médiéval. Je traverse alors une arche de pierre épaisse. Des maisons somptueuses aux hauts murs de pierre habillent avec grâce ce village de conte de fée. Leur balcon de bois en encorbellement s’avance sur la rue. Les petites fenêtres espacées s’apparentent à des yeux d’un grand visage minéral que forme chaque demeure. Et leur toit triangulaire à quatre faces, construit en lourdes lauzes ajoute une touche esthétique à ce tableau unique. Avant d’accéder à la partie haute du village, je visite la magnifique mosquée Hadzi Alija. Construite avec un raffinement propre à la période classique de l’architecture ottomane, datant du milieu du 17ème siècle, elle est surmontée d’un vaste dôme de plomb. Sur la terrasse ombragée, des vendeuses d’artisanats et de tissages de laine ont déjà installé leurs stands sur le parvis de la mosquée, comme il y a cinq siècles. Je m’installe ainsi sous le porche doté de trois coupoles. J’admire alors l’élégance des portes de bois, sculptées de motifs géométriques évoquant des fleurs. À l’intérieur, le décor est un ravissement. Je me laisse inspirer par les ouvertures en verre coloré de la grande coupole, dont les teintes primaires diffusent une joie enfantine au cœur de l’antre sacré musulman. Dans les niches sculptées nommées Muqarbas, les fresques aux riches ornementations peintes de bleu évoquent le Paradis. La sobriété écume du Minbar, la chaire à prêcher, taillée dans le marbre tranche avec la touche multicolore des vitraux de la mosquée. Je poursuis mon chemin qui grimpe à l’assaut des hauteurs. Au sommet de la cité médiévale repose la forteresse à l’aplomb du vide, grandiose et endormie. Un paysage étourdissant l’entoure. Un magnifique panorama s’étale sur le cours de la rivière qui traverse la plaine avec allégresse. En contrebas, les toits en pierre argentée scintillent sous le soleil. L’imposante tour octogonale qu’on distingue de loin confère au village une puissance redoutable, unique vestige du vieux château médiéval, aujourd’hui en ruine. Il fut érigé au 14ème siècle par le premier ban de Bosnie, le fameux Stefan Tvrtko, dont la popularité fait encore la fierté des Bosniaques. Au gré des ruelles escarpées, je découvre les splendides demeures ottomanes, dont les éléments de décoration se mêlent au style méditerranéen. Je suis fascinée par ces influences architecturales fusionnées, qui nous rappellent le métissage culturel de la région et de la Bosnie-Herzégovine. Cependant, les cheminées rondes, ainsi que les toits couverts d’épaisses lauzes se retrouvent dans les deux cultures. Aussi en Dalmatie, les murs en pierre des habitations s’étirent en hauteur et les fenêtres sont très séparées les unes des autres, ce qui donne l’impression de maisons tout droit sortie d’un livre de contes et légendes. Mais la toiture en croupe, à quatre faces et les fenêtres en encorbellement sont typiques des maisons ottomanes, dont le style se retrouve sur tout le territoire des Balkans, en Bulgarie, au Kosovo ou en Macédoine. D’adorables impasses débouchent sur de ravissantes maisons de pierre aux fenêtres en arcade, dont les jardins fleuris sont une invitation à la détente. Ici et là, des vues s’étirent sur la partie basse du village, dont les toits ainsi que les dômes vibrent d’une lumière argentée sur l’univers minéral à dominante grise de la cité de pierre. De hauts cyprès s’élancent dans le ciel azur, à l’instar de l’immense minaret à douze faces de la belle mosquée. Le long des allées qui sillonnent entre les vieilles maisons ottomanes au cachet inimitable, des grenadiers opulents courbent leurs branches chargées de fruits rouge passion. Une exquise douceur se dégage de l’atmosphère médiévale de ce village au charme irréel. Je sillonne entre les maisons massives, tantôt entourées de murs d’enceinte, tantôt perchées à flanc de colline. Elles sont orientées vers la langoureuse rivière bleu métallique qui serpente à travers la plaine luxuriante, que de vertes montagnes achèvent au bout de l’horizon. De part et d’autre du regard, l’imposante tour de la forteresse et le bastion défensif décorent avec autorité les deux extrémités des sommets du village. Un passage entre deux vieilles bâtisses me conduit dans un jardin parfumé, bordé par un colossal bastion d’un autre âge, qui surplombe la fougueuse rivière. Un panorama exquis s’étale sur la vallée verdoyante en contrebas et ses villages aux toits rougeâtres, disséminés sur les berges de la rivière bleu roi. Elle semble danser comme un anaconda, creusant la plaine de son opulente présence. Tandis que je laisse mon esprit s’envoler vers l’horizon, une dame vient à moi. Avec douceur, elle m’annonce que je me trouve dans son jardin. En souriant, elle m’affirme qu’il est aisé de s’égarer sur les hauteurs du hameau, car les sentiers débouchent parfois sur l’entrée d’une maison. D’un air amusé, elle ajoute que ce dédale inextricable de ruelles est des plus séduisants et qu’il réserve de jolies surprises. Comme celles de visites imprévues. Nous éclatons de rire. Je regarde quelques instants la dame joviale de l’âge de ma mère. Elle est entourée de son jardin d’Eden perché sur une formation rocheuse au-dessus