Voyage en Asie, INDONESIE

L’île de Sumatra et l’île de Nias

Indonésie

Sumatra

Bérastagi

Le lendemain matin, la petite cité de montagne semble se vider peu à peu de ses visiteurs de passage. Le soleil, masqué par des nuages translucides, illumine les parages. Dans le lointain flouté, un dégradé de monts sombres se confond aux volcans vaporeux. L’air frais nous enfle les narines. La joie insouciante est revenue comme aux premiers jours de l’errance. A une terrasse de bambou, nous prenons des salades de fruits et du thé au gingembre puis empruntons à pied la route qui conduit au village traditionnel de l’ethnie karo, du nom de Perceren.  Le chemin est bordé de cultures de riz, de maisons de bois, de mosquées colorées.

Le paysage des premiers instants m’apparaît teinté d’un éclairage fascinant. Il me semble que le regard encore vierge absorbe la particularité et la poésie du décor comme un buvard, avant que l’œil ne s’accoutume à la beauté singulière des lieux. Bastien et moi, sommes aux anges. Unis dans un silence de découverte et d’émotion. En route, nous croisons des hordes d’enfants en uniforme qui nous saluent en chœur, des camionnettes bariolées comme pour un carnaval qui nous klaxonnent gaiement, des défilés de femmes parées comme pour une cérémonie. Le soleil blême monte et irradie l’horizon. Nous atteignons le village de Perceren. Trois grandes maisons traditionnelles karo trônent parmi des habitations contemporaines sommaires. Des tribus d’enfants jouent sur une voie terreuse et nous lancent des regards timides. Du linge sèche par milliers partout où se pose le regard, comme si la terre entière venait de faire une grande lessive.

Les demeures de l’ethnie karo, vestige des temps anciens, nous captivent d’élégance et de mystère. Ce sont de larges maisons de bois sur pilotis, aux côtés inclinés, qu’une haute toiture de chaume, en forme conique, surplombe étrangement. La toiture est coiffée d’un chapeau triangulaire. La face avant et arrière, est composée de tressage de formes géométriques folkloriques. Aux extrémités, des têtes de buffles achèvent d’une note tribale, les demeures séculaires. Devant chaque maison se tient une échelle de bois pour accéder à l’ouverture basse. Des monticules de paniers, empilés les uns sur les autres entourent le pilotis. Il n’y a pas de fenêtre, à part une lucarne à l’avant. Nous déambulons enchantés, comme si nous venions de découvrir un autre monde. Nous contournons les maisons dont la longueur nous étonne. De la porte d’une de ces demeures karo, un enfant nous fait signe. Une voix de femme nous invite à grimper à l’intérieur. Du fond de l’immense pièce sombre, elle nous crie d’approcher, en se levant de sa natte. Nos yeux s’habituent lentement à l’obscurité. On distingue le coin du feu où un élément de bois noirci flotte au dessus d’un foyer de pierre. Plus loin, un espace de repos où sont empilées des nattes aux couleurs passées. Il me semble plonger dans le passé comme au temps des ancêtres. Pour ne pas déranger la dame endormie, nous sortons de chez elle en lui déposant un billet dans un panier d’osier. Nous saluons l’enfant qui marmonne quelque chose et descendons l’échelle. Nous quittons le village et rebroussons jusqu’à la route bitumée. Je me retourne fugacement. Un soleil aveuglant éclaire soudain ces demeures insolites venues d’un autre âge. Mes pas semblent me conduire sur des terres tribales aux richesses incroyables. Bastien me dit que nous avons bien fait de nous acheminer par ici. Nous nous embrassons tendrement sur le chemin de poussière. Nous désirons poursuivre la balade jusqu’à la cascade de Sikulikap. Nous sautons sur le toit d’un bus rempli jusqu’à la gueule, et qui serpente dans les virages à une vitesse ahurissante. Le bus vacille comme un navire de bâbord à tribord.  Des rires se mêlent à la peur et à l’excitation. Nous nous accrochons à la rambarde du toit comme au bastingage.  Une nature vallonnée d’un vert étincelant défile sous nos yeux à la vitesse de l’éclair. Sur le bord de la route, des familles de gros singes attendent les offrandes généreuses des conducteurs. Les bêtes se chamaillent pour du pain et des bananes. Nous faisons halte dans un restaurant qui surplombe les hauteurs. Nous nous installons sur la terrasse dont une vue panoramique s’étire sur la jungle touffue et le fleuve blanc qui coule au cœur de la vallée. Des volutes cotonneuses, poussées par le vent du soir glissent sur ce paysage splendide comme passent les trains. Les nuages fuient vers l’horizon aux couleurs crépusculaires. Nous devinons la cascade dans ce décor sauvage sans pourtant s’y aventurer. Les langues de brume masquent par intermittence ce spectacle infini d’une forêt aux chants envoûtants. Un air de pluie voile le ciel aux reflets argent. Nous sommes hilares comme regonflés par l’énergie des hauteurs et l’esthétique universelle d’une jungle traversée d’une rivière brune. Avec un lyrisme de théâtre, nous savourons des gâteaux de riz au sucre brun et du thé au citron. Lorsque l’orage se met à gronder et la nuit à pointer, nous grimpons dans un bus pour Berastagi. Le chant d’Allah colore l’atmosphère d’une note intense. La nuit tombe comme un rideau. Avec une joie première, nous dînons sur une terrasse de bambou, de salades d’avocat et de soupe à la citrouille. Dans le ciel invisible, des petites étoiles naissent, et aussi un délicat croissant de lune renversé comme en orient.

Le village de Lingga

Le lendemain, je m’aventure, seule, au village de Lingga, réputé pour ses maisons traditionnelles de l’ethnie batak karo. L’heure est fraîche et parfumée. Je suis heureuse de percer quelques secrets de cette tribu aux rites et coutumes anciens. A Berastagi, je grimpe dans un bus local pour me rendre à la petite ville de Kabanjahe. La camionnette de toutes les couleurs s’élance en remuant. Nous nous serrons sur la banquette. Deux vieux, le visage marqué et les yeux vitreux, fument des cigarettes fortes, sans tenir compte des autres passagers assis juste en face : une jeune femme qui sert dans les bras un nourrisson, et deux fillettes en uniforme qui se rendent à l’école. Une musique indonésienne, aux notes infinies s’élève et colore le paysage d’une teinte d’aventure exotique. A Kabanjahe, un autre transport m’attend pour le village de Lingga. La route quitte la bourgade et s’enfonce dans une suave campagne, bordée de champ de maïs, de rizières, d’églises adorables, de jolies mosquées, et d’habitations pittoresques. Le chemin qui mène à Lingga, me fait l’effet d’un voyage dans le temps. Le village m’apparaît comme un décor construit en carton-pâte. Des fenêtres, on me hèle et me regarde passer curieusement. Je déambule entre les habitations de bois contemporaines et les maisons traditionnelles karo. Dans un enchantement incroyable, je serpente le long des maisons anciennes. Des demeures hautes et pointues s’élancent dans le ciel zébré de traînées blanches. Les peintures rouges et noires aux motifs géométriques des frises décoratives des façades, m’apparaissent d’une originalité absolue. Les sculptures de bois, comme des bas-reliefs qui ornent la toiture, sont ravissantes à souhait. Mon regard se pose sur chaque détail, habillé d’ombre ou de lumière. Des rangées de paniers renversés sont disposées autour de l’échelle qui mène à la porte d’entrée. D’une ouverture, décorée de symboles géométriques, une femme me fait signe de monter. Je pénètre dans la vaste pièce de bois épais et sombre. Elle semble briller d’une lumière noire et magnifique. Avec une profonde gentillesse, la dame me fait découvrir la demeure de ses ancêtres, le feu éteint d’un foyer, les nattes sommaires sur lesquelles jouent deux enfants rieurs et ébouriffés. Je regarde autour de moi, absorbe cet instant merveilleux, fugace comme un arc en ciel. Une émotion irrationnelle me parcourt, comme s’il m’était donné à voir des étincelles d’un monde impalpable et révolu. Je remercie humblement la dame qui m’offre un sourire irradient, puis sort de chez elle. Je poursuis la promenade. Soudain, dans le lointain flouté de volutes opales, apparaît devant moi, le grand volcan Sinabung. Il semble austère et impraticable. Les cimes de la masse noirâtre disparaissent, noyées sous les brouillards épais et intrigants. Cette vision volcanique est une splendeur. Elle semble porter en elle une énergie de feu et de fusion. Je me demande quels devaient être, depuis la nuit des temps, au pied d’un grand volcan, les rites et les croyances de la tribu karo. Je déambule fascinée dans ce village d’antan. Un chemin fui vers la forêt chantante. Un vieillard charge un char tiré par des bœufs tandis qu’une femme déplace une brouette de mauvaises herbes. Le soleil grimpe au zénith.