de la vallée. Elle semble trôner telle une reine d’une autre ère parmi ses plantations de choux, d’oignons et de tomates. Son jardin est cerclé par de généreux arbres fruitiers qui diffusent leurs ombres bienfaitrices sur ce paradis caché. Nous nous présentons, en ce rendez-vous prévu par les fées du voyage. Elle se prénomme Seska. D’un geste tendre, elle m’invite à m’installer sur sa terrasse. Elle désire me faire goûter les spécialités fruitées qu’elle aime à préparer. Tout en cueillant pommes, poires et grenades des arbres abondant, elle me raconte son chemin de vie, comme si nous nous connaissions. L’ancienne demeure dans laquelle elle vit appartenait à sa famille. Là, elle éleva ses deux enfants. Ils vivent maintenant dans la ville de Mostar. Comme de nombreux Bosniaques, elle résista tant bien que mal au conflit des années 90, qui détruisit le pays et déchira tant d’innocentes familles. A l’instar de ses compatriotes, elle émigra à l’étranger, afin de subsister aux besoins de sa famille, le pays n’offrant que très peu de perspectives professionnelles. Comme elle vécut de longues années en Allemagne, elle parle très bien cette langue difficile. C’est une chance pour moi de pourvoir communiquer ainsi avec elle. Avec l’énergie d’une mère attentionnée, Seska dispose devant moi une série de flacons. Ils contiennent des sirops faits maison à la sauge, à la rose et à la grenadine. Aimable, elle m’invite à goûter ses délicieuses préparations biologiques. Je lui souris, éblouie. Et m’émerveille encore que mes pas inspirés me conduisent vers de si belles personnes. A l’ombre fraîche, je savoure ainsi les boissons délicates aux parfums intenses, préparées avec amour. Et me délecte avec gratitude de cet instant magique. La gardienne du jardin me fend une grenade rouge sang, dont le jus acidulé me coule sur les doigts. Je croque alors avec gourmandise dans le fruit délicieux. Je savoure l’impression d’appartenir soudain à un monde primitif, dont le mode de vie relié à la nature offrait un profond apaisement face aux vicissitudes humaines. Seska s’installe alors près de moi pour bavarder. D’un air grave, elle me confie que les temps sont devenus très durs depuis la dernière guerre, le pays n’ayant pas eu les moyens de se relever des désastres causés par les ravages belliqueux. Les nouvelles générations quittent toujours le pays pour l’Ouest, afin d’avoir la chance d’étudier et de se créer une carrière. D’une voix mélancolique, Seska m’avoue que la culture de Bosnie-Herzégovine, pourtant d’une extrême richesse semble s’éteindre à petit feu, les jeunes s’expatriant à l’étranger sans jamais désirer vivre au pays. Puis d’un ton plus vif, elle m’avoue que les personnes de son âge regrettent amèrement la Yougoslavie de Tito. Semblant revivre des moments privilégiés de son existence, Seska se lance alors dans un étonnant récit. Je l’écoute à l’ombre chatoyante.

 « A cette époque, nous vivions dans un pays puissant qui rassemblait sur un immense territoire, différentes communautés ethniques et religieuses. Tito était personnage hors du commun, un homme de poigne qui savait unir les six actuels pays de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie, de la République de Macédoine du nord, de la Croatie, du Monténégro et de la Slovénie. En ces temps-là, il n’y avait pas de revendications territoriales, de luttes ethniques ou de différenciations religieuses. Nous vivions ensemble, logés tous à la même enseigne. Nous étions très forts économiquement. Disposant d’un gigantesque territoire, la Yougoslavie était une grande puissance. Des industries florissaient dans tout le pays. Il y avait du travail pour tout le monde. Notre système éducatif et sanitaire étaient très performants et surtout complètement gratuits. Nous avions la possibilité de voyager dans toute la Yougoslavie, de partir en vacances à la mer sur la côte Adriatique, en Croatie, où le tourisme commençait à se développer, mais aussi dans les montagnes monténégrines ou le long du Danube, en Serbie. De plus, nous étions en possession d’un passeport reconnu à l’international, ce qui nous permettait également de découvrir le Moyen-Orient ou l’Asie. D’ailleurs, je suis allée à Bagdad et à Babylone, accompagnée de mon mari. Un séjour enchanteur à la rencontre des cités mythiques de Mésopotamie. C’était un périple de découverte extraordinaire que de se plonger dans les trésors méconnus des sites antiques du berceau de la civilisation. Une autre année, nous sommes allés au Sultanat d’Oman, où des trésors vieux comme le monde reposent à l’orée du désert éperdu. Je n’oublierai jamais ces années de folies, ces péripéties magiques de voyage au bout du monde. « La dame suspend sa parole comme la dernière note d’un chant harmonieux. Un vent léger fait frémir les branchages des arbres fruitiers, ses amis bienveillants, gardiens de son jardin secret. Je la contemple avec émotion et n’ose prononcer une parole. Une lueur compassionnelle colore son regard troublé. Nous nous sourions avec tendresse. Je la remercie pour ces moments précieux passés en sa compagnie. Et guidées par la joie, nous nous saluons en nous souhaitant le meilleur.