Le temps file. Je fais la connaissance de Tersek, un homme aimable et passionné. Il m’invite dans une cahute où sont exposés des objets d’artisanat karo. Il m’explique qu’il tente de préserver et de faire découvrir la culture karo. Avec un sourire enjoué, il me présente des statuettes de bois noir, dont le socle est orné de dessins symboliques en noir et blanc. Une statuette représente le Dieu animiste, en position assise, une figurine noire aux formes primitives. Une autre incarne les trois figurines divines, associées aux trois niveaux de l’existence. Les trois figurines sont identiques à celle, solitaire de la statuette précédente. Je m’imprègne. Une lumière diffuse vient délicatement éclairer la pièce obscure. Tersek me prie doucement de m’installer et se lance dans un récit fascinant. Une intensité vibrante s’empare de ces révélations ethniques, comme la découverte d’un trésor. Il me confie que les objets sacrés karo sont construits selon les trois niveaux qui régissent la cosmogonie et les valeurs de la vie. A l’image de la sculpture aux trois statuettes protectrices, les Dieux sont au nombre de trois : le dieu du haut qui régit les astres comme le soleil et la lune, le dieu du milieu qui régit les éléments comme le vent et la pluie, et enfin le dieu de la terre qui régit la fertilité et les récoltes prospères. Les maisons Karo sont construites également selon ce modèle d’une trilogie cosmique, dominant la vie collective et individuelle : le toit incliné vers le ciel, le large cœur rectangulaire de la demeure au centre, et la base de la construction sur échasses enracinée au sol. Tersek se tait. Le silence retentit dans le clair obscur. Comme un magicien, il s’empare d’un tambour cylindrique en bambou, garni de trois cordes du même bois.  A l’aide de deux fines baguettes, il me joue un air simple, une mélodie naïve et poignante. Je contemple cette scène indicible qui m’apparaît comme un miracle, pour l’écriture nomade. Le temps se dissout comme les vapeurs volcaniques. Je plonge dans la musique comme dans une belle histoire.

En route pour le lac Toba

Nous prenons la route pour rallier le lac volcanique le plus vaste du monde. Il dort sur le cratère endormi d’un super volcan, dont la dernière éruption remonte approximativement, à 28.000 ans. Ce lac immense repose dans une caldera, un cratère effondré d’un volcan géant. Sur ce lac, qui parait-il est une pure merveille, se trouve la grande île sauvage de Samosir. Des ethnies y vivent dans des maisons de bois sculpté. Ce site d’exception me tente plus que tout au monde. Une excitation me parcourt. Il n’y a pas de bonheur comparable à celui qui précède les prémisses d’une aventure si inspirante. A l’heure de midi, nous grimpons dans un bus pour le lac Toba. Il me semble que c’est la première fois que je voyage. Une sensation brûlante me donne des frissons, comme un piment rouge. Le bus roule à travers les villages, les plantations de maïs, de choux et de café jusqu’à la formidable cascade du nom de Sipisopiso. Elle s’épanche au loin le long d’une haute falaise, comme un ruban blanc et soyeux. Nous faisons une courte halte pour contempler ce vaste paysage qui s’étale sous nos yeux. Ici la nature semble reprendre sa place de Reine du monde. De l’autre côté du regard, s’étendent les premiers contours du gigantesque lac Toba. Sa majestueuse couleur bleu acier déteint sur le ciel brumeux. Devant ce tableau féerique, j’enlace Bastien et notre étreinte semble contenir la terre sublime qu’il nous est offert de fouler. Nous poursuivons la route jusqu’à un village traditionnel de la tribu dokan. De formidables maisons de bois d’une époque primitive, trônent dans un style artistique.

Nous descendons du bus, fascinés de découvrir des demeures royales d’une époque ancienne. La complexité des constructions est des plus étonnantes. Les maisons de bois et de paille sont extrêmement longues. D’épais pilotis de bois peint élèvent les habitations, fortifiées par des troncs d’arbres entiers. Les pilotis comme aussi la base des demeures, l’entrée et l’avant de la toiture, sont ornés de peintures de motifs géométriques traditionnels, de couleur noire, rouge et blanche. Dans un savant mélange de forme et de matière, les spirales, losanges et triangles assemblés les uns aux autres, ont une épatante touche contemporaine. La toiture est de forme rectangulaire, dont la partie supérieure se détache comme un chapeau vers le ciel. Elle est recouverte de paille. On pénètre dans la maison par une échelle. Devant l’entrée, des sculptures qui représentent des têtes humaines et animales, de même couleur que les ornementations, rouge, sang et blanc. Ces fresques décoratives, surmontées de têtes en reliefs, sont des plus fascinantes. Je ne m’en lasse pas de les contempler. Nous pénétrons à l’intérieur de la longue demeure sombre. Il n’y a pas de fenêtre, mais des ouvertures qui laissent passer des rais de vive lumière. Dans ce clair obscur, nous déambulons, le long d’une allée centrale d’un bois épais noirâtre. Il est très agréable d’y marcher pieds nus.

A l’entrée, des colonnes peintes, ornées de cornes de buffle. Le long du mur, des instruments de musique sont installés comme sur une scène. Une batterie de hauts tambours, de différentes tailles ainsi que des gongs. Nous cheminons lentement dans cet antre rare et ethnique, comme si nous venions de découvrir une cachette secrète. Il y a un foyer pour le feu, un métier à tisser, de lourds rectangles de bois suspendus qui servent d’étagères et un espace de repos fait de quelques nattes au sol. Des impressions parfumées et teintées d’un silence habité, nous enveloppent. Bastien s’installe devant une ouverture qui diffuse une chaude lumière, et se laisse imprégner par cette magie surannée. Doucement, je lui confie qu’un de mes rêves et de vivre dans une demeure de la sorte, le temps d’un livre ou d’une grossesse. Amusé, il me confie qu’il serait partant pour l’aventure. Nous ressortons sous le soleil de feu qui enflamme fatalement tout ce qui vit sur terre. Je reste encore de brefs instants, suspendue à la beauté créative des fresques. Elles illustrent de façon abstraite et symbolique, la cosmogonie d’un peuple méconnu. Mon regard se pose sur une sculpture d’un visage polymorphe, doté de cornes. Je me laisse absorber par l’expression étrange de cette tête protectrice, comme pour y chercher des bribes de réponses. Je lève les yeux au ciel et contemple les toits imposants des chaumières d’une originalité absolue. Le soleil crève les volutes qui flottent comme des ballons dans l’air asphyxiant. Je retrouve Bastien qui se promène sous les hauts pilotis de la demeure royale comme dans un musée. Il prend quelques clichés de moi dans cette forêt de colonnes peintes, puis nous sautons à nouveau dans le bus.

La route reprend comme un serpent sur les hauteurs qui surplombent le lac grandiose, dont on ne voit pas le bout comme l’océan. Au détour d’un lacet, on aperçoit des vues merveilleuses du lac argenté. Il dort immuable, entouré de reliefs nus et d’une verdure vierge. Les masses nuageuses opalines glissent avec une délicatesse aérienne sur les eaux mystérieuses d’un bleu roi comme les notes de musique défilent d’une partition. A chaque virage, le cœur battant, j’attends de voir à nouveau, ce paysage fabuleux s’étaler sous mes yeux. Bastien me confie que la beauté du décor lui paraît d’une extrême poésie. Le lac Toba s’étire à l’infini comme une coulée de métal géante, ornée d’un voile de brume. Nous nous laissons enivrer par la pureté première du décor. Nous rallions la petite ville de Parapat. Là, se trouve l’embarcadère pour l’île de Samosir et le village de Tuk Tuk. En un clin d’œil, le ciel vire au noir. Une averse fulgurante et terrible s’épanche et noie la terre avec une force effrayante.