Je redescends par les venelles vers l’entrée du village mémorable. Le soleil d’automne glisse du ciel avec rapidité, laissant le musée de pierre reposer dans un vent frissonnant. Comme j’ai raté l’unique bus en direction de Mostar, je n’ai d’autre choix que je faire de l’autostop. Mais comme on s’habitue à toute chose, je dois dire que cela ne me panique plus, mais au contraire commence à me griser. L’occasion de faire de merveilleuses rencontres. Je me place ainsi sur le bord de la route. Elle s’assombrit avec la fin du jour. Pas plus d’une minute plus tard, une voiture s’arrête à ma hauteur. Hasard ou synchronicité ? Cette fois, c’est une belle jeune femme qui me vient en aide. Elle me sourit avec une vive spontanéité et m’invite à m’installer à ses côtés. Elle est accompagnée d’un gros dog gris qui a l’air bien gentil. Nous nous présentons. Elle s’appelle Andréa. La voiture file à vive allure dans la nuit qui vient. Je regarde la conductrice. Superbe, elle pourrait être mannequin dans un magazine de mode. Son visage rayonne d’une fascinante beauté. Son élégance reflète la simplicité sophistiquée, la sobriété vraiment classe. Elle est vêtue d’un court blouson marron glacé, d’un pantalon noir que de grandes bottes de cuir habillent avec un charme de chat botté. Touchée par son apparence raffinée, je l’inonde de compliments, ce qui la fait rire de bon cœur. Je lui raconte alors le sens de mon périple à travers les Balkans, ce qui la fait rêver. Enjouée, elle m’avoue qu’elle est heureuse qu’une personne relate enfin des impressions positives sur l’Europe de l’Est. Puis elle m’annonce avec une joie enfantine qu’elle vient de se marier le mois dernier, avec l’homme qu’elle aime. Elle me précise qu’elle est de culture croate et donc catholique, mais qu’elle a grandi en Bosnie-Herzégovine, à l’instar d’une partie importante de la population qui vit à la frontière entre les deux pays. Comme elle a déjà beaucoup voyagé en Europe et a vécu en Autriche, elle sent que sa vision sur le monde s’est élargie. A l’instar de nombreux jeunes ayant émigré pour étudier ou trouver un emploi satisfaisant, Andréa est lasse des distinctions culturelles et religieuses entre les Croates catholiques et les Bosniaques musulmans. Car c’est ce qui sépara les peuples depuis la dernière guerre. Même si les choses semblent s’être pacifiées entre les communautés, il y a cependant des rancœurs et des hostilités. Chaque culture vit ainsi isolée dans son monde, mais coupée de tout un peuple avec lequel elle partage aussi des terres, une histoire, un pays. D’un air révolté, elle me précise que les jeunes de sa génération se sentent alors davantage européens que citoyens des Balkans. Ils tentent ardemment de faire évoluer les mentalités des anciennes générations, marquées par les conflits et les séparations inévitables. D’un air lumineux, elle me confie qu’il est grand temps que cela change, car l’heure est à l’unité, la fraternité, la tolérance compassionnelle. C’est en tout cas son souhait le plus cher. Sa parole vraie et audacieuse résonne en moi. Son courage est admirable. Son âme est libre comme un oiseau. Sans nous en apercevoir, nous sommes arrivées à Mostar. D’un air malicieux, je l’invite à prendre un café dans le cœur de la vieille ville. Nous nous installons à une terrasse près du Vieux Pont de l’ère ottomane. Ce décor de carte postale m’apparaît soudain comme un rêve. Elle commande un café bosniaque, noir et moussu, servi dans une coupelle de cuivre, tandis que je prends un thé turc. Avec emphase, nous bavardons de nos vies si disparates, mais qui se ressemblent sur un point essentiel : l’authenticité. Elle chemine sur sa route personnelle, au gré de sa passion, de ses intuitions, de ses talents sans jamais laisser personne entraver sa liberté, qui lui est précieuse comme de l’or. Je plonge alors dans les yeux noirs d’Andréa. J’écoute ainsi sa formidable essence me rappeler ce que je cherche aussi. Je la contemple s’animer avec une grâce étourdissante. Il me semble être en présence d’une princesse d’une lointaine féerie. Doucement, la nuit illumine le décor ottoman, qui scintille sous les lumières blanches. Un croissant de lune se fraye un passage entre les volutes nuageuses, pour nous féliciter d’être qui nous sommes. Un frisson impalpable fend ma poitrine. Et traversée d’un insaisissable bonheur, je me sens éprise de ma folle existence, tel un Derviche soufi.

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