Nous nous réfugions dans un café près du port. La fureur des cieux bat son plein. Au moment d’embarquer dans le vieux ferry de bois élimé, un monsieur a la gentillesse de nous prêter son parapluie familial. Sous l’orage, serrés l’un contre l’autre, nous courons, les pieds dans l’eau, jusqu’au bateau. A l’intérieur, le vieux rafiot goutte de partout. Et nous commençons à prendre l’eau, où que nous soyons. Un jeune homme branché écoute de la musique rock indonésienne sur un poste de radio. Il fume cigarettes sur cigarettes, et nous crache la fumée à la figure. Nous éclatons de rire d’épuisements. Le bateau démarre son moteur assourdissant, puis file sur le lac couleur d’acier qu’une pluie ininterrompue frappe avec rage. Cette colère orageuse est captivante malgré la peur qu’elle provoque. Les passagers tentent de s’installer aux endroits épargnés par les fuites. Ici et là des rires de solidarité éclatent. Malgré l’averse, mon cœur reste chaud. A la nuit, juste après le crépuscule, nous arrivons à Tuk Tuk. Nous trouvons à nous loger chez l’habitant au bord du lac. Nous nous installons dans une maisonnette au toit pointu, avec un balcon qui caresse la jungle tropicale et de belles fleurs rouges. Notre chambre en mezzanine, nous parait l’antre le plus romantique de notre quête tropicale. Nous prenons une douche brûlante pour nous réchauffer puis nous nous écroulons sur notre couche rustique. Nous sommes traversés d’un bonheur tendre qui nous conduit à un sommeil béat.

Danau Toba

Comme à notre habitude, nous désirons louons une moto, pour sillonner l’île de Samosir. Il nous semble vivre un grand voyage onirique. Le lendemain, nous partons à l’aube, cheveux au vent. Le soleil se tient encore tranquille. Nous empruntons la route bitumée et choisissons une direction au hasard. Nous atteignons le village de Tomok, sur les berges du lac. Un marché pittoresque se tient là, près de l’embarcadère. Quelques brouettes pleines d’avocats ou d’oranges reposent à l’ombre et attendent le client. Des femmes ridées sont assises dans la poussière d’un chemin, coiffées de pagnes pour se protéger de la brûlure solaire. Elles sont installées devant des étals de fortune, disposés sur une bâche à même le sol. Elles vendent quelques fruits et légumes, en chiquant une boule de tabac rougeâtre. Au cœur du village, nous découvrons de fabuleuses maisons traditionnelles de la tribu batak toba. Au cœur du village, nous découvrons de fabuleuses maisons traditionnelles de la tribu batak toba. Il m’apparaît que ces demeures ressemblent à celles rencontrées précédemment dans la région des volcans, tout en étant vraiment distinctes. Elles sont en bois, rectangulaires et plutôt petites. Elles sont sur pilotis et disposent d’une échelle pour pénétrer à l’intérieur. La façade de la maison est ornée de frises et de décorations de bois peint et sculpté. Les extrémités de la toiture, qui correspondent à l’avant et à l’arrière de la maison, sont très hautes et pointues. Certaines façades sont ornées de frises de fleurs blanches sur un fond noir et de pans peints de motifs géométriques rouges, blancs ou noirs. Parfois des masques aux traits naïfs décorent la façade de la demeure. Les yeux exorbités et les grandes dents des visages protecteurs sont fascinants de mystère. Un style surprenant s’en dégage. Nous cheminons à travers ce décor folklorique d’un temps lointain. Il m’apparaît que les maisons ressemblent à des sortes de jonques couvertes. En fermant les yeux, on pourrait les voir naviguer sur le grand lac Toba. Plus loin, quelques sépultures, munies de croix chrétiennes, reposent sous un tombeau, dont le toit est à l’image des maisons traditionnelles de l’ethnie batak toba, d’origine animiste. Il est incroyable de rencontrer un tel syncrétisme. Nous regagnons la presqu’île de Tuk Tuk et notre maison enchantée. Le soleil meurt imperturbablement sur le lac velouté. Le vent du soir se lève ainsi qu’un orage léger.

Le jour suivant, nous décidons de nous aventurer sur les chemins de traverse qui coupent l’île. On entend dire que les pistes grimpent à l’assaut d’une nature sauvage et qu’elles sont en très mauvais état. Bastien éclate de rire puis me presse de partir avant l’heure chaude. Nous rallions par la route bitumée, la montagne sacrée ethnique, puis bifurquons sur un chemin laissé à l’abandon, plein de nids de poule et cahots impossibles. Nous rallions le petit lac de Sidihoni, autour duquel s’égrènent quelques maisonnettes et paillotes qui servent des repas. Nous arrêtons la moto et nous installons à l’ombre des plantations de café sur les berges sereines, entourées de verdure. Il m’apparaît incroyable de me trouver devant un lac d’une île d’un lac. Que la nature est extravagante. Quelle folie que de s’y aventurer. Je respire une douceur de vivre comme depuis des soleils et des lunes. Une bergère, vêtue de rose passe avec ses chèvres. Un homme, assis sur la rive, pêche à la ligne. Quelques enfants jouent en criant. Nous restons silencieux, exténués par la chaleur. Sous la fraîcheur ombragée des cafetiers, Bastien s’allonge sur un carré d’herbe et s’endort. Je reste interdite face à la tranquillité immuable du paysage, et écoute les bruits de la vie et des hommes qui montent jusqu’à moi. Bastien s’éveille, affamé. Nous pénétrons dans une paillote sommaire où des hommes ivres dévorent avec des mains des viandes grasses et odorantes. Un jeune homme vient à nous. Il comprend de suite que nos désirons un repas végétarien. Aimablement, il nous offre du riz au piment rouge avec des bananes. De l’intérieur obscur de la cahute, un vieux se lève, s’approche de nous avec un air étrange puis nous chipe une banane comme un psychopathe. Poliment et en anglais, le garçon nous fait comprendre qu’il est fou et alcoolique. Je reste sans voix alors que tout le café éclate de grands rires gras. Sans doute ravagé par le « jungle juice », me confie Bastien. C’est un d’alcool fort, extrait de branches d’arbres tropicaux qu’on trouve dans la forêt alentour. Nous dévorons affamés. Le piment brûle la bouche. Les hommes nous dévisagent avec des expressions hilares et semblent attendre la moindre grimace pour se divertir. Cette atmosphère du bout du monde, dans un rad perdu d’une île indonésienne, est un voyage en soi. L’heure tourne. De gros nuages noirâtres ne présagent rien de bon. Nous montons à bord de la moto. La route sillonne à travers une campagne pittoresque et agréable. De belles habitations, au toit pointu comme celui d’un temple, se disputent la vedette avec les champs cultivés. Le paysage est radieux. Cependant, les masses sombres des nuages semblent nous suivre comme un sortilège. Bastien appuie sur l’accélérateur. Nous filons en serpentant entre les trous de la route, traversons des ponts de bois. Un vent frais me pique les narines. Le ciel s’obscurcit. Nous pénétrons une forêt d’une sombre couleur. Elle s’enfonce je ne sais où et devrait nous ramener proche du village de Tomok. La route se transforme en une piste épouvantable, faite de grosses pierres. La moto vrille, fait des bons. Les roues butent contre les cailloux, évitent des flaques de boue. Il me semble vivre un exploit sportif de haute volée. Malgré les difficultés de la conduite, une félicité ivre me parcourt. Nous ne rencontrons pas âme qui vive dans cet univers de pins et d’arbres touffus. Des fragrances des forêts gonflent nos poumons. A l’orée du bois, apparaît soudain, un magnifique cheval sauvage. Bastien arrête la moto. L’animal se tient immobile et nous fixe d’un regard étonné et doux. Nous ne bougeons pas. Emue du fond du cœur, je pleure. Cet instant ressemble à un signe, à un présage comme une licorne mythologique qui nous guiderait sur un chemin spirituel. Bastien me confie que cette vision est un cadeau de bon augure. Selon lui, nous trouverons le chemin du retour. Pour moi, le message est davantage métaphorique. Le beau cheval se tourne lentement, nous jette encore des œillades tendres puis s’enfonce dans la profonde forêt marécageuse. Nous poursuivons la route effroyable. La forêt s’achève sur les hauteurs qui surplombent le lac. Une grâce inouïe se dégage de ce tableau. Nous rallions Tuk Tuk, en évitant de justesse la pluie terrible du crépuscule, Nous sommes repus mais joyeux. L’orage éclate comme une fatalité. Nous prenons du thé aux herbes et écoutons la pluie tomber comme un tambour.

En route vers l’ile de Nias

Du lac Toba, nous regagnons en ferry, la terre ferme jusqu’à Parapat. Nous sautons dans un bus pour le sud jusqu’au port de Sibolga.  De là, nous espérons trouver un bateau qui rallie l’île de Nias, reculée et sauvage, connue pour sa splendeur. La route jusqu’à Sibolga serpente à travers un paysage champêtre d’une douceur romantique. Le long du chemin, des plantations verdoyantes, des hameaux aux cases de bois où respire l’allégresse. Des femmes en sarong fleuris, se lavent dans une rivière tandis que des vieilles fument des cigarettes artisanales à l’ombre de bananiers. Des enfants nus et caramel s’amusent en se roulant dans la terre. Dans les branchages, des rires aigus se fondent aux jeux de lumière d’un soleil ardent. De la fenêtre, je savoure ces ambiances d’une vie authentique, si loin du monde urbain grouillant. Il règne une atmosphère de paix délicieuse. Et il me semble m’imprégner de ces impressions fugaces comme d’un nectar.

Sibolga

Au crépuscule étincelant, nous rallions le port de Sibolga. Le soleil est de feu et incendie la ville d’une teinte rouge vif. Des traînées oranger et sanguines s’architecturent dans le ciel du couchant. Des fumées blanchâtres s’élèvent sur les toits dans un style vaporeux. Comme en Inde, des vélopousses nous font signe de monter dans leur carriole. Nous empruntons un passage ombragé, et trouvons un café pour nous reposer. Les passants s’arrêtent, les hommes nous saluent et les jeunes filles timides, nous fixent. Dans ce port isolé, il flotte une atmosphère de franchise, de gaîté, de vraie générosité. Une horde d’enfants, occupée à jouer dans la venelle piétonne, accourt à notre venue et nous entoure comme si nous allions nous donner en spectacle. Le ciel vire au rose et se déverse sur la cité brûlante et oubliée. L’appel à la prière provenant d’une mosquée opale, au dôme scintillant d’argent, se diffuse dans les rues rosâtres. Mon âme a des frissons. Bastien se rend au port pour tenter de trouver un bateau pour l’île Nias. Il me laisse au frais, savourer la féerie de ces instants crépusculaires. La dizaine d’enfants me fixe avec des yeux piquants. Naturellement, je les regarde un à un. Une fois encore, mon regard balaye la joyeuse assemblée, mais en y ajoutant un tic et une grimace. Les rires montent au soleil. Toute la troupe m’imite. Le temps s’étire comme en cours de récréation. Le jeu s’achève. Les enfants me proposent une partie de chat. Des femmes voilées aux sourires étincelants, sortent sur le pas de leur porte ou s’installent au café, pour se divertir du spectacle de clown, d’une étrangère courant après leurs gamins. Elles me lancent des regards rieurs et admiratifs. Mon âme se gonfle de bonheur. Je pourrais rester là, dans cette ville portuaire face à l’océan indien, au cœur de cet instant palpitant, à m’amuser avec ces enfants. Le ciel devient mauve. Bastien revient avec les nouvelles du port. Pour Nias, le bateau prévu cette nuit ne navigue pas, mais il y a un second bateau, avec un départ prévu demain matin. Nous passerons la nuit ici. Cela tombe bien, nous sommes exténués. Nous trouvons à nous loger dans une auberge populaire. La chambre comme une cellule, avec deux lits jumeaux en fer, de chaque coté. Un fou rire monte. Nous descendons dans une ruelle piétonne, dîner sous une tente, dans une cantine. Avec des gestes, nous tentons de nous faire servir une salade d’avocat avec du riz pimenté, accompagnée de jus d’orange pressé. Pas une âme ne parle anglais et tous nous dévisagent avec une amusante curiosité. Pour couronner le tout, un orage incroyable éclate. En moins de deux, une pluie de mousson noie la ville. Nous nous trouvons alors prisonniers, à même la rue, sous une bâche, sur laquelle la pluie se fracasse avec fureur. L’eau jaillit ici et là et nous éclabousse. Nous rions de bon cœur et parlons de la vie jusqu’à ce que le ciel sèche ses larmes. Nous regagnons notre chambre sordide aux odeurs de tabac froid. Nous nous apprêtons à dormir quand soudain un profond ronflement crève la nuit torride. C’est notre voisin. Une mince cloison de bambou sépare sa chambre de la notre. La nuit est longue comme un mauvais rêve. Le lendemain matin, nous nous levons aux aurores, déjeunons de gâteaux de riz au sucre roux avec du thé citronné, puis regagnons le port. Un gros bateau attend les voyageurs. Le soleil brûle déjà et asphyxie l’air. Nous montons à bord pour une traversée d’un bleu soleil.

L’ile de Nias, au large de l’Océan Indien

Nous nous installons sur la plage désertée de Lagundri. Un matin, à moto nous quittons la côte pour gravir les collines, sur lesquelles trônent les pittoresques villages folkloriques. Avec une inlassable fascination, nous visitons Hiliamaeta, Orahili, Bawomataluo, Siwalawa. Chaque village ancien est construit sur les hauteurs et surplombe la baie et l’océan bleu doux qui rejoint le ciel. Les villages sont protégés par un épais escalier de pierres de taille, gris mat, qui conduit au cœur du village. Des sculptures d’animaux semblent protéger les habitants de la tribu millénaire et accueillir les visiteurs. Ils s’apparentent à des dragons mythologiques, à la gueule ouverte, placés de chaque côté des marches. Le souffle coupé, nous découvrons à chaque fois, une large et très longue allée centrale, de dalles anciennes. De part et d’autre, se dressent d’étonnantes habitations de bois qui ressemblent à des navires. Elles reposent sur d’épais pilotis comme un tronc d’arbre. Deux poutres placées en triangle inversé vers le sol, consolident les fondations. La maison s’apparente à la coque d’un voilier. La façade à la forme arrondie est des plus originales. En guise de fenêtre, des ouvertures agrémentées de barreaux de bois. Les demeures semblent encastrées les uns aux autres, comme s’il s’agissait d’une longue et unique habitation qui garderait tous les villageois. Cette impression est renforcée par les toits triangulaires, construits de profile. Sur certaines façades, des pans de bois sont ornés de frises fleuries d’animaux symboliques, et de motifs géométriques circulaires et colorés. Des appendices de bois en forme de vaisseau, placés aux extrémités de la façade, rappellent les vieux navires des siècles passés. Parfois, devant les habitations se tiennent avec une noblesse d’un autre âge, de grandes statues de personnages primitifs, comme aussi des dalles épaisses et planes pour faire sécher le linge. Au sol, des gravures ancestrales qui représentent un crocodile, un soleil ou des figures anthropomorphes. Le soleil brûle le monde. L’air devient d’une pâleur anémique. Nous déambulons fascinés comme jamais, sur ces immenses allées de pierres, qui ont le prestige et la grandeur des chemins royaux des civilisations disparues.

Un matin, nous rallions la petite ville de Teluk Dalam, un port dans l’Océan Indien. A moto, nous faisons escale au port. De vieux cargos de marchandises mouillent sous la brûlure solaire. Dans la lumière bleu acide du ciel, la dépouille d’un bateau à demi coulé, s’étale comme un décor de cinéma. Une troupe d’adolescents et d’enfants grimpés sur le toit incliné de l’épave, s’amusent, de là haut, à plonger dans la baie. Ils rient et crient de joie, à chaque nouvelle figure réalisée. Parfois, l’épave tangue et provoque l’euphorie. Le soleil brûle de mille feux. Quelques trimarans de pêche aux couleurs délavées se cognent dans une douce musique de bois. Au cœur de la ville, parmi le défilé pittoresque des vélopousses multicolores, se tient un marché grouillant traditionnel. Des étals de poissons frais s’étirent sur la rue, tandis que sur les trottoirs, à même le sol, des femmes exposent des piments, des ananas, des courges ou des citrons verts. Les vendeuses exaltées par notre présence, nous alpaguent comme au cirque et c’est dans l’euphorie que nous faisons les courses. Parfois, elles s’abritent sous des parapluies fleuris et posent comme des modèles parmi ce décor de fruits et de légumes. Bastien me révèle son goût pour ces images exotiques de toute beauté et sa passion pour la peinture. Lors de notre prochain voyage, il désire croquer et peindre notre errance et les êtres rencontrés en chemin. Je l’embrasse à la dérobée. L’idée d’un partage artistique m’enchante plus que tout. La lumière étincelle et brûle le regard. Je contemple mon bien aimé. Il est renversant de beauté. Je l’aime à mourir. Il est mon double, mon destin, mon âme jumelle. Nous déambulons à travers la cohue du marché. Ce décor, criant de vie et haut en couleur, est une fresque unique. Nous quittons ce tourbillon de foule et empruntons une rue plus tranquille où des vélopousses excentriques, nous klaxonnent aimablement. Une magnifique mosquée, au toit vert profond et au dôme blanc, s’érige sous le ciel bleu drapé de nuages lumineux. Ces impressions d’Asie aux influences multiples, sont des plus fascinantes. Je remercie les anges ou les esprits de nous avoir conduit sur l’île de Nias, à l’atmosphère surannée.

